Pas un Français normalement constitué
n’est en droit de douter aujourd’hui que c’est le pinard qui a gagné
la guerre de 14-18. Une vieille histoire, d’accord, mais à l’heure
où M. Barre vient d’engager une nouvelle bataille de la Marne,
on peut bien en reparler. Je n’ai pas eu personnellement l’honneur de
participer à la glorieuse épopée et, comme beaucoup
de mes contemporains, je ne sais cela que par ouï-dire. Mais sans
invoquer le témoignage des anciens combattants du grand casse-pipes
- il en reste encore, heureusement -, que l’on pourrait suspecter de
vantardise, je m’en tiendrai à l’opinion des historiens dignes
de ce nom, qui est unanime.
Voilà donc établi un point de notre histoire nationale
sur lequel il n’y a plus à revenir.
Seulement attention. Les Français auraient tort de s’endormir
sur leurs lauriers. Le pinard a gagné la guerre de 14-18. Bon.
Mais la prochaine ? La prochaine, il faut y penser. Eh bien, je vous
le dis tout net, au risque de passer pour un défaitiste, c’est
foutu.
M. Christian Bonnet, ministre des fruits et légumes à
ses moments perdus, vient de se fâcher tout rouge contre les producteurs
de ces « affreuses bibines » que sont devenus les vins du
Midi, et aussi d’ailleurs. Les propos fracassants tenus par le ministre
ont fait un certain remous au sud de la Loire, mais ils n’ont surpris
personne. Pas ceux qui boivent du vin. Cela se savait. Je trouve pour
ma part que M. Bonnet y a mis de la réflexion. De deux choses
l’une, où il est buveur d’eau invétéré,
ce qui est son droit absolu, et je le plains sincèrement, ou
il boit du vin comme tout le monde. Dans le premier cas je me demande
de quoi il se mêle. Dans le second il retarde de deux républiques.
Voilà déjà un bout de temps - et je ne suis plus
tout à fait. un gamin - que j’ai entendu pour la première
fois parler du malaise vinicole, ou, pour être plus clair, de
la surproduction de notre picrate national. Le spectacle des viticulteurs
du Midi qui s’agitent, barrent les routes et jouent au gros méchant
avec les C.R.S., n’est pas d’hier. Cela fait partie du folklore méridional
au même titre que les corridas ou la pétanque. Personne,
même le ministre, n’a jamais pris ces manifestations périodiques
très au sérieux. On essayait de calmer les esprits - surexcités
avec de bonnes paroles, des subventions ou des promesses électorales.
Et puis on parlait d’autre chose, de la betterave ou des choux-fleurs.
Ce ne sont pas les sujets de conversation qui manquent, en France. On
alla même, en souvenir de 14-18, jusqu’à faire participer
nos jeunes militaires à la résorption des excédents
par des distributions gratuites de vin dans les casernes.
Il n’y avait pas eu encore de drame. Les viticulteurs français
continuaient donc tant bien que mal à faire du vin, bon ou mauvais,
à arracher les vignes, puis à les replanter, à
distiller les récoltes excédentaires pour en faire du
mauvais alcool, tout ça aux frais des contribuables, comme de
bien entendu. Et les choses n’allaient pas mieux. C’est alors, en pleine
dépression générale, qu’une lueur d’espoir apparut
dans le ciel européen.
Avec le Marché Commun agricole et la libre circulation des produits
tout allait s’arranger comme par miracle. Finie la surproduction. Finie
la mévente. ’-’Europe verte d’abord, le monde.-entier ensuite,
allaient s’arracher nos choux-fleurs, nos camemberts et surtout, surtout,
nos vins prestigieux. Toutes ces bonnes choses de chez nous, que les
étrangers ne connaissaient que par ouï-dire, ils allaient
s’en empiffrer, les goinfres, après les avoir payées en
bons dollars. Et c’est des dollars qu’on veut.
La France était sauvée. Ou tout comme.
Eh bien, c’est raté. Que reste- t-il aujourd’hui de ce beau rêve
? Le souvenir d’une belle occasion perdue.
Si nos viticulteurs, et tout ce joli monde d’affairistes qui gravite
autour de la vigne, n’avaient eu pour unique souci que de gagner du
fric, beaucoup de fric, et vite, au lieu de faire pisser la vigne, comme
on l’a fait, ils auraient peut-être recherché la qualité,
et l’on n’en serait pas là aujourd’hui. Le vin français
a’, perdu sa belle réputation, même en France.
Sait-on tout arrive à se savoir - que par la chaptalisation,
c’est-à-dire l’introduction de sucre dans le moût, on augmente
considérablement la production en rendant de la piquette ou de
la bibine presque buvables ? Et s’il n’y avait que la chaptalisation
! Sait-on qu’au moyen de procédés douteux, mais plus ou
moins légaux, le bourgogne bu par nos seuls amis anglais équivaut
au double de ce que produit la Bourgogne ? Que les Parisiens boivent
plus de beaujolais qu’il ne s’en récolte ?
Je ne parlerai que pour mémoire des quelques scandales retentissants
dont Bordeaux, capitale du vin ; a été le théâtre,
scandales sur lesquels le silence est vite retombé. Oui, l’image
de marque des grands crus français en a pris un sacré
coup, ces derniers temps.
Et le beaujolais nouveau ? Vous l’avez goûté le beaujolais
nouveau ? Il avait fait un boom terrible depuis que les Amerlocs l’avaient
adopté. OutreAtlantique on se l’arrachait à prix d’or.
Eh bien, c’est fini. Ils ont compris les Amerlocs. Ils reviennent au
coca-cola. Voilà que les plus grands restaurants de New-York
ont décidé de ne plus afficher : « Le beaujolais
nouveau est arrivé ».
Mais alors, la bataille de la Marne contre l’inflation qui est engagée,
comment va faire M. Barre pour la gagner ?
Le Beaujolais nouveau est arrivé
SOIT DIT EN PASSANT
par
Publication : février 1977
Mise en ligne : 17 mars 2008
par
Publication : février 1977
Mise en ligne : 17 mars 2008