Avec la mesure, et la prudence qui conviennent à
un scientifique, je dois exprimer mon pessimisme à l’égard
de l’avenir de l’espèce humaine, compte tenu des attitudes actuelles
des gouvernements...
II n’est pas besoin d’être grand clerc ni d’être érudit
en matière de prospective pour comprendre que l’espèce
humaine court à son suicide. Lorsque les deux grands, les Etats-Unis
et l’Union Soviétique, ont proposé il y a quelques années
aux autres nations un traité de non-prolifération des
armes nucléaires, ils se sont moralement engagés dans
la voie du désarmement. Cet engagement n’a pas été
tenu car qu’ont-ils fait depuis ? Malgré les entretiens de Genève
qui traînent depuis des années, malgré la rencontre
de Vladivostok, ils n’ont fait qu’institutionnaliser et intensifier
la course aux armements.
Pendant que nous discutons culture, les ÉtatsUnis d’Amérique
fabriquent chaque jour trois bombes à hydrogène pour maintenir
l’équilibre de la terreur et l’Union Soviétique en fait
autant. Ces bombes serviront à armer des vecteurs à têtes
multiples. Des centaines de sous-marins armés de ces vecteurs
sillonnent-constamment les mers en attendant l’ordre de tirer...
Pendant que continue cette course démentielle, défi à
la morale dénoncé par Albert Schweitzer, mais défi
aussi de plus en plus à l’intelligence humaine, un autre processus
domine l’avenir de notre espèce sur la pla-nète terre
: l’explosion démographique...
Il est de notre devoir de pousser un cri d’alarme. Les dépenses
militaires des nations du globe atteignent cette année 300 milliards
de dollars par an : c’est une somme immense qui représente un
potentiel énorme de travail humain. A côté de cela,
le budget annuel de l’Unesco est de 80 millions de dollars, soit trois
millièmes de cette somme. Autrement dit, si toutes les nations
- y compris celles du Tiers-Monde - acceptaient de réduire de
1 % leur budget militaire, cela permettrait de multiplier par trente
le budget de l’Unesco. Voilà une comparaison qui montre combien
dérisoire est l’effort fourni par lés nations nanties
pour promouvoir l’éducation, la science et la culture et quel
effort elles font par contre pour développer les moyens de destruction.
J’affirme qu’il serait scientifiquement possible de changer cette situation.
Et dans mon pessimisme, j’ai tout de même aperçu une lueur
d’espoir lors d’un voyage que j’ai fait au Mali il y a trois ans, à
l’initiative de l’Unesco. Je m’y étais rendu pour présider
la soutenance des premières thèses de recherche qui avaient
été faites par de jeunes physiciens à l’Ecole Normale
supérieure du Mali que l’Unesco a créée. J’ai vu
là un bâtiment dont la moitié avait été
construite avec des crédits venant des États-Unis, l’autre
moitié avec des crédits venant de l’Union Soviétique.
J’ai rencontré des étudiants qui venaient l’un de Pologne,
un autre de Yougoslavie, deux de France, un d’Écosse et un du
Canada. J’ai été très réconforté
de voir que des personnes appartenant à des systèmes idéologiques
opposés sont capables d’oeuvrer ensemble pour aider un pays du
Tiers-Monde. Que ne pourrait-on faire si l’on pouvait décupler,
si l’on pouvait centupler cet effort ! Et je dis que scientifiquement
et techniquement c’est possible. J’ai parlé tout à l’heure
de la réduction de 1% des budgets militaires, eh bien, il ne
serait pas déraisonnable de proposer 10 %. Je crois qu’une telle
réduction des budgets militaires ne réduirait aucunement
la sécurité des pays développés et qu’elle
permettrait en l’espace d’une génération de changer totalement
la situation des pays du Tiers-Monde, de promouvoir l’agriculture, de
développer les sources d’énérgie parce que ces
pays sont pauvres en énergie fossile mais riches en énergie
solaire, et l’énergie solaire c’est l’énergie de l’avenir,
sans pollution, inépuisable. On pourrait donc changer totalement
l’avenir de l’humanité si on le voulait ; l’obstacle n’est pas
d’ordre scientifique et technique, il est uniquement d’ordre psychologique
et social. C’est un changement radical de l’attitude des gouvernements
mais d’abord de l’attitude des opinions publiques dans nos pays qu’il
s’agit de provoquer. Et c’est à nous, intellectuels, de travailler
dans ce sens si nous voulons que ce nouvel ordre économique et
social s’établisse et que les hommes sur notre planète
puissent survivre...
(1) Extrait de l’article d’Alfred Kastler « Suicide ou survie ? » Le défi du siècle », publié dans CULTURES, III, 4 (1976). Publié avec l’autorisation du Pr. Kastler et celle de l’Unesco.