Démocratie vs. capitalisme

Réflexion
Publication : juillet 2024
Mise en ligne : 15 août 2024

L’essence du capitalisme est-elle compatible avec le fonctionnement d’une société bienveillante ? Le capitalisme aurait permis le progrès par la motivation du profit et l’intérêt individuel, mais ne serions-nous pas arrivés à un seuil de décadence civilisationnelle ? La vigilance collective ne devrait-elle pas s’organiser, s’outiller, pour permettre une reprise en main des grands enjeux pour notre avenir ?

 Pourquoi la démocratie  ?

Contrairement à ce qui est admis, la démocratie n’a pas pour origine la Grèce antique, car elle a existé partout dans le monde et à toutes les époques, depuis l’histoire la plus reculée. Depuis 7 000 ans avant J.-C., des cités sont apparues en Anatolie centrale, dans l’actuelle Turquie, des Carpates au fleuve Dniepr, de la Roumanie à l’Ukraine actuelles, en Mésopotamie, sur les rives du fleuve Indus, entre le Pakistan et l’Inde, aux abords de la Mongolie, au Mexique, citées gérées de façon démocratique selon les résultats des recherches effectuées par les anthropologues et les archéologues [1]. L’attribution de l’invention de la démocratie aux Grecs, considérés comme les pères de la civilisation occidentale, serait due à la volonté de ceux, en France et aux États-Unis, qui tenaient à affirmer la suprématie de leur civilisation sur toutes les autres et notamment sur la confédération iroquoise, découverte par des aventuriers, et dont la culture et les mœurs avaient acquis une grande réputation en Amérique et jusqu’en Europe.

Remettons les choses à l’endroit. Comme rappelé dans des articles précédents, le mot démocratie se rapporte à la véritable démocratie, celle qui est directe, c’est-à-dire celle qui attribue le vote des lois au peuple et non à des représentants même élus.

La démocratie est le moyen politique pour les citoyens de protéger les libertés primordiales contre toute tyrannie exercée par une personne ou un groupe. C’est pourquoi fut mis en application l’ostracisme dans la Grèce antique, vote par lequel l’ecclésia (l’assemblée des citoyens) prononçait le bannissement, mesure d’éloignement politique qui permettait d’écarter pendant dix ans un citoyen influent soupçonné d’aspirer au pouvoir personnel. Toute démocratie implique aussi un système politique où les citoyens partagent l’égalité des droits. Que l’on soit intellectuel, chef d’entreprise, ouvrier ou paysan, les responsabilités sont ouvertes à tous, et chacun a par le vote, le même poids pour accepter ou rejeter des propositions politiques. D’après Thucydide, Périclès avait insisté sur cette idée essentielle de jugement du peuple  : «  Bien que rares soient les gens capables de concevoir un projet politique, nous sommes néanmoins tous à même de le juger   ».

La démocratie peut toujours se trouver remise en question lors de situations exceptionnelles comme la guerre, une catastrophe naturelle, une épidémie, etc. et laisser s’installer un totalitarisme accepté si la peur est maintenue avec une propagande adéquate. La démocratie est donc un idéal qu’il faut constamment protéger, reconquérir, afin de maintenir la paix sociale, le bien-être partagé, les libertés individuelles et l’égalité sociale. Toute démocratie doit disposer de lois et de procédures permettant aux citoyens de changer de gouvernement ou de projets politiques légalement, c’est-à-dire sans avoir besoin de recourir à la violence. Il faut souligner que depuis des millénaires, les peuples ont préféré le consensus plutôt que la majorité, car celle-ci peut imposer sa domination sur la minorité.

Pierre Clastres souligne l’existence de ces sociétés primitives aux institutions politiques qui intentionnellement établissent et préservent la liberté et l’égalité des membres de la communauté, qu’il dénomme "sociétés contre l’État" [2]. Ainsi, le chef (appellation occidentale) y incarne le pouvoir politique de la communauté mais il ne peut exercer aucune coercition (il ne peut pas donner d’ordre) car il ne dispose pas de la force physique mais de la force de persuasion. Son rôle essentiel est d’une part, d’apaiser les conflits entre les membres de la communauté et, d’autre part, de leur rappeler les lois de la société. Selon Clastres, c’est la société en son entier qui exerce le pouvoir et transmet cette institution de la politique à chaque nouveau membre de la communauté.

Mœurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs des premiers temps, vol. 2. Paris, Saugrin l’Aîné, 1724, Planche 15. 
Joseph-François Lafitau

Dans nos sociétés actuelles, le pouvoir est détenu par des chefs suprêmes qui dirigent des subordonnés à leur service. Ces derniers ont constitué un État qui s’est accaparé la violence légitime, afin de protéger et répandre la parole unique émise par les chefs suprêmes. Il rassemble en son pouvoir, le législatif, l’exécutif, le judiciaire et bientôt l’ensemble de la communication afin de maîtriser le peuple dans une relation "suggestion-obéissance", une forme de domination sous l’apparence de libertés dirigées par le chantage répressif. L’organisation en classes sociales permet à l’État de créer des dissensions au sein du peuple afin de mieux le maîtriser et de justifier l’emploi de sa police. Bien que le pouvoir semble s’exercer par l’économie et la finance, comme le prétend le marxisme, le capitalisme ne résulte que d’un choix politique et de mystifications idéologiques.

L’appropriation des lois par le peuple et la réécriture par celui-ci de la Constitution seraient bien utiles aujourd’hui face à une dérive gouvernementale qui nous éloigne progressivement des valeurs démocratiques et dirige notre nation et le monde vers un système politique universel autoritaire. Car l’objectif primordial consiste à favoriser les transactions financières et marchandes des grandes entreprises au sein d’un marché mondial concurrentiel et exsangue. D’où la mise en place d’une stratégie hégémonique à l’échelle mondiale dont les objectifs poursuivis restent l’accaparement des ressources planétaires, le gain de territoires à débouchés marchands, l’affaiblissement des concurrents par des sanctions économiques, des répressions guerrières, de la corruption et autres stratagèmes. Les gouvernements se sont mis au service de l’oligarchie dominante dont les intérêts s’étendent au niveau mondial. D’où le besoin de maîtriser les peuples nationaux, de les amener à l’uniformité de la pensée, de les contraindre à obéir aux directives imposées. Ainsi fleurissent des agences internationales soumises à aucun contrôle démocratique, dont les missions et les moyens d’action n’ont jamais été entérinés par les peuples  : FMI, OMC, Banque Centrale Européenne, Commission Européenne, Conseil d’État. Leurs pouvoirs s’élargissent et deviennent prépondérants sur l’ensemble des contre-pouvoirs qui, eux, subissent un affaiblissement sans précédent. Les bourgeois, après avoir réussi à renverser l’ordre dominant antérieur constitué de la monarchie et du clergé, ont imposé un nouvel ordre à leur avantage qui élève la technoscience au rang de nouvelle religion et qui enferme les populations dans un utilitarisme réducteur sapant l’ensemble des relations sociales. L’humanité ne s’est libérée de la tyrannie des religions révélées (et encore pas sur l’ensemble de la planète) que pour se mettre au service de l’idéologie capitaliste. Ainsi, les problèmes sociétaux ne pourraient trouver de solutions que par l’emploi de technologies favorables aux profits des capitalistes. Contre le COVID-19 un pseudo-vaccin fut quasiment imposé  ; contre le réchauffement climatique il s’agit d’obliger la mise en place des énergies renouvelables et des voitures électriques  ; pour favoriser le complexe militaro-industriel on fomente et déclare des guerres dont on persuade les peuples de leur légitimité  ; contre l’insécurité entretenue sont mis en place des moyens de surveillance technologiques de la population.

Afin de soustraire l’économie au pouvoir politique, il a suffi à l’oligarchie de lui attribuer des lois soi-disant d’origine naturelle, origine qui n’a jamais été démontrée. Adam Smith, partisan d’un individualisme total, a prononcé ce principe fondateur du capitalisme qui stipule que la somme des intérêts particuliers rejoint l’intérêt général et que c’est en pensant à son propre bien-être que l’on contribue le mieux au bien-être collectif. Il disait que chacun votera selon ses impératifs et ce sera très bien ainsi. Or, ce principe ne peut être scientifiquement établi et de toute façon, l’expérience montre qu’il ne fonctionne pas. Il s’agit en fait d’une simple prise de position idéologique.

Le capitalisme utilise une vision pessimiste de l’être humain en prétendant qu’il ne saurait agir que poussé par des motifs exclusivement égoïstes et individualistes. Cette conception oublie que dans ces conditions l’humain n’aurait pas survécu durant des centaines de milliers d’années et que c’est grâce aux liens sociaux que l’humanité existe encore et s’est même développée.

Afin de faire taire toute contestation contre l’autoritarisme appliqué en faveur de la mondialisation économique et de la généralisation du capitalisme, l’oligarchie s’est emparée des médias, de la production cinématographique, de la publicité, et désormais de l’Internet pour inculquer l’idéologie de la consommation matérialiste à toutes les générations. Information uniforme répétée par les médias autorisés, censures des médias d’opposition, dénigrements mensongers et sanctions à l’encontre des contradicteurs à la compétence avérée, débats télévisés tendancieux, films et séries servant de supports aux messages autorisés, programmes télévisuels orientés, temps de paroles déséquilibrés en faveur des formations politiques et des candidats "choisis", publicités infantilisantes et suggérant une vision "souhaitée" des comportements sociétaux, etc. Les médias dominants utilisent des procédés étudiés pour taire un fait ou le déformer avec l’aide d’experts corrompus qui, avançant des arguments pseudo-scientifiques, s’ingénient à faire apparaître comme une vérité première ce qui n’est qu’une prise de position idéologique, ou bien à noyer un événement majeur sous un flot d’informations sans importance (faits divers, résultats sportifs, météo, etc.) de façon à le discréditer. Tout discours opposé est systématiquement réduit au silence ou diabolisé. Ainsi Cornélius Castoriadis pouvait-il affirmer  : «  le pire ennemi de la vérité n’est pas le mensonge mais l’insignifiance   ». La propagande réalise un véritable formatage des esprits qui, allié à des comportements de "servitude volontaire" toujours latents chez les populations dominées, rend difficile toute contestation du système en place. Internet comme nous allons le voir est contrôlé, surveillé, voire sanctionné, proportionnellement à sa capacité de contre-pouvoir.

Les Dominés sont bien souvent inconscients de cette dictature qui s’installe insidieusement avec les structures d’une démocratie qui peu à peu sont inactivées et inopérantes. Albert Camus décrit parfaitement cette situation dans son roman La Chute  : «  La servitude, souriante de préférence, est donc inévitable. Mais nous ne devons pas le reconnaître. Celui qui souhaite avoir des esclaves, ne vaut-il pas mieux qu’il les appelle hommes libres ? Pour le principe d’abord, et puis pour ne pas les désespérer. De cette manière, ils continueront de sourire et nous garderons notre bonne conscience  ».

Le capitalisme bénéficie d’une protection assurée par des régimes dictatoriaux, plus ou moins bien maquillés en démocratie. Ainsi la Chine, dans laquelle la population soumise participe au marché capitaliste tout en étant privée de liberté politique, pourrait préfigurer la société capitaliste mondiale de demain. Partout, le pouvoir d’une oligarchie composée de grandes multinationales et de puissants établissements financiers se substitue aux pouvoirs politiques [3]. C’est un coup d’État sournois et permanent dont témoigne une déclaration, en 1999, de David Rockefeller le fondateur du "Groupe de Bidelberg", un puissant groupe de pression patronal international  : «  Quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire   ». Ainsi, certains des plus puissants lobbies comme l’UNICE [4] (le "MEDEF" européen), ou l’European Round Table (ERT) qui regroupe des multinationales comme Total, Nestlé, Siemens, Volvo…, ont accès aux structures décisionnelles de l’UE. Même l’ONU est gangrénée par la pression des multinationales qui tentent de créer un partenariat avec l’organisation afin de prendre le contrôle des recommandations émises. La création du G8 qui, regroupant les principales puissances de la planète, permet également de gérer les affaires du monde en court-circuitant l’ONU, malgré son absence totale de légitimité.

 La démocratie, un idéal

Certes, pour les peuples, la démocratie est un idéal à atteindre et à faire vivre, mais certaines conditions restent indispensables pour y parvenir. Elle demande un individu épris de liberté, c’est-à-dire parvenu à la maturité mentale et psychique que l’on peut nommer autonomie. Rien à voir avec l’individualisme, attitude normale pour un enfant ou un préadolescent, état d’esprit souhaité par le capitalisme dans un objectif de domination des besoins et de soumission consentie aux règles propices au profit des oligarques. Le capitalisme, au travers de son bras armé la technologie, ne nous apporte aucune autonomie, mais de l’autarcie de façade car la dépendance est totale envers le système dominant. Cet enfermement dans l’individualisme empêche l’expression de notre potentiel à s’accomplir au sein de communautés en les faisant vivre et s’épanouir [5].

Comme l’exprime Castoriadis  : «  Le véritable citoyen ne peut acquérir l’autonomie nécessaire que par une éducation appropriée par une communauté consciente d’éviter toute hétéronomie. La prise de conscience par chacun de son appartenance sociale, de son intérêt à coopérer pour atteindre la meilleure situation de bien-être pour le cours de sa vie, l’amène à comprendre l’obligation de l’égalité et de choisir d’abandonner une partie de son indépendance pour se soumettre à des lois, les mêmes pour tous, dont l’élaboration est le produit de l’opinion de tous  ». De même, selon Hannah Arendt  : «  Il faut dépasser l’opposition, longuement entretenue, entre individuel et collectif et prendre conscience que l’autonomie n’est pas indépendance mais interdépendance, parce qu’on a besoin des autres pour être reconnu, pour être soi  ». Et enfin, selon Élysée Reclus  : «  Si je travaille à m’appartenir, c’est pour me donner, et si je tiens à être fort, c’est pour me dévouer pleinement  ; ayant tout reçu des autres, je tiens à leur rendre tout  ». L’autonomie moderne, c’est ce stade de l’interdépendance où la personne se place dans une logique de coopération, de réciprocité ou encore de co-création [6].

La démocratie réelle, non pas son ersatz actuel, ne peut s’instituer en l’absence d’individus, de citoyens suffisamment autonomes, c’est-à-dire conscients de leur responsabilité sociale et du don nécessaire de leur personne pour contribuer au bien de tous, en raison d’une dette qu’ils ont envers la société qui leur permet de bénéficier de biens et services correspondant à leurs besoins personnels. L’acquisition de cette autonomie individuelle nécessaire, en particulier par l’individu occidental, est conditionnée par l’abandon de tout esprit de conquête, de domination, d’exploitation de tous les autres peuples et de la nature, abandon difficile car il représente un apport de profits et de gratifications [7].

L’art du débat contradictoire, clé de la démocratie, durant lequel l’autonomie individuelle sert à affirmer ses idées et à les argumenter clairement, ainsi que l’altruisme, l’humanitude, vont guider les échanges vers le compromis tout en maintenant primordial l’intérêt général pour parvenir au consensus et au vote à l’unanimité. Vouloir la démocratie pour lutter contre toute tyrannie est une démarche louable, qui montre un besoin de libération et de volonté de responsabilisation de chaque citoyen vis-à-vis de la gestion des communs. Cependant, l’absence d’exercice de la démocratie depuis la Grèce antique c’est-à-dire 2 500 ans, et le martelage des esprits par une propagande individualiste servant les intérêts privés, représentent des obstacles importants, non insurmontables, mais qui vont demander l’application d’une thérapie adéquate afin que les actuels et futurs citoyens se débarrassent de valeurs perverses et néfastes. Vivre en coopération [8] pour le respect des individus et des biens communs [9] demande une formation propice dont les occidentaux en particulier ont besoin pour dépasser les valeurs infantiles dont ils ont été abreuvés  : la cupidité, la méritocratie [10], l’esprit de compétition, la recherche de pouvoir, la réussite financière et matérialiste, le consumérisme et le mythe du travail, le complexe d’infériorité vis-à-vis des professionnels de la politique à propos de la proposition et l’admission des lois, l’attirance envers l’irresponsabilité et la soumission par confort ou par peur de l’engagement, le manque de confiance en soi pour exposer des idées et les défendre.

Aspirer à la véritable démocratie directe, ce système politique dans lequel le peuple possède le pouvoir législatif, où l’État est représenté seulement par l’exécutif, c’est-à-dire un organisme qui s’occupe de la réalisation des projets votés par les citoyens, et où le système juridique est indépendant pour l’application des lois rédigées et votées par le peuple, demande d’y mettre les moyens intellectuels et organisationnels nécessaires.

Hannah Arendt affirme que l’humain est un animal politique. Il a été dépossédé de cette capacité. Afin que chaque citoyen retrouve un accès facilité à la pratique de la politique, que ce soit au niveau des assemblées de quartier, du département, de la région ou de la nation, en cas de désignation par tirage au sort des représentants, un équilibre entre la vie professionnelle, familiale, individuelle et politique reste à organiser. Cette organisation à mettre en œuvre ne pourra l’être si le système de production de biens et services reste aux mains du domaine privé, qui a tout intérêt à faire travailler les citoyens au maximum pour en tirer profit et pouvoir. Comble de la malice, les dominants sont parvenus à tromper les citoyens en leur faisant croire qu’ils détenaient un pouvoir sur l’orientation politique par l’élection [11], alors qu’elle ne sert qu’à nommer des maîtres qui s’empresseront de dénoncer leurs promesses et surtout de ne pas remettre en question le système économique et politique en vigueur. L’ensemble des lois et notamment celles qui figurent dans la Constitution actuelle ne font qu’éloigner les citoyens des décisions politiques et sociales, protection doublée par l’application d’une propagande appropriée de dévalorisation des capacités de chaque citoyen. Il nous faut conquérir notre rôle de citoyen à part entière.

L’individualisme dans lequel les possédants nous maintiennent représente une entrave à la maturité, une prison de l’esprit afin de nous maintenir vulnérables comme des enfants pour lesquels les directives sociétales remplacent celles des parents ou de toute autorité. Ils nous maintiennent dans un environnement informationnel favorable à leurs prérogatives. Ils enferment nos corps et nos esprits dans un monde infantile où les jouets, les jeux et les sucreries abondent et auxquels l’addiction nous rend esclaves des moyens pour se les approprier, moyens sur lesquels ils exercent un pouvoir absolu de façon à utiliser la peur du manque à souhait.

 Une nouvelle organisation

D’après Condorcet  : «  le facteur essentiel de la structure sociale se trouve dans la possibilité pour chaque individu de participer également à la confection des lois  » [12].

Toute société qui se veut réellement démocratique, doit s’organiser de façon à maîtriser les problèmes liés à l’étendue géographique d’une nation, à l’importance de sa population, à la compétence de cette population, et à son degré d’engagement et de responsabilité vis-à-vis des biens communs. L’outil capable de résoudre ces problèmes s’appelle la convention citoyenne, qui démontre même sa supériorité indiscutable sur le recueil de la somme des opinions particulières. Elle représente un processus participatif et décisionnel qui peut s’appliquer à plusieurs domaines de la gestion collective  : la gestion municipale, régionale et nationale, la gestion des services publics, la gestion des entreprises, les grands problèmes de société, les orientations de la recherche scientifique et technologique, les questions écologiques, les projets d’aménagement du territoire, les relations avec les autres nations, les institutions internationales et notamment l’ONU, etc.

Dans ce cas, dès qu’une proposition de loi, d’initiative, de projet est soutenue par un certain nombre de citoyens selon le territoire concerné, elle est soumise à référendum ou fait l’objet d’une convention de citoyens, auxquels la décision appartient. Ainsi, ce que nous nommons État aujourd’hui serait réduit à une instance à laquelle reviendrait le rôle de l’exécutif, de l’application et la mise en œuvre des décisions prises par les citoyens. Cet exécutif formé de fonctionnaires experts se retrouverait au niveau communal, régional, national, etc. Ils seraient sous le contrôle d’une assemblée citoyenne composés de membres tirés au sort dont les mandats seraient courts. Même organisation pour le système judiciaire.

Jacques Testart explique l’organisation des conventions de citoyens dans une présentation vidéo [13], et surtout du comportement particulier des citoyens tirés au sort qui participent à ces conventions, seul moyen, selon lui, de définir le bien commun hors de toute influence des lobbies. Les personnes impliquées dans le processus participatif — qui sont souvent des individus à qui l’on n’a jamais donné l’opportunité de s’exprimer et d’influer sur les problèmes relatifs à la gestion de la "cité" —, prennent soudain leur rôle très au sérieux et deviennent capables de faire passer l’intérêt général avant leur propre intérêt particulier. Ce que proposent les gens, placés en situation de responsabilité, dans les conventions de citoyens, c’est la solidarité plutôt que la compétitivité, la communauté de l’espèce humaine plutôt que le chauvinisme, le souci de l’environnement plutôt que la croissance, l’épanouissement au présent et pour les générations futures plutôt que le productivisme aveugle.

La convention de citoyens favorise les choix qui contribuent au bien commun. Elle émet une opinion éclairée, obtenue à partir de débats contradictoires qui renseignent sur le nombre d’accords et de désaccords concernant telle ou telle proposition. Elle peut être organisée, sur un même sujet, à l’échelle du territoire concerné, quartier, commune, région, territoire national. Alors l’avis obtenu est fiable et a vraiment du sens [14]. Reproduites à l’international, ces procédures permettraient la confrontation des avis des citoyens du monde, libérés des principes directeurs du capitalisme qui ne conduit qu’à la ruine, ce qui pourrait amener tous les pays à se consacrer pleinement à la défense de l’environnement, à la coopération économique réelle entre les peuples.

C’est par ces conventions citoyennes que le peuple s’aperçoit de l’incompatibilité des principes liés au capitalisme avec les besoins réels de l’humanité. Elles démontrent combien ce capitalisme est incompatible avec la démocratie. Combien de recommandations générées par ces conventions, comme celle organisée dernièrement pour la préservation du climat, sont annulées par les gouvernements actuels à la solde des possédants, tant elles s’opposent au fonctionnement du système capitaliste. Que pense Jacques Testart des débats publics organisés par la Commission nationale du débat public  ? «  C’est une arnaque  ! Ces débats publics sont des leurres démocratiques. Ils ne servent qu’à discréditer les conventions de citoyens.  » [15]

Cette incompatibilité montre que la solution pour sortir de ce système dévastateur aussi bien au niveau de l’espèce humaine que de l’environnement, revient à la reprise en possession par le peuple de la politique, du domaine législatif et à un contrôle permanent de l’exécutif et du judiciaire. Il faut nous réapproprier ces exercices afin que le présent et notre avenir nous appartiennent réellement alors qu’aujourd’hui nous les subissons, impuissants. Les soumissions récentes subies, et maintenant au sujet de la guerre en Ukraine, des accords de libre-échange… doit-on les accepter au nom de notre soi-disant incompétence, de notre trop grand nombre, au nom de tous les prétextes aussi farfelus les uns que les autres  ? Aujourd’hui, nous avons l’Internet à notre disposition, un outil qui pourrait nous servir  ? Ou non, qu’en est-il  ?

 La démocratie et Internet

Pour de nombreuses personnalités, politiques et sociologues, Internet a constitué, à leurs yeux, une vraie opportunité pour la démocratie, en récoltant les opinions de tous avec l’idée de protéger l’individu — en ce qui concerne sa liberté d’opinion et le respect de ses intérêts particuliers.

Internet aurait pu s’avérer la source rénovatrice de la souveraineté populaire par la facilité de mise en relation, de conversation sur des sujets d’actualité. Cependant, l’espérance de progrès démocratique que pouvait porter Internet a été contrariée en invitant plutôt à renforcer nos convictions et nos préjugés. Les formes de délibération citoyenne qui y ont été initiées par des institutions publiques se sont révélées décevantes. Tout comme la tentative de renouvellement du processus électoral en offrant une facilité de consultation directe.

Les tentatives pour amener le public à s’investir davantage dans la participation à la vie politique par le biais d’Internet et des réseaux sociaux se soldent par des échecs car le public s’aperçoit que ces concertations ne sont que des leurres, concertations qui ne sont prises en compte que si l’opinion majoritaire va dans le sens de l’intérêt capitaliste, du commerce et de la marchandisation de toute proposition.

En libérant l’expression des individus au sein d’un espace public, Internet est devenu la cible de la censure avec la loi Avia du 24 juin 2020, au nom de la lutte contre les "contenus haineux", avec la loi controversée SREN contre le harcèlement sur les réseaux sociaux, puis contre les dérives sectaires, loi actuellement en débat au parlement, qui s’attaquerait aux opposants et critiques d’une stratégie gouvernementale. Ces contrôles judiciaires sont élaborés pour des causes légitimes, mais peuvent devenir liberticides en cas d’intentions totalitaires gouvernementales notamment en matière de santé, de lutte écologique, de relations internationales, etc.

Internet reste cependant un moyen favorable à l’acquisition et à la transmission d’informations en tous genres. Il facilite les mobilisations collectives, pour des manifestations politiques, des spectacles, des commémorations, etc. Quant aux pétitions, les seules qui fonctionnent sont celles qui facilitent ou justifient les initiatives gouvernementales comme le montre le succès récent de L’affaire du siècle, pétition la plus signée de l’histoire de France avec 2,3 millions de signatures. Ce fut une campagne initiée par quatre associations (Fondation pour la nature et l’homme de Nicolas-Hulot, Greenpeace France, Notre affaire à tous et Oxfam France) le 17 décembre 2018 et visant à poursuivre en justice l’État pour inaction en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Un bon moyen pour justifier les multiples réglementations et lois destinées à imposer les technologies de développement durable, telles les technologies ajoutées (filtres…), les éoliennes, les voitures électriques, les panneaux solaires, la réglementation agricole, l’isolation thermique des bâtiments…, avec une propagande incessante au niveau de l’éducation scolaire, de l’information médiatique, jusqu’au niveau de la publicité.

Le gros défaut d’Internet par rapport aux conventions citoyennes reste l’impossibilité de faire apparaître l’humanitude, cette faculté humaine d’orienter ses pensées pour le bien commun, en oubliant ses propres intérêts, faute de la possibilité d’organiser un vrai débat en présentiel autour d’un sujet défini et géré par un médiateur neutre.

 Maîtriser la recherche et l’innovation

De nos jours et plus particulièrement à l’avenir, les technologies entendent avoir un impact considérable sur la vie quotidienne de la population, et en conséquence sur sa vie professionnelle, individuelle et sociale. Les choix technologiques sont actuellement réservés aux industriels et aux pouvoirs publics. Que le peuple se réapproprie le pouvoir en organisant des débats concernant l’ensemble des possibilités technologiques, et décide de leur sélection et usage à la place de ceux qui les imposent, est donc devenu primordial.

(@ENS de Lyon)

Aujourd’hui, ces choix technologiques sont responsables des conditions d’extraction des matières premières, de la production des biens et services, et de l’invasion des déchets. Ils nécessitent la consommation d’énergie produite par des moyens polluants. Compte tenu des menaces graves qu’ils génèrent sur la santé de notre monde et sur la vie humaine et générale, ils ne peuvent plus se trouver dans les mains d’un système économique insatiable et destructeur.

Jacques Testart le dit explicitement  : «  Démocratiser la science ne signifie pas contrôler la recherche fondamentale. Il s’agit de contrôler la recherche dite "finalisée", c’est-à-dire celle qui est menée en vue d’un but précis et déjà décidé en amont, comme le dépôt d’un brevet ou le lancement d’un produit sur le marché. Cette recherche doit être placée sous le contrôle citoyen. […] Il ne s’agit pas de bloquer toute la recherche ou toute production de connaissances. On exige simplement qu’il y ait un contrôle citoyen de l’activité de recherche. Comme les citoyens paient la recherche, via l’impôt, et en paient même les pots cassés, on ne voit pas pourquoi ils n’auraient pas leur mot à dire.  »

 Maîtriser son économie

Ce qui apparaît important de retenir, c’est la preuve du potentiel de compétence contenu en chacun pour participer au domaine politique à la condition d’acquérir l’autonomie capable de générer le citoyen qui est en chacun de nous. Dès lors, il surgira l’évidence que la coopération générale, permettra au peuple de se réapproprier les clés de son destin en votant ses propres lois et sa Constitution, et surtout en créant sa propre économie, et balayant d’un revers de main ce capitalisme scélérat.

Dès lors, chacun étant devenu un véritable citoyen, ressentant son appartenance à un groupe social dans lequel il est reconnu et estimé, la mise en place d’une économie basée sur le don réciproque est possible. Non pas un don réciproque d’individu à individu, mais un don réciproque entre l’individu et la société, tel que cela pourrait être vécu dans une Économie Distributive. [16]

L’individu entretient ses forces, ses capacités et sa compétence pour les offrir librement, dans l’élan du don. Elles ne sont plus accaparées ou volées par un chantage dégradant. Il reçoit de la société un bien-être à la fois matériel et psychologique, fruits de l’ensemble des dons individuels décidés démocratiquement par tous.


[1François Chatel, Tout est possible, GR N°1231, juin 2023 et GR N°1232, octobre 2023

[2Pierre Clastres, La Société contre l’État, Éditions de minuit

[3Voir par exemple : Bernard Blavette, Les lobbies contre la démocratie, GR N°1095, février 2009

[4L’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe

[5François Chatel, Liberté ou autonomie, GR N°1218, juillet 2020

[6ibidem

[7François Chatel, Vite un psy, GR N°1199, juillet 2018

[8François Chatel, De la coopération, GR N°1141, avril 2013

[9François Chatel, Les communs, GR N°1209, juin 2019

[10François Chatel, Le mérite se mérite-t-il  ?, GR N°1168, octobre 2015

[11François Chatel, Les élections, du pain rassis pour les pigeons, GR N°1225, avril 2022

[12Condorcet (Jean-Antoine-Nicolas de Caritat), Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Paris, Imprimerie Royale, 1785

[13Entretien avec Jacques Testart, Conventions citoyennes  : lignes rouges et leviers
https://youtu.be/iDhWQbdmUo0

[14Jacques Testart, L’humanitude au pouvoir, Comment les citoyens peuvent décider du bien commun, éd. du Seuil

[15Reporterre, Jacques Testart  : «  Il faut un contrôle citoyen de l’activité de recherche  », 17 mai 2017

https://reporterre.net/Jacques-Testart-Il-faut-un-controle-citoyen-de-l-activite-de-recherche

[16François Chatel, La place du don, GR N°1125, novembre 2011