Je me suis toujours glorifié, et cela jusque dans les colonnes de la Grande Relève, d’être considéré par l’opinion publique comme un utopiste, c’est-àdire, tout au moins dans ma pensée, comme un homme convaincu d’avoir raison quelques dizaines d’années avant ses contemporains toutes les fois qu’il leur demande d’abolir un régime économique qui a fait son temps, un régime à l’agonie que, bon gré mal gré, il nous faudra, tôt ou tard, remplacer par cette Economie Distributive autour de laquelle on s’obstine à, faire le silence. Or, dût-on m’accuser d’orgueil, ce n’est pas ce qui se passe sous nos yeux qui me fera changer d’avis sur la nécessité d’instaurer au plus vite un « Revenu Social » dont producteurs et consommateurs ont de plus en plus besoin, les uns pour écouler leur production sans cesse excédentaire faute d’acheteurs solvables et les autres pour ne plus connaître, faute d’emploi et de pouvoir d’achat, que la misère au sein d’une abondance qu’ils ont contribué, par leurs découvertes et par leur travail à faire régner dans le monde.
Je viens en effet de recevoir le dernier bulletin de la FE.NA.DUC. (Fédération nationale de défense des usagers et consommateurs - Réclame non payée), bulletin où je retrouve, à ma grande surprise, agréable d’ailleurs, quelques lignes de moi-même, jadis publiées par la Grande Relève, mais où je découvre également ce qui suit, extrait d’un article paru dans « France Observateur » et préconisant, ce qui ne manquera pas d’étonner nos lecteurs, le recours immédiat à un « revenu annuel garanti par la loi ! ! ». L’auteur a d’ailleurs totalement oublié de nous dire en quoi ce revenu annuel, garanti par la loi, pouvait bien différer de ce revenu social dont, trente ans avant lui, nous nous sommes faits les ’défenseurs. Inutile d’ajouter que, dans cet article, on ne fait aucune allusion à l’oeuvre de Jacques Duboin, oeuvre autour de laquelle il convient plus que jamais de faire le silence, cet économiste aux théories révolutionnaires ayant eu l’inconvenance d’avoir un peu trop tôt raison contre nos économistes officiels, défenseurs d’un capitalisme aux abois, qui le considèrent, lui aussi, comme un pauvre utopiste.
Je veux espérer que la FE.NA.DUC. m’excusera de reproduire après elle, cet intéressant article de « France Observateur » qui, pour la première fois dans la grande presse, milite en faveur de toutes les théories économiques qui nous sont chères. Le voici dans son intégralité, car n’importe lequel d’entre nous aurait pu le signer sans en changer un mot.
« Un autre phénomène nouveau est l’accueil reçu par un pamphlet diffusé, il y a quelques mois, par trente cinq écrivains, économistes, universitaires, parmi lesquels le sociologue Gunnar MYRDAL, le physicien Linus PAULING, deux fois prix NOBEL ; le directeur de « Scientific American », Gerard PIEL ; Michael HARRINGTON, auteur de « l’Autre Amérique », etc, etc.
Ce pamphlet sur « La triple Révolution » (l’automation, la revendication d’égalité, l’impossibilité d’envisager raisonnablement la guerre), conclut carrément : Notre système de production n’est plus viable... Jusqu’ici les richesses ont été attribuées aux hommes en rémunération de leur effort productif. Mais l’automation permet d’assurer une production virtuellement illimitée avec le concours d’une très faible quantité de travail humain.
Continuer de lier le droit à un revenu à l’accomplissement d’un travail productif, c’est condamner une portion croissante de la population à la pauvreté, souvent à la misère au moment même ou le potentiel disponible permettrait de satisfaire tous les besoins.
Le principal problème économique n’est plus de produire davantage mais de distribuer les produits. Notre optique et nos institutions devront être fondamentalement modifiés. La société n’a plus besoin d’astreindre l’individu à des besognes répétitives et absurdes. Elle doit garantir à chaque individu et à chaque famille, par des actes constitutionnels, le droit à un revenu convenable.
C’est là le seul moyen d’intégrer à la société de l’abondance ce quart de la nation qui se trouve démuni faute d’emploi... Ce ne sera que le premier pas vers le grand bouleversement de notre système des valeurs que l’automation rend nécessaire.
Personne, aux ETATS-UNIS, n’a osé lancer l’accusation de Marxisme ou de communisme contre les signataires de ce pamphlet, contre leur critique des valeurs capitalistes, leur esquisse d’une économie planifiée et d’une civilisation du temps libre permettant à un grand nombre d’individus dont le travail n’est plus nécessaire dans la production marchande de s’adonner à des activités créatrices considérées jusqu’ici comme dénuées de valeur économique.
En revanche, la proposition d’un revenu annuel garanti à tout citoyen par la loi a été reprise par Martin Luther KING en faveur du sous-prolétariat noir et discuté avec sérieux (quoique souvent avec réprobation) dans la grande presse.
En plein milieu d’un boom « sans précédent en temps de paix », comme dit Mr. JOHNSON, une partie de l’Amérique se trouve ainsi faire du Karl MARX sans oser le dire - ou sans le savoir cependant que son gouvernement fait du KEYNES sans l’avouer - et sans en faire trop. »
Soulignons au passage que le sous-prolétariat blanc a tout aussi besoin d’un revenu garanti par la loi que le sous-prolétariat noir, mais n’insistons pas. L’essentiel, c’est que ce pamphlet ait été produit et discuté sérieusement en Amérique où sa diffusion ne risque guère de rencontrer le silence.
J’avoue qu’à la lecture de cet article je me suis trouvé partagé entre des sentiments contraires et que je continue de m’interroger sur mon propre état- d’âme. Suis-je encore ou ne suis-je plus un utopiste, c’est-à-dire, s’il faut en croire le Larousse que je viens enfin de consulter, un homme « dont les conceptions et les projets imaginaires sont d’une réalisation impossible ? »
Quoi qu’il en soit, je suis convaincu qu’à la Grande Relève nous allons tous être fiers, mes camarades et moi-même, de ne plus nous sentir seuls et de nous retrouver en compagnie de ces trente cinq nouveaux utopistes, de ces trente cinq écrivains, économistes, universitaires, sociologues, physiciens, directeurs de revues scientifiques et prix NOBEL affirmant comme nous-mêmes qu’en bouleversant les conditions de l’emploi l’automation a bouleversé notre régime économique et qu’il n’est déjà plus « viable ».
Mais qu’est-ce qui va bien se passer dans le monde si ce revenu social, qualifié d’utopie par tous les SAUVY et tous les FOURASTIE de la terre, s’avérait enfin réalisable, comme osent le proclamer ces trente cinq écrivains et savants dont certains ont une réputation mondiale et au rang desquels j’aimerais volontiers pouvoir me compter ? Il sera tout de même assez difficile de les accuser en bloc de Marxisme et de communisme parce qu’ils réclament l’abolition d’une injustice sociale et le droit, pour toutes les classes de la société, de jouir au même titre et sans, distinction, d’une abondance qu’elles ont contribué, les unes comme les autres, celles des exploités comme celles des exploiteurs, à faire régner dans le monde.
L’heure est sans doute beaucoup plus proche que nous ne l’avons longtemps cru où, seul, ce revenu social nous permettra d’absorber une production excédentaire qui n’est plus capable, et ne l’a d’ailleurs jamais été, de dégager, comme on l’enseigne encore à nos fils, le pouvoir d’achat nécessaire à son absorption.
C’est qu’il va être en effet bien difficile d’interdire à ces utopistes dont le courage est égal à leur renommée, de poursuivre leur effort et de leur refuser, comme cela fut fait pour nous, l’usage de la radio et celui de la télé. La grande presse elle-même, si longtemps silencieuse, se fera bientôt un devoir d’imiter « France Observateur » et de leur ouvrir ses colonnes. Qui sait ? Peut-être même les ouvrira-telle à celui dont elle a si longtemps ignoré les efforts poursuivis sans relâche pour ouvrir les yeux de ses contemporains.
L’ECONOMIE DISTRIBUTIVE n’est déjà plus l’impossible rêve d’un utopiste puisque, dans un pays qui évolue plus rapidement que notre vieille EUROPE, on en discute « avec sérieux » l’adoption.
Tôt ou tard elle s’imposera à toutes les nations. Et, s’il est possible que notre génération n’en voit pas le triomphe, car les idées les plus généreuses ne progressent qu’avec lenteur, du moins, au « Mouvement Français de l’Abondance » aurons-nous eu la joie, avant de disparaître, de savoir que nous avions légué aux générations à venir le plus bel héritage qu’il nous était donné de pouvoir leur transmettre, celui d’un avenir meilleur devenu enfin réalisable, un avenir de justice sociale et, par suite, de PAIX.