Sommes-nous Geselliens ?


par  R. MARLIN
Publication : juin 1988
Mise en ligne : 15 juillet 2009

Dans son savant ouvrage "Théorie monétaire" (1) Pierre Pascallon, Professeur agrégé à la Faculté des Sciences économiques et sociales de Clermont-Ferrand aborde les différents aspects des problèmes posés par la nature, l’émission et la circulation de la monnaie. Le professeur se réfère à tous les brillants économistes officiels qui se sont succédés, depuis les débuts du système capitaliste, avec l’efficacité et le succès que l’on sait... Nous avons déjà abordé ce sujet, trop rapidement et trop sommairement, à propos des livres écrits par un économiste non-universitaire Jacques Riboud (2). La matière étant inépuisable, revenons aujourd’hui à ces questions, en analysant particulièrement la fin de l’étude de P. Pascallon, surtout pour dénoncer les procédés employés.

Une monnaie "a-temporelle"

Les cinq dernières pages de la "Théorie monétaire" sont consacrées à l’Examen des réformes préconisées pour faire "indirectement" de la monnaie une monnaie "a-temporelle". P. Pascallon se réfère aux écrits de Silvio Gesell et notamment à 1-Ordre économique naturel fondé sur l’affranchissement du sol et de la monnaie" écrit en allemand en 1911 et traduit en américain en 1934. Le système de Gesell, ajoute notre auteur, a été analysé dans de nombreux articles et études et notamment dans "The American Economic Review" de Juin 1942 ; il en fait lui-même l’exposé.

Les Geselliens

Et d’abord le Professeur de ClermontFerrand nous range sans hésiter dans la catégorie des Geselliens : avec "l. Fisher (Stamp Money 1933), par certains aspects, on va le voir J.M.  Keynes (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et la monnaie, 1936), M. Allais (Economie et intérêt, 1947) les théoriciens de l’économie distributive préconisant une monnaie de consommation ne pouvant être thésaurisée (J. Duboin, la Grande Révolution qui vient, 1934) avec leur ancêtre E. Bellamy (1980)" etc...
Poursuivons la citation : "Il est sûr que les Geselliens ont été particulièrement nombreux dans la période de l’entre-deux guerres. On a assisté en effet à une floraison d’articles et d’ouvrages sur le thème de la monnaie fondante durant cette crise (cf. Baudin, Bourdet, Bachi, Delannes, Von Maralt, De Man, Meulen, Vergnolle, Vregille, Weismar et Parrish). Cette inspiration est fortement reprise avec la crise actuelle cf. par ex. M. Laudrain "Sortir de la pagaille" (Les Publications Universitaires, 1979)". Ainsi P. Pascallon met dans le même sac : Fisher et Claude Bourdet, Keynes et Jacques Duboin, Allais et notre ami Maurice Laudrain ! Curieux cocktail.

La thèse

D’après l’auteur, Gesell et ses partisans estimeraient que les crises proviennent de la "supériorité" de la monnaie sur les autres biens et en déduiraient qu’il faut la rendre aussi "mauvaise", c’est-à-dire fondante. Il reconnaît que les marchandises sont destructibles, périssables et chères à stocker. Leurs détenteurs sont donc pressés de s’en débarrasser, alors que la monnaie est indestructible (!) et son coût de conservation est nul (!!).
Donc, soutient Gesell, d’après Pascallon, la monnaie-liquidité profite de cette supériorité pour se faire payer un intérêt. Tout ceci favorise la monnaie "inactive" ou "oisive" et en ralentit la circulation. La vieille loi de Jean-Baptiste Say, selon laquelle l’offre de marchandises trouve toujours en face une demande monétaire, est ainsi mise en échec, d’où surproduction et chômage. Afin d’y remédier, la monnaie doit être replacée au niveau des biens et devenir précaire. Les solutions proposées par les Geselliens seraient de lui faire perdre une partie de sa valeur à date fixe, au moyen de taxes, par exemple sous forme de timbres à apposer sur les billets. De là, l’incitation à faire circuler les titres de paiement, au lieu de les thésauriser.

Les conséquences

Chacun désirant se défaire de la monnaie au plus vite, il en résulte que le prêt se généralisera, même sans intérêt, mettant ainsi fin à la crise. L’auteur rappelle les expériences de monnaie fondante qui ont été menées entre les deux guerres en Autriche (Worgl), aux Etats-Unis et en France (Lignières-en-Berry) et insiste sur leur échec dû, écrit-il, à la difficulté d’étendre le système à des communautés plus vastes que celles de son origine. Il oublie de signaler que les tout-puissants banquiers et leurs séides intéressés au capitalisme, sentant leurs privilèges menacés n’ont pas été innocents de cette fin malencontreuse. Il note que Keynes avait repris à son compte la proposition de Gesell dans sa célèbre "Théorie générale" de 1936.

La critique

P. Pascalion se lance ensuite dans l’énumération des difficultés soulevées par l’application de la thèse de Gesell : problèmes posés par la période de transition, risque inflationniste, vérification que l’intérêt des prêts serait bien supprimé.
Il concentre ses objections autour de deux questions :
"1) Le système capitaliste que ces économistes veulent amender, mais conserver, peut-il se passer des banques de dépôt et de monnaie de banque...?... (En effet chez Gesell, ...la monnaie consisterait uniquement en billets émis par l’Etat. Ii n’y aurait plus... de dépôts à vue... mais seulement des banques d’épargne. Or (il est facile de montrer)... la "consubstancialité" qui existe entre la monnaie scripturale bancaire et i économie capitaliste...
"2) Peut-on, en système capitaliste, parvenir vraiment à supprimer la dimension temporelle de la monnaie avec une "monnaie estampillée" ?

P. Pascallon conteste alors l’objectif de Gesell qui, pensant que la monnaie est un instrument d’échange et rien d’autre, élimine sa fonction "réservoir de valeur". L’auteur croit que la dimension temporelle de la vie économique et sociale est une réalité qu’on ne peut pas supprimer dans notre système. "..La preuve ?"écrit-il, "à partir du moment où la "prime de liquidité" des billets serait annulée par une taxe, on verrait inéluctablement que d’autres biens seraient utilisés comme monnaie et/ou thésaurisés... ".
Enfin, nous citerons in-extenso la conclusion du livre : "On voit bien, au terme de cette réflexion, le caractère puéril de la plupart de ces projets de réforme monétaire qui, soucieux de supprimer le chômage, l inflation, la crise, pensent pouvoir y parvenir en "démonétisant" la monnaie... tout en conservant le système capitaliste auquel pourtant cette monnaie est intimement associée. Ces utopies monétaires traduisent le désarroi des économistes qui ne parviennent pas à trouver des stratégies de sortie de crise convaincantes sans sortir du système. Mais elles nous signifient peut-être aussi que de telles stratégies n’existent pas dans un capitalisme qui a perdu une partie de sa légitimité" (3).

Notre avis

Après avoir remarqué l’ambiguïté de cette dernière phrase, il faudrait répondre longuement à P. Pascallon. Nous nous limiterons aujourd’hui à quelques observations, peut-être puériles, mais non dépourvues d’acidité, laissant le lecteur se référer à nos ouvrages de base (4) pour plus de détails.
1) Même si certains d’entre nous ont fait référence aux expériences de monnaie fondante et ont pu aller jusqu’à envisager de telles propositions comme des mesures de transition (5), il est bien entendu que la monnaie que nous préconisons n’est pas fondante mais, bien plus, qu’elle s’éteint au premier achat, seul moyen d’assurer l’adéquation de l’offre et de la demande.
2) Il est exact qu’une telle monnaie aura perdu complètement le caractère précieux qu’elle est censée avoir dans le système actuel. Ce ne serait d’ailleurs qu’entériner l’évolution de la plupart des monnaies capitalistes qui, de dévaluations en dévaluations, ont perdu, au mieux, 99 % de leur valeur initiale et ne sont même plus remboursables en or. Elles sont devenues de simples titres de créance qui n’ont de contre-partie que celle que les citoyens veulent bien leur accorder. De toutes façons, la monnaie est appelée à se transformer encore plus radicalement dans l’avenir immédiat avec le développement des cartes informatisées, ce sera la fin de la monnaie précieuse mais aussi sa dématérialisation complète. Sur ce point particulier, sans faire de propositions révolutionnaires, nous constatons seulement une transformation en cours, en période d’accélération.
3) P. Pascallon ne fait pas intervenir dans son raisonnement le phénomène capital de l’automatisation de la production et de la mutation que ce phénomène entraîne dans la société. Après des millénaires d’une économie de rareté, voici une nouvelle ère pour l’humanité. Il veut l’ignorer.
4) L’auteur se désole que la monnaie gésellienne perde son caractère de réservoir de valeur et mette fin à la possibilité de choisir le moment d’un achat ainsi que d’épargner. Il ne veut donc pas savoir que les acheteurs vivent actuellement à crédit ; que la plupart, par le moyen des cartes d’achat, sont à découvert et privés d’acheter plutôt que libres de leur choix. Il ne sait peut-être pas que nous proposons un large secteur de gratuité des produits abondants et l’affectation automatique des biens d’usage tels qu’habitations, automobiles, mobilier sans qu’il soit nécessaire d’épargner pour cela. La fonction "réservoir de valeur" n’était utile que dans une économie de rareté.
Enfin, si le lecteur s’est demandé pour quelle raison P. Pascallon nous a classés parmi les Geselliens, il doit maintenant, comme nous, avoir compris que, afin de faciliter sa démonstration, il utilise la technique de l’amalgame. Cars’ ! lest vrai que beaucoup d’économistes et de commentateurs cités ne proposent pas de sortir du système capitaliste, il ne faut pas avoir lu beaucoup de nos ouvrages pour s’apercevoir que nos thèses en diffèrent radicalement. Peut-être P. Pascallon se satisfait-il du chômage, de la sousconsommation et de leur suite inévitable la guerre maintenant nucléaire, jusqu’à ce qu’il en soit luimême victime. Sinon, il rechercherait peut-être, avec nous, et plus activement, les moyens de s’en éloigner. En attendant, il est indispensable qu’il s’informe un peu mieux sur nos propositions. II y va de ses responsabilités d’enseignant. Heureusement que certains autres Professeurs, pas encore assez nombreux, ne nous ignorent plus.
Enfin, nous nous demanderons si, nous passer sous silence comme par le passé, ne valait après tout pas mieux, que donner à des milliers d’étudiants, volontairement ou involontairement, une idée erronée de l’économie distributive bloquant ainsi la curiosité dont ils auraient éventuellement pu faire preuve à son propos à l’avenir ?

(1) Edition de l’Epargne (1985).
(2) Voir "Sur la monnaie" GR n° 865.
(3) Derniers mots relevés par l’auteur dans le livre de P. Fabra "La nationalisation des banques, pour quoi faire ?" (Sofedir 1982).
(4) Voir particulièrement la brochure de M.L. Duboin "L’économie libérée", son roman "Les affranchis de l’an 2000" et le livre de J. Duboin "Les yeux ouverts" (en vente à la Grande Relève).
(5) Voir "Autogestion distributive" n° 67.