La lecture du livre de David Graeber et David Wengrow "Au commencement était…" [1] apporte des connaissances nouvelles sur l’humanité du Néolithique, mais surtout amène conséquemment à s’interroger sur la situation sociale et économique actuelle. L’archéologie et l’anthropologie modernes éclairent d’une lumière renouvelée les modes de vie adoptés par les diverses sociétés humaines à travers le monde dans l’antiquité, dont l’étude permet de mieux cerner les différentes adaptations de notre espèce aux exigences de son environnement et les réponses culturelles qu’elle y apporte.
Les théories définies et appliquées jusqu’à nos jours à l’évolution sociale et économique des groupes humains à travers l’histoire, justifieraient la situation de nos sociétés actuelles à travers le monde, faites de gouvernements possédant une souveraineté territoriale, une administration tentaculaire et une concurrence politique. L’évolution classique admise décrit une progression des "clans" vers les "tribus", puis vers les "chefferies", puis vers l’aboutissement de toute société étendue et complexe qui est l’"État".
Ainsi, l’éclosion de la civilisation rendrait possible l’écriture, la philosophie, l’art et les connaissances scientifiques, mais s’accompagnerait inévitablement du servage et du salariat, des classes sociales, des administrateurs, d’une hiérarchie industrielle et sociale. Les villes seraient une conséquence inéluctable de la révolution agricole. Ensuite tous ces gens auraient été obligés de recourir aux États pour s’administrer. De même, en se référant à la question de l’échelle développée par Robin Dunbar, l’opinion générale s’accorde à penser que l’égalitarisme et la démocratie directe sont aisés dans les groupes de petite taille mais deviennent impossible quand la population s’agrandit.
Ce récit évolutionniste fait des régimes autoritaires et de la hiérarchisation un résultat en quelque sorte naturel de l’agrandissement des sociétés au-delà d’un certain seuil, et d’une évolution des techniques qui conduit à une spécialisation croissante des fonctions. Qui oserait s’opposer à ces affirmations issues d’experts reconnus ? Ainsi il apparaît acquis que l’existence d’institutions démocratiques dans un passé lointain n’a pu survenir qu’au sein d’une civilisation développée comme Athènes.
La critique de la civilisation occidentale par les amérindiens habitant l’est du continent nord-américain a marqué et influencé les philosophes des Lumières, mais a suscité une violente réaction chez les penseurs européens des xviiie et xixe siècles décrivant l’évolutionnisme de l’histoire comme une affaire de progrès technique, reléguant les indigènes critiques au rang d’innocents enfants de la nature et d’incultes vagabonds.
Les découvertes récentes
Les découvertes récentes de l’archéologie invitent à se pencher particulièrement sur les façons de vivre qu’elles révèlent aux anthropologues.
Si les groupes de chasseurs-cueilleurs ont progressivement atteint la plupart des terres émergées de la planète, certains parmi eux se sont sédentarisés, les uns de façon saisonnière, les autres définitivement, selon les conditions propres à l’environnement géographique et aux fluctuations du climat. Le réchauffement naturel des températures chassa les grands mammifères vers le nord et l’évolution alimentaire amena certains groupes à s’orienter vers l’agriculture et/ou l’élevage. Ainsi, furent privilégiées les terres les plus fertiles dont l’accès se fit soit par défrichage, ou en appliquant la méthode du brûlis, soit en utilisant des terres périodiquement inondées par la proximité des fleuves. Certains groupes, après la période de cultures se déplaçaient pour retrouver les zones de chasse, et de cueillette des baies, des oléagineux, des plantes sauvages. D’autres, dont les terres fertiles étaient entourées de zones désertiques se sédentarisèrent faisant des réserves alimentaires et de l’élevage, sans négliger la prédation animale principalement réalisée par les hommes.
Deux tendances se sont continuellement affrontées depuis le début de l’histoire humaine tant se heurte dans l’esprit humain, d’un côté le besoin de sécurité qui se traduit par la tendance à la soumission à un pouvoir directeur humain ou divin, et de l’autre l’exigence du respect des libertés mêlée à l’aspiration indéfectible à l’égalité qui se manifeste par l’aspiration à la démocratie, au rejet de tout gouvernement, du servage et de la propriété privée.
Si les groupes de chasseurs-cueilleurs ont majoritairement adopté un communisme tribal, qu’en est-il des peuples du Néolithique, cette période de passage à l’agriculture et à l’élevage ?
Çatal Hüyük
Il y a environ 9 000 ans, l’une des premières villes de chasseurs-cueilleurs, Çatal Hüyük, a émergé au cœur de l’Anatolie centrale, dans l’actuelle Turquie, dans la plaine de Konya sur les bords de la rivière Çarşamba. Cette agglomération a atteint son apogée au début du 6e millénaire avant J.-C., s’étendant sur près de 13 hectares. Cette ville ne présente pas de plan d’urbanisme, les maisons étant accolées les unes aux autres. Il n’y a pas de rue, pas de bâtiments communautaires, qu’ils soient politiques ou religieux. L’homogénéité des habitations est frappante, ce qui fait dire à I. Hodder que l’organisation sociale devait être clairement égalitaire et interdisait ainsi toute tentative de hiérarchisation [2]. Ces relations égalitaires ne se sont pas développées spontanément, mais sont sorties d’une société de classe patriarcale qui a été dépassée au cours d’une révolution sociale, en 7200 avant notre ère.
L’art, sous forme de peintures polychromes de grande taille, représentant surtout des scènes de chasse ou des moments importants de la vie de la cité, ne témoigne pas d’actes guerriers. Des têtes d’animaux sauvages décoraient les murs à l’intérieur des habitations. Les fouilles archéologiques révèlent la présence d’instruments de musique, de nombreuses poteries peintes avec minutie, des statuettes féminines et des restes de grandes fêtes qui se tenaient sur les toits en terrasse de la ville. Tout cela témoigne sans nul doute d’une culture florissante. Le travail physique pénible indispensable était réparti de façon égalitaire. Femmes et hommes occupaient une place semblable au sein de cette cité en raison d’un temps comparable passé à la maison, d’une alimentation identique, d’une même participation à la préparation de la nourriture comme à la production d’outils. Des peintures murales montrent des hommes s’occupant d’enfants. L’espérance de vie y était élevée (les squelettes d’individus entre 60 et 80 ans ne sont pas rares), et l’état de santé général de bonne qualité, jusqu’à la perte de maîtrise de l’hygiène en raison de la surpopulation qui provoqua l’apparition de nombreuses épidémies.
Pendant plusieurs millénaires, jusqu’à 8 000 personnes y vécurent ensemble, sans modifications notables de la civilisation, sans conflits militaires, et sans troubles intérieurs puisqu’en 2007, il fut établi que les blessures cicatrisées retrouvées sur certains squelettes ne pouvaient être imputées à de la violence interpersonnelle mais à des accidents, ce qui fit dire au directeur des fouilles : « À Çatal Hüyük, les hommes menaient une vie sans violence ».
Çatal Hüyük nous montre qu’il est possible de construire ensemble une société débarrassée de la domination, de l’exploitation, de la violence et de les empêcher d’advenir. C’est ainsi que le niveau de vie le plus élevé atteint à cette époque a pu devenir une réalité, et pour tout le monde.
Culture Cucuteni-Trypillia
Vers 4800 avant J.-C., entre le Prout et le Dniepr, le sol de cette région interfluviale est si fertile que de grandes agglomérations paysannes y sont apparues, formées par les premiers agriculteurs du Néolithique venus d’Anatolie, et par des chasseurs-cueilleurs locaux [3]. Ces protovilles contenaient jusqu’à environ deux mille habitations chacune.
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Deux d’entre elles formèrent la culture de Cucuteni-Trypillia, qui s’est développée du 6e au 3e millénaire avant J.-C. (d’environ 5800 à 2800 avant J.-C.), et qui s’étendait des Carpates au fleuve Dniepr, de la Roumanie à l’Ukraine actuelles. Elle donna naissance aux agglomérations proto-urbaines les plus importantes de l’époque, dont Maydanets, Talianky et Dobrovody, à proximité les unes des autres, et dont les structures uniformes d’un site à l’autre, révèlent une organisation sociale déjouant les représentations ordinaires attribuées à l’aube civilisationnelle — avec ses héros fondateurs et meneurs, ses prêtres et rois mythiques, la plupart mégalomaniaques.
Toutes les villes étaient construites sur le modèle de Talianky, la plus grande connue qui abritait sur 450 ha, de 10 000 à 15 000 personnes, dans 2 700 maisons réparties sur le pourtour d’une ellipse de 3,5 km sur 1,3 km, délimitée par une enceinte dotée de portes et dégageant un grand vide en son centre — là où généralement sont érigés un ensemble administratif, un sanctuaire ou un palais. La partie habitée est organisée suivant une planification précise en quartiers, dont les limites sont marquées par des fossés ou des tranchées, chacun d’eux possédant une "maison commune" plus imposante que les autres dédiée peut-être aux activités politiques et judiciaires, ou aux festivités. Les dispositions circulaires des habitations participent à des projets égalitaires conscients. Personne n’est premier ni dernier. Ce qui indique une forte inclinaison aux relations sociales et familiales, dans une conception égalitaire dénonçant le nombre de Dunbar [4].
Talianky couvrait pourtant une superficie supérieure à Uruk, la plus vaste cité mésopotamienne, mais y a été trouvé aucune trace d’administration centrale, d’entrepôts collectifs, de bâtiments gouvernementaux, de fortifications, de constructions monumentales ni de palais, ni de conflit guerrier. Il en était de même pour les autres mégasites distants de 10 à 15 km, et comptant aussi plusieurs milliers d’habitants chacun.
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Des peuples néolithiques ont pratiqué là, à proximité immédiate de leur site d’implantation, une forme d’agriculture de "jardinage", équilibrée entre l’élevage, la chasse et la cueillette, ainsi que la confection de vergers, sans aucune trace d’épuisement des ressources, ni d’empreinte écologique délétère malgré des densités de population importantes.
La céramique de la culture Cucuteni-Trypillia, proche de celle de la culture rubanée notamment pour l’ornementation en rubans et spirales, présente la particularité d’être peinte suivant une riche polychromie, et une diversité des compositions qui donne une place prédominante aux représentations féminines.
La Mésopotamie
Les plus anciennes cités mésopotamiennes datent du 4e et du début du 3e millénaire avant J.-C.
À Uruk, la cité la plus importante de l’époque, qui aurait regroupé de 25 000 à 50 000 habitants et pourrait avoir couvert 230 à 500 hectares, les fouilles partielles ont mis à jour des bâtiments monumentaux mais dépourvus de signes royaux. L’écriture qui y est découverte, certainement la première, a servi à tenir des archives et à comptabiliser les ressources diverses. Aucun lieu d’exercice du pouvoir n’a été identifié avec certitude, et on ne connaît pas de tombe monumentale attribuable à un souverain prestigieux, comme il s’en trouve généralement dans les autres cultures où l’État a émergé.
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Certains chercheurs y voient un début de système étatique. Or, un État est constitué avant tout par un monopole de la violence, une bureaucratie centralisée, un contrôle de l’information, une politique charismatique. Rien de tout cela n’est confirmé par les fouilles à Uruk.
Uruk a influencé toute la zone du croissant fertile ainsi que l’Anatolie, mais aucune preuve ne vient corroborée une possible colonisation forcée.
Conseils populaires et assemblées citoyennes faisaient partie intégrante du mode de gouvernement des cités mésopotamiennes. Au sein même des monarchies, comme à Larsa, les citadins semblaient gérer seuls une bonne partie des affaires courantes, ainsi qu’ils le faisaient probablement avant que les rois n’existent. Mais de quels types de roi étaient-ce ? Seulement charismatiques, du genre héros adulés par leurs exploits, sans autorité particulière, des guides compétents au service du peuple ou des despotes sanguinaires ? Tout est possible.
La véritable histoire du roi Gilgamesh reste d’ailleurs encore floue car L’Épopée de Gilgamesh retrouvée, est une compilation de contes, sans aucun doute transmis oralement à l’origine, qui fut finalement écrite 700 à 1 000 ans après le règne historique du roi.