En guise de voeux, quelques réflexions sur le témoignage passionnant que le journaliste berlinois K.-H. Gerstner livre dans son autobiographie Sachlich, kritisch, optimistisch [1]. Ceux qui sont convaincus a priori que “les hommes de bonne volonté”, c’est ringard, que l’optimisme est une insulte à l’intelligence et que l’utopie est une inutile perte d’énergie, s’abstenir.
C’est avec une attention particulière que je me suis lancée dans la lecture de ce livre. Il s’agissait, en effet, de traduire sans trahir et de tenter, une fois encore, de comprendre comment le siècle dernier a pu être à la fois celui de tous les doutes et celui de tous les espoirs. Il s’agissait aussi d’apprécier l’héritage laissé par des hommes, comme Karl-Heinz Gerstner. Ceux qui ont surmonté les paradoxes par l’intelligence, par le coeur, et traversé les tempêtes (et quelles tempêtes !) en gardant le cap sur l’optimisme.
Au fil du récit, défilaient devant moi, d’abord comme un film en noir et blanc, les années de jeunesse dominées par la passion du sport, de la nature et de la camaraderie scoute. Ce temps du lycée forgeant l’homme de conviction, adepte irréductible d’un socialisme rivé sur le principe d’une économie qui assure l’égalité des chances. Ces années, de la jeunesse à l’âge mûr, éclairent les choix et les valeurs qui ont motivé les faits marquants d’une vie bousculée par quels événements ! De l’Allemagne nazie à l’expérience communiste de l’Allemagne de l’Est. La perspective n’est pas innocente et provoque les grandes questions qui assaillent tout humaniste en action : justice sociale, solidarité, démocratie. Dans le contexte imposé par l’Histoire, Gerstner a dû tenter de concilier l’inconciliable. En effet, être Allemand, athée, francophile, internationaliste et socialiste dans l’Allemagne nazie, c’était avoir tout faux en 1939. Pour cet idéaliste irréductible, pas facile de convaincre ni les uns ni les autres que sa bonne foi avait un dénominateur commun : être au service de l’homme, de la solidarité et du progrès.
Mobilisé, sa connaissance de la France et du français conduit à son affectation à l’ambassade d’Allemagne à Paris. Dans les circonstances, mais il faut dire aussi pour tout Allemand, il était loin d’être évident de prouver sa dissidence du nazisme. Du reste, en dépit de son engagement social actif lors de son retour à Berlin au moment de la chute en 1945, ce socialiste devenu communiste convaincu, est néanmoins emprisonné par les Russes. Ces derniers doutent de son adhésion au marxisme et l’accusent de fascisme, jugeant suspecte sa nomination à l’ambassade à Paris. Heureusement, ses amis socialistes français, notamment Serge Tsouladzé, Jacques Duboin et Jean Maillot, par des lettres attestant de ses convictions antihitlériennes et de sa participation à la Résistance française, le sauvèrent de la déportation. Injuste retour des choses, le travail de mise en commun des idées économiques au service d’un socialisme international avec ses amis français “Abondancistes”, attira sur ceux-ci la calomnie de certains esprits superficiels, ou malintentionnés, pressés de lancer l’opprobre. Le mot qui tue est lâché : “collaboration” ! Ce contresens est indigne et pervers, il jette le discrédit sur des hommes dont le mérite a été de s’élever au dessus de la barbarie de leur époque pour lancer les ponts vers un monde plus juste. Aujourd’hui, il est impardonnable de ne pas faire de distinction entre la noblesse attachée au sens premier du terme et la triste connotation dont il fut affublé entre 39 et 45. Ces insinuations ont donc mis sur le même pied les vrais “collaborateurs”, les grands industriels notamment, qui profitèrent à plein de l’industrie de guerre, et les citoyens (précurseurs de l’Europe actuelle ?) qui opposaient à la barbarie, l’espoir d’un monde basé sur la justice économique et sociale.
LE RÊVE EN ACTION
Fort heureusement, l’optimisme est têtu. La guerre au nazisme ayant à Berlin du passé fait table rase…, la reconstruction d’un monde meilleur offrit l’occasion de le fonder sur les idées marxistes. Ce fut l’expérience tentée dans la défunte République démocratique allemande, relatée par Gerstner, à la fois acteur et témoin engagé avec l’équipe du Berliner Zeitung.
Le récit documenté des réformes mises en oeuvre, notamment la réforme agraire, donne la mesure des efforts déployés pour faire vivre les idées généreuses de partage social. Il nous rend d’autant plus évidentes ses désillusions engendrées par les aspirations des travailleurs au libéralisme, par la couardise du gouvernement, censé soutenir et promouvoir l’idéal communiste, par l’absence de démocratie. La plus douloureuse de ses désillusions fut, lors du XXe congrès du Parti en 1956, la remise en question de Staline, alors vénéré par des intellectuels et artistes de premier plan tels G. B Shaw, Picasso, Max Frisch et Aragon. Devant la situation, il fallait réagir. C’est par le biais de son émission dominicale hebdomadaire que l’intellectuel Gerstner analyse alors les faits, sans concession, et propose sans relâche des solutions.
GOOD BYE LENIN !
En guise de post-mortem de l’aventure socialiste en RDA, Gerstner évoque l’ennui d’une vie où les chemins sont rectilignes et bétonnés, où tout est prévu et prévisible. Médecins, professeurs et autres travailleurs, rattrapés par le quotidien, ont réalisé qu’ils attendaient plus de la vie que l’assurance de la retraite et la garantie d’un deux-pièces. Impossible aujourd’hui de ne pas écouter l’appel du monde, de se conformer à des réglementations tatillonnes, parfois kafkaïennes, et de se contenter de la sécurité fonctionnaire dans un monde sans pauvres ni riches, mais monochrome et sans défis.
En revanche, l’auteur retient que l’expérience socialiste a été bénéfique aux femmes, qui y ont gagné leur émancipation.
Il souligne que la création de la RDA signifiait la fin de deux cauchemars : la guerre et le fascisme. Il offrait à l’athée un état laïque. Et puis, et surtout, même en dépit du traumatisme du XXe Congrès et de ses désillusions sur la démocratie et sur le retour de l’aspiration à la productivité, il lui reste le sentiment d’avoir été néanmoins utile. Ce n’est pas rien.
Ce trop bref aperçu d’une vie de luttes passionnées pour informer, éclairer et mettre en oeuvre une économie au service de tous, laisse le sentiment que ce genre d’engagement et de fidélité à des idéaux de jeunesse sont trop rares.
Merci Monsieur Gerstner !