Grève


par  R. LAGARRIGUE
Publication : mai 1968
Mise en ligne : 22 octobre 2006

L’article qu’on va lire, émane du Syndicat du livre bordelais. Il prouve que tous les syndiqués ne sont plus hostiles à l’économie distributive.

L’attaque gouvernementale contre la Sécurité Sociale fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase les salariés indignés décidaient une grève de vingt- quatre heures pour le 13 décembre.

A Bordeaux, comme dans toute les grandes villes, les travailleurs, manifestants pacifistes et volontaires, sont « descendus dans la rue » en grand nombre. Jamais les syndicats du Livre n’avaient eu une représentation aussi importante dans un cortège. Leur voix était celle de tous les salariés, qui rejettent les ordonnances sur la Sécurité Sociale, contraires à une politique de santé. L’augmentation des dépenses pourrait parfaitement être maîtrisée par la transformation de structures inadaptées. Cette augmentation est aussi la contrepartie des exigences du système économique et social actuel et des nouvelles conditions de travail et de vie de notre société moderne. Amoindrir les garanties de la Sécurité Sociale, c’est porter atteinte a la vie même des salariés.

Certes, l’attaque contre le remboursement des frais pharmaceutiques et médicaux, contre le rôle des mutuelles, l’augmentation des cotisations, le prélèvement de 3 milliards sur les assurés sociaux ne sont pas les seules raisons de la colère des travailleurs ; c’est encore bien d’autres choses qui rassemblèrent les travailleurs en ce 13 décembre.

Ils ont voulu aussi protester bien haut contre la réduction de leur niveau de vie, le chômage qui s’accroît, les menaces qui pèsent sur l’emploi, les dégradations de leur pouvoir de consommation provoquées par la hausse constante des prix et les amputations des prestations sociales, les impôts toujours plus lourds ; ils ont voulu protester contre le refus de négocier des augmentations des salaires, des retraites, des pensions ; ils ont voulu réclamer instamment la sécurité de l’emploi, la garantie des ressources, la réduction du temps de travail sans diminution des salaires, les libertés syndicales, le droit au travail pour les jeunes, le droit à une vie décente pour les vieux.

Le gouvernement nous avait promis une « année sociale ».

Quelle est, en réalité, la situation actuelle ? Elle prend une allure inquiétante.

Dans tout le pays, le chômage ne cesse de se développer : 450.000 chômeurs, une masse croissante de jeunes qui cherchent vainement un emploi rémunéré et n’ayant jamais travaillé, ne sont pas considérés comme chômeurs.

Outre les licenciements, de nombreuses entreprises réduisent les heures de travail, faisant subir une importante perte de salaires aux travailleurs, dont beaucoup n’atteignent pas le minimum garanti...

On est loin de la « fameuse expansion économique » escomptée ainsi que des bienfaits promis du Marché commun dont les travailleurs devaient bénéficier.

Certes, cette situation ne peut étonner, et même M. le Premier ministre avoue que « le chômage découle de l’élévation de la productivité et des progrès techniques, qui permettent de produire davantage avec moins de monde ». Personne ne niera cette vérité : ce sont bien la les conséquences normales des progrès scientifiques et techniques en système capitaliste, seul responsable de la situation qui est faite aux travailleurs.

Les maîtres de l’économie du profit, les privilégiés de ce système périmé, inhumain, tentent de faire accroire que l’on n’y peut rien, invitant ainsi le monde du travail à la résignation et au découragement.

Le fait est indéniable : le chômage est inhérent à l’économie capitaliste et il ne peut que s’accroître parallèlement au progrès des techniques.

Dans leur manifestation, les travailleurs organisés ont voulu montrer qu’ils n’acceptent pas un si sombre avenir. Ils comprennent et proclament que si les progrès scientifiques et techniques permettent de produire plus avec moins d’efforts humains, les travailleurs doivent en bénéficier par une réduction de la durée du travail, l’avancement de l’âge de la retraite, par la hausse du pouvoir d’achat des consommateurs au prorata de l’augmentation de la production nationale. Les machines qui nous remplacent doivent améliorer notre existence et non pas nous réduire à la misère.

Les travailleurs comprennent que tout change dans notre monde mouvant et qu’élever le niveau de vie aux possibilités offertes découle d’une économie de bon sens. Il n’y aura ni misère ni chômage si l’on se décide enfin à comprendre que l’emploi n’a pour objectif que la production, qui elle-même ne tend qu’à satisfaire les besoins humains. Les représentants du pouvoir se déclarent incapables de réaliser une société sans misère et sans chômage. Ce sont les syndicats qui doivent entraîner le peuple à lutter contre leur système, contre la domination des féodalités économiques et financières pour réaliser une véritable démocratie économique et sociale et, dans l’immédiat, refuser le chômage et imposer la garantie de l’emploi et du pouvoir d’achat, l’assurance devant la maladie et la vieillesse ; imposer, en un mot, notre droit à la vie. Une véritable sécurité sociale’ est possible pour tous. Rien ne manque du côté matériel pour assurer une large existence a tous les Français : il suffit d’organiser la distribution de ce dont ils ont besoin. Les biens de consommation abondent à tel point qu’il faut en détruire ou en exporter à perte pour soutenir les cours ! Qui s’oppose, à une répartition immédiate des « excédents » aux impécunieux : économiquement faibles, handicapés, etc ?

C’est cela que les travailleurs organisés ont voulu exprimer dans leur grève du 13 décembre. Ils prennent enfin conscience que l’extraordinaire progrès des techniques de production de ces dernières années exige une transformation totale des structures.

La fonction majeure du syndicalisme est, en effet, d’assurer notre avenir au-delà de la revendication immédiate. L’unité syndicale en fera une force irrésistible contre les puissances d’argent. Certes, nous avons tous le souci de l’indépendance syndicale a l’égard dès partis politiques, mais nous n’ignorons pas que sans appuis parlementaires nous n’obtiendrons jamais’ : que nos revendications soient traduites par des lois.

En face du gouvernement (quel qu’il soit) et du patronat uni, les centrales syndicales devront bien finir par s’unir au sein d’un Conseil national du salariat, qui, coordonnant les revendications et les luttes syndicales, représentera effectivement l’ensemble du monde du travail et pourra parler en son nom. Les délégués de ce Conseil des salariés pourraient alors entrer en contact avec les partis politiques et leur préciser la pensée et la volonté ouvrières. N’est-ce pas, du reste, ce qu’attendent du syndicalisme les partis politiques se réclamant de la classe ouvrière ?

Toutes les grandes centrales syndicales sont d’accord pour condamner le capitalisme, incapable de résoudre les problèmes nouveaux que posent les techniques modernes. Toutes condamnent l’économie du profit.

Il ne leur faut plus que concevoir et définir clairement la transformation des structures. Mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de capitalisme « populaire ». Aucune solution humaine et de bon sens aux problèmes économiques et sociaux n’est possible tant que nous resterons en économie marchande, sous la dictature d’un système financier et monétaire inadaptable au pouvoir de produire et qui nous empêche de consommer ce que nous sommes capables de produire, tant que nous resterons dans les structures économiques qui impliquent le profit. La première réforme à réaliser sera la socialisation de l’émission monétaire et du crédit, actuellement privilège des banques toutes-puissantes.

L’économie capitaliste est une économie de lutte entre ceux qui vivent du profit et ceux qui vivent du salaire : les intérêts s’opposent inéluctablement.

Le moyen le plus courant utilisé pour réduire le pouvoir d’achat des masse populaires est la hausse des prix, improprement appelée « inflation » afin de jeter la confusion dans l’esprit de ce « bon public » et servir une politique antiouvrière. Or, l’inflation, c’est l’excès de monnaie par rapport à la production offerte à la consommation. C’est donc prétendre que les consommateurs ont trop d’argent, que les travailleurs sont trop payés et qu’il faut, pour remédier a « l’inflation », s’opposer a la hausse des salaires. En réalité, la hausse des prix, nous la devons à la fois à l’avidité des monopoles capitalistes protégés par les gouvernants et aux augmentations constantes des taxes, des impôts et prélèvements de toutes sortes que le gouvernement multiplie.

L’Economie capitaliste repose sur le profit. Mais les progrès techniques apportent l’abondance des produits ; or, l’abondance tue le profit. L’abondance est donc l’ennemi du système actuel et tous les moyens sont bons pour l’interdire afin de maintenir le profit : on freine la production pour augmenter les cours, on concentre les moyens de production en monopoles afin d’empêcher la concurrence, on multiplie sans cesse les fabrications de guerre, provoquant ainsi une hausse des prix des produits consommables. On aboutit ainsi à un inimaginable gaspillage des forces humaines et à une accumulation gigantesque de produits de mort, état de choses dont l’aboutissement ne peut être que la guerre.

Est-il permis de ne pas encore admettre que puisque le produit perd sa valeur dès qu’il est abondant, ce n’est plus lui qu’il faut maintenant payer, mais l’homme ? L’objectif du syndicalisme, c’est de réaliser une société d’abondance juste et fraternelle permettant la satisfaction des besoins matériels et l’épanouissement intellectuel et moral de l’homme.

En économie distributive, l’activité humaine n’aura plus pour seul objectif le profit individuel, mais la satisfaction des besoins matériels et culturels de tous : on produira en abondance pour distribuer. Par un revenu social, qui croîtra en même temps que la production nationale, le niveau de civilisation de tous s’élèvera constamment, apportant l’épanouissement de la personne humaine dans la sécurité, la joie de vivre et la paix.

Par la grève du 13 décembre, les travailleurs se sont dressés contre l’injustice et l’égoïsme et se sont engagés sur le chemin de la lutte « pour que ça change ».

(Extrait du « Livre Bordelais », février 1968).