La grande mutation, dont le plan s’esquisse dans notre
esprit, satisfait à une double exigence : la rationalité
économique et la justice sociale. La première implique
la direction de l’économie par les consommateurs, qui entraîne
une refonte totale de nos structures ; la seconde dépend en grande
partie de la première, mais elle nécessite en outre une
réorganisation interne des entreprises, favorisant le libre épanouissement
des individus.
Sur la base de ces principes généraux, des réalisations
assez variées peuvent se concevoir. C’est en réfléchissant
aux causes possibles d’échec que l’on découvrira toute
la valeur de cette diversité.
Parmi ces causes figure d’abord l’opposition, non seulement des forces
conservatrices, mais aussi de tous ceux qu’effraie la perspective d’une
transformation trop brutale et trop contraignante, dont ils mesurent
mal les conséquences. Puis les erreurs que l’on peut commettre
au cours d’une réorganisation d’une si grande envergure : le fonctionnement
d’une économie où les consommateurs décident entièrement
de la production, comporte le risque d’une concentration excessive,
entraînant une bureaucratie paralysante et le manque de motivation
d’une grande partie des cadres responsables ; une organisation démocratique
des entreprises, capable en principe d’assurer la motivation des travailleurs,
présente aussi des écueils, tels que l’incompétence
et les relations conflictuelles entre les individus ; on notera que ces
difficultés concernent pour une large part le mode de répartition
des pouvoirs entre les agents économiques.
Or nous trouverons dans le fédéralisme une réponse
adéquate à nos interrogations et à nos inquiétudes.
Il réalise une répartition harmonieuse et équilibrée
des pouvoirs de décision : au partage des revenus et des tâches,
schéma classique de notre doctrine, il conviendra d’ajouter,
comme le suggère Gaston Puel (1), le partage des pouvoirs. En
même temps, il introduit dans les structures diversité
et souplesse : il nous évitera donc d’instaurer un système
uniforme et de faire d’emblée des choix définitifs ; quand
une erreur sera commise, elle sera plus facile à réparer
et les conséquences en seront moins graves si elle ne concerne
qu’une zone d’étendue restreinte. Pour toutes ces raisons, les
solutions fédéralistes donnent à l’économie
distributive un aspect rassurant, propre à apaiser les appréhensions
d’un public encore peu convaincu de sa nécessité et de
ses bienfaits.
Les applications du fédéralisme au nouveau système
économique se conçoivent sur deux plans différents.
En premier lieu, sur le plan territorial, il répartit les pouvoirs
entre des zones incluses les unes dans les autres, par exemple entre
la nation, les régions et les communes. Le risque des lourdeurs
bureaucratiques se trouve ainsi éliminé. Une question
se pose, en particulier, dans tout système distributif : à
quel niveau se situe la prise en mains, par un organisme représentant
les consommateurs, des produits qui lui sont fournis ? On pourrait sans
doute imaginer que ce contact entre production et consommation ait lieu
au niveau national ; mais ce mécanisme trop rigide risque de
mal fonctionner. Il me paraît préférable que cette
prise en mains, qui précède la distribution, se situe
d’abord au niveau inférieur, les excédents des productions
locales, puis régionales, étant répartis successivement
d’échelon en échelon ; cette organisation, de style fédéraliste,
est plus complexe, mais la multiplication des centres de décision
est plus stimulante pour les habitants des différentes zones
(2).
En second lieu, le fédéralisme est susceptible d’applications
d’ordre fonctionnel. Sur le plan politique, la fédération
et ses membres se partagent différents domaines. En économie,
selon le même schéma fédératif, la collectivité
des consommateurs et les unités de production qui y sont incluses
se répartiront des fonctions différentes : à la
première la direction générale, aux secondes le
pouvoir de gérer l’entreprise de façon autonome et de
régler l’organisation du travail. Mais là encore une grande
diversité est possible : aussi bien. le degré de cette
autonomie que les modalités de cette organisation interne seront
variables.
Cette diversité permet de comparer les différents systèmes,
au point de vue économique et au point de vue social, et aussi
l’efficacité des différentes mesures de transition. Une
certaine émulation pourra naître, à tous les niveaux,
entre groupements similaires, et l’économie y gagnera en dynamisme.
En outre, la souplesse inhérente au fédéralisme
est si grande qu’elle permet d’adapter le processus évolutif
au degré de maturité des diverses régions. Cette
remarque prend toute sa valeur dans le cas où le gouvernement
n’avancerait que timidement sur la voie du distributisme. On peut imaginer
que des expériences locales, qui s’inscrivant à l’avance
dans le schéma de l’organistion fédérative, soient
tentées en premier lieu dans des régions où les
circonstances sont favorables et la population d’esprit ouvert, ce qui
suppose, assurément, que le gouvernement soit disposé,
sinon à aider, du moins à tolérer de telles initiatives.
Même si elles ne pouvaient guère dépasser, tout
d’abord, le stade des mesures transitoires ou de réalisations
incomplètes, ces expériences constitueraient une amorce
de la mutation distributiste ; elles aideraient le public à comprendre
ce qu’est une économie des besoins ; enfin, puisque le progrès
des institutions se règle sur celui des mentalités, le
recours à la contrainte pourrait être réduit au
minimum.
Je n’ignore pas que certains de nos amis, pour qui la rapidité
est la condition du succès (3), jugeront cette méthode
à la fois trop lente et trop complexe. Je souhaite qu’on ne se
hâte pas trop de la rejeter, car elle me parait présenter
plus d’avantages que d’inconvénient.
Ma pensée s’écarte sur plusieurs points des idées
que René Marlin a exprimées dans son article du n°
866.
Je n’ai pas à revenir sur le fédéralisme, si ce
n’est pour noter qu’il n’a nullement- tel que je le conçois,
car il y a fédéralisme et fédéralisme -
la prétention de résoudre à la fois tous les problèmes.
Plus modestement, il se borne à donner une forme déterminée
à un contenu que son rôle n’est pas de définir.
Il importe de bien distinguer certaines réformes d’ordre social,
destinées à améliorer les conditions de vie à
l’intérieur d’une entreprise, des mesures transitoires préparant
une mutation qui est avant tout d’ordre économique.
intéressantes au point de vue social, les coopératives
de production ont effectivement subi de nombreux échecs, et,
bien entendu, elles restent plongées dans le milieu capitaliste
où règnent la concurrence et le profit. Mais les coopératives
de consommation sont aptes à réaliser, quand elles sont
assez développées pour créer ou intégrer
les unités de production qui . les approvisionnent, une véritable
économie des besoins. C’est pourquoi elles pourraient constituer
une transition vers cette forme plus parfaite qu’est l’économie
distributive. Elles ont obtenu des succès remarquables (4), et
si elles connaissent quelques échecs en France, il conviendrait
d’en déceler les causes exactes ; l’une d’elles est probablement
l’indifférence du public, qui comprend mal le but ultime poursuivi
par les coopérateurs.
(1) Gaston Puel, L’heure du partage (1978). Cet ouvrage
a été analysé dans le n° 763 de la G.R.
(2) Ce système me paraît assez voisin des structures décrites
par M.-L. Duboin dans Les affranchis de l’an 2000 (p. 119, 158, 202,
290).
(3) Cf. Maurice Laudrain, L’Incapacité au pouvoir (1984), p.
114.
(4) Notamment dans certains pays, dont la Suède, la Suisse, l’Islande.
Consulter à ce sujet Ch. Gide, Les sociétés coopératives
de consommation (4° ed., 1924), et Georges Lasserre, La coopération
(1967) (Que sais-je ? n° 821). p. 35 - Quel mouvement, s’écrit
Ch. Gide (p. XIV), offrirait "des statistiques plus impressionnantes"
?