Dans son savant ouvrage "Théorie monétaire" (1) Pierre Pascallon, Professeur agrégé à la Faculté des Sciences économiques et sociales de Clermont-Ferrand aborde les différents aspects des problèmes posés par la nature, l’émission et la circulation de la monnaie. Le professeur se réfère à tous les brillants économistes officiels qui se sont succédés, depuis les débuts du système capitaliste, avec l’efficacité et le succès que l’on sait... Nous avons déjà abordé ce sujet, trop rapidement et trop sommairement, à propos des livres écrits par un économiste non-universitaire Jacques Riboud (2). La matière étant inépuisable, revenons aujourd’hui à ces questions, en analysant particulièrement la fin de l’étude de P. Pascallon, surtout pour dénoncer les procédés employés.
Une monnaie "a-temporelle"
Les cinq dernières pages de la "Théorie monétaire" sont consacrées à l’Examen des réformes préconisées pour faire "indirectement" de la monnaie une monnaie "a-temporelle". P. Pascallon se réfère aux écrits de Silvio Gesell et notamment à 1-Ordre économique naturel fondé sur l’affranchissement du sol et de la monnaie" écrit en allemand en 1911 et traduit en américain en 1934. Le système de Gesell, ajoute notre auteur, a été analysé dans de nombreux articles et études et notamment dans "The American Economic Review" de Juin 1942 ; il en fait lui-même l’exposé.
Les Geselliens
Et d’abord le Professeur de ClermontFerrand nous range
sans hésiter dans la catégorie des Geselliens : avec "l.
Fisher (Stamp Money 1933), par certains aspects, on va le voir J.M.
Keynes (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt
et la monnaie, 1936), M. Allais (Economie et intérêt, 1947)
les théoriciens de l’économie distributive préconisant
une monnaie de consommation ne pouvant être thésaurisée
(J. Duboin, la Grande Révolution qui vient, 1934) avec leur ancêtre
E. Bellamy (1980)" etc...
Poursuivons la citation : "Il est sûr que les Geselliens
ont été particulièrement nombreux dans la période
de l’entre-deux guerres. On a assisté en effet à une floraison
d’articles et d’ouvrages sur le thème de la monnaie fondante
durant cette crise (cf. Baudin, Bourdet, Bachi, Delannes, Von Maralt,
De Man, Meulen, Vergnolle, Vregille, Weismar et Parrish). Cette inspiration
est fortement reprise avec la crise actuelle cf. par ex. M. Laudrain
"Sortir de la pagaille" (Les Publications Universitaires,
1979)". Ainsi P. Pascallon met dans le même sac : Fisher
et Claude Bourdet, Keynes et Jacques Duboin, Allais et notre ami Maurice
Laudrain ! Curieux cocktail.
La thèse
D’après l’auteur, Gesell et ses partisans estimeraient
que les crises proviennent de la "supériorité"
de la monnaie sur les autres biens et en déduiraient qu’il faut
la rendre aussi "mauvaise", c’est-à-dire fondante.
Il reconnaît que les marchandises sont destructibles, périssables
et chères à stocker. Leurs détenteurs sont donc
pressés de s’en débarrasser, alors que la monnaie est
indestructible (!) et son coût de conservation est nul (!!).
Donc, soutient Gesell, d’après Pascallon, la monnaie-liquidité
profite de cette supériorité pour se faire payer un intérêt.
Tout ceci favorise la monnaie "inactive" ou "oisive"
et en ralentit la circulation. La vieille loi de Jean-Baptiste Say,
selon laquelle l’offre de marchandises trouve toujours en face une demande
monétaire, est ainsi mise en échec, d’où surproduction
et chômage. Afin d’y remédier, la monnaie doit être
replacée au niveau des biens et devenir précaire. Les
solutions proposées par les Geselliens seraient de lui faire
perdre une partie de sa valeur à date fixe, au moyen de taxes,
par exemple sous forme de timbres à apposer sur les billets.
De là, l’incitation à faire circuler les titres de paiement,
au lieu de les thésauriser.
Les conséquences
Chacun désirant se défaire de la monnaie au plus vite, il en résulte que le prêt se généralisera, même sans intérêt, mettant ainsi fin à la crise. L’auteur rappelle les expériences de monnaie fondante qui ont été menées entre les deux guerres en Autriche (Worgl), aux Etats-Unis et en France (Lignières-en-Berry) et insiste sur leur échec dû, écrit-il, à la difficulté d’étendre le système à des communautés plus vastes que celles de son origine. Il oublie de signaler que les tout-puissants banquiers et leurs séides intéressés au capitalisme, sentant leurs privilèges menacés n’ont pas été innocents de cette fin malencontreuse. Il note que Keynes avait repris à son compte la proposition de Gesell dans sa célèbre "Théorie générale" de 1936.
La critique
P. Pascalion se lance ensuite dans l’énumération
des difficultés soulevées par l’application de la thèse
de Gesell : problèmes posés par la période de transition,
risque inflationniste, vérification que l’intérêt
des prêts serait bien supprimé.
Il concentre ses objections autour de deux questions :
"1) Le système capitaliste que ces économistes veulent
amender, mais conserver, peut-il se passer des banques de dépôt
et de monnaie de banque...?... (En effet chez Gesell, ...la monnaie
consisterait uniquement en billets émis par l’Etat. Ii n’y aurait
plus... de dépôts à vue... mais seulement des banques
d’épargne. Or (il est facile de montrer)... la "consubstancialité"
qui existe entre la monnaie scripturale bancaire et i économie
capitaliste...
"2) Peut-on, en système capitaliste, parvenir vraiment à
supprimer la dimension temporelle de la monnaie avec une "monnaie
estampillée" ?
P. Pascallon conteste alors l’objectif de Gesell qui,
pensant que la monnaie est un instrument d’échange et rien d’autre,
élimine sa fonction "réservoir de valeur". L’auteur
croit que la dimension temporelle de la vie économique et sociale
est une réalité qu’on ne peut pas supprimer dans notre
système. "..La preuve ?"écrit-il, "à
partir du moment où la "prime de liquidité"
des billets serait annulée par une taxe, on verrait inéluctablement
que d’autres biens seraient utilisés comme monnaie et/ou thésaurisés...
".
Enfin, nous citerons in-extenso la conclusion du livre : "On voit
bien, au terme de cette réflexion, le caractère puéril
de la plupart de ces projets de réforme monétaire qui,
soucieux de supprimer le chômage, l inflation, la crise, pensent
pouvoir y parvenir en "démonétisant" la monnaie...
tout en conservant le système capitaliste auquel pourtant cette
monnaie est intimement associée. Ces utopies monétaires
traduisent le désarroi des économistes qui ne parviennent
pas à trouver des stratégies de sortie de crise convaincantes
sans sortir du système. Mais elles nous signifient peut-être
aussi que de telles stratégies n’existent pas dans un capitalisme
qui a perdu une partie de sa légitimité" (3).
Notre avis
Après avoir remarqué l’ambiguïté
de cette dernière phrase, il faudrait répondre longuement
à P. Pascallon. Nous nous limiterons aujourd’hui à quelques
observations, peut-être puériles, mais non dépourvues
d’acidité, laissant le lecteur se référer à
nos ouvrages de base (4) pour plus de détails.
1) Même si certains d’entre nous ont fait référence
aux expériences de monnaie fondante et ont pu aller jusqu’à
envisager de telles propositions comme des mesures de transition (5),
il est bien entendu que la monnaie que nous préconisons n’est
pas fondante mais, bien plus, qu’elle s’éteint au premier achat,
seul moyen d’assurer l’adéquation de l’offre et de la demande.
2) Il est exact qu’une telle monnaie aura perdu complètement
le caractère précieux qu’elle est censée avoir
dans le système actuel. Ce ne serait d’ailleurs qu’entériner
l’évolution de la plupart des monnaies capitalistes qui, de dévaluations
en dévaluations, ont perdu, au mieux, 99 % de leur valeur initiale
et ne sont même plus remboursables en or. Elles sont devenues
de simples titres de créance qui n’ont de contre-partie que celle
que les citoyens veulent bien leur accorder. De toutes façons,
la monnaie est appelée à se transformer encore plus radicalement
dans l’avenir immédiat avec le développement des cartes
informatisées, ce sera la fin de la monnaie précieuse
mais aussi sa dématérialisation complète. Sur ce
point particulier, sans faire de propositions révolutionnaires,
nous constatons seulement une transformation en cours, en période
d’accélération.
3) P. Pascallon ne fait pas intervenir dans son raisonnement le phénomène
capital de l’automatisation de la production et de la mutation que ce
phénomène entraîne dans la société.
Après des millénaires d’une économie de rareté,
voici une nouvelle ère pour l’humanité. Il veut l’ignorer.
4) L’auteur se désole que la monnaie gésellienne perde
son caractère de réservoir de valeur et mette fin à
la possibilité de choisir le moment d’un achat ainsi que d’épargner.
Il ne veut donc pas savoir que les acheteurs vivent actuellement à
crédit ; que la plupart, par le moyen des cartes d’achat, sont
à découvert et privés d’acheter plutôt que
libres de leur choix. Il ne sait peut-être pas que nous proposons
un large secteur de gratuité des produits abondants et l’affectation
automatique des biens d’usage tels qu’habitations, automobiles, mobilier
sans qu’il soit nécessaire d’épargner pour cela. La fonction
"réservoir de valeur" n’était utile que dans
une économie de rareté.
Enfin, si le lecteur s’est demandé pour quelle raison P. Pascallon
nous a classés parmi les Geselliens, il doit maintenant, comme
nous, avoir compris que, afin de faciliter sa démonstration,
il utilise la technique de l’amalgame. Cars’ ! lest vrai que beaucoup
d’économistes et de commentateurs cités ne proposent pas
de sortir du système capitaliste, il ne faut pas avoir lu beaucoup
de nos ouvrages pour s’apercevoir que nos thèses en diffèrent
radicalement. Peut-être P. Pascallon se satisfait-il du chômage,
de la sousconsommation et de leur suite inévitable la guerre
maintenant nucléaire, jusqu’à ce qu’il en soit luimême
victime. Sinon, il rechercherait peut-être, avec nous, et plus
activement, les moyens de s’en éloigner. En attendant, il est
indispensable qu’il s’informe un peu mieux sur nos propositions. II
y va de ses responsabilités d’enseignant. Heureusement que certains
autres Professeurs, pas encore assez nombreux, ne nous ignorent plus.
Enfin, nous nous demanderons si, nous passer sous silence comme par
le passé, ne valait après tout pas mieux, que donner à
des milliers d’étudiants, volontairement ou involontairement,
une idée erronée de l’économie distributive bloquant
ainsi la curiosité dont ils auraient éventuellement pu
faire preuve à son propos à l’avenir ?
(1) Edition de l’Epargne (1985).
(2) Voir "Sur la monnaie" GR n° 865.
(3) Derniers mots relevés par l’auteur dans le livre de P. Fabra
"La nationalisation des banques, pour quoi faire ?" (Sofedir
1982).
(4) Voir particulièrement la brochure de M.L. Duboin "L’économie
libérée", son roman "Les affranchis de l’an
2000" et le livre de J. Duboin "Les yeux ouverts" (en
vente à la Grande Relève).
(5) Voir "Autogestion distributive" n° 67.