L’abondance

Billet
par  F. CHATEL
Publication : juin 2023
Mise en ligne : 6 septembre 2023

La notion d’abondance amène régulièrement à des interrogations. Il est notamment nécessaire de la distinguer d’un quelconque gaspillage. 
François Chatel rappelle l’approche qui a mené Jacques Duboin à développer cette quête pour l’humanité et en quoi elle consiste.

«  Nous en sommes parfaitement là, rétorqua Hermodan. N’avez-vous pas entendu parler des récoltes qu’on laisse pourrir sur place en Amérique, et du café du Brésil que l’on jette à la mer  ? Je ne vais pas reprendre notre vieille discussion. Je vous répète qu’il y a deux sortes d’abondance, et c’est de leur confusion que proviennent tous nos malentendus. Il y a l’abondance réelle, celle du langage courant, et qui signifie "qu’il y en a pour tout le monde", et il y a l’abondance effective qui, elle, est beaucoup plus restreinte que l’autre, car elle se limite à la satisfaction des besoins solvables. » [1] Et ceux-ci sont infiniment moins nombreux que les besoins humains qui sont, en théorie, illimités.

«  La saturation du marché se produit de plus en plus vite, au fur et à mesure que la technique, en progressant, dégage du travail humain et fait disparaître des consommateurs. Pourquoi cette saturation du marché vient-elle si vite  ? Parce que deux voies y conduisent : d’une part, la production augmente — grâce au progrès technique —, d’autre part, la consommation diminue — du fait encore du progrès technique.   » [1] Ce progrès technique se matérialise par la production de machines qui réalisent le travail à la place des travailleurs car celles-ci se trouvent bien plus rentables qu’un ouvrier ou qu’un employé. L’abondance fait chuter les prix et le chômage a pour conséquence la réduction du pouvoir d’achat et donc de la consommation, ce qui détruit le profit et conduit un grand nombre d’entreprises à la faillite.

Dès les années 30 du siècle dernier, la crise qui a touché l’ensemble des pays riches a fait comprendre à Jacques Duboin qu’un tournant était entamé. Que ce que les économistes appelaient surproduction était en fait sous-consommation, parce que la production ayant besoin de moins de main d’œuvre, distribuait de moins en moins de pouvoir d’achat. Il tenta de faire comprendre ce qu’il y a d’odieux à maintenir ainsi coûte que coûte, la misère dans l’abondance, à seule fin de faire perdurer un système dépassé  ! [2]

 Se limiter en toute liberté

«  Il est vrai qu’au mot “abondance” est associée spontanément l’image de la profusion, qui s’étale de nos jours sur les rayons des hypermarchés et garnissent les sites de vente sur Internet.  » [2] «  C’était faire croire que [J. Duboin] prônait la “liberté“ de produire, sans limites, tout et n’importe quoi, sous prétexte que c’est devenu techniquement possible. Il suffit pourtant de lire par exemple "Rareté et Abondance" pour comprendre à quel point c’est déformer sa pensée.  » [2])

Cette abondance permet d’offrir à tous la possibilité de satisfaire ses besoins, de la façon dont J. Duboin l’a présenté. Aujourd’hui, des connaissances supplémentaires nous conduisent à tenir compte des ressources limitées de notre planète Terre, puisqu’il s’avère nécessaire, pour elle et pour nous, de la préserver. «  L’emploi du mot abondance peut porter à confusion. Il ne s’agit pas de satisfaire une production débridée, synonyme de croissance perpétuelle et d’une ère de la consommation à outrance. Il s’agit plutôt de l’atteinte de cette potentialité tant recherchée par l’humain afin de se prémunir des disettes. Certains peuples ancestraux connaissaient cette situation d’abondance fournie par la nature et agissaient de sorte à préserver cet état en prélevant le strict nécessaire. Cette potentialité d’abondance, cette richesse possible, demande une gestion appropriée, afin de maîtriser les répercussions sur l’environnement   » [3] et en conséquence sur nous-mêmes. L’abondance correspond à une situation matérielle idéale, à un état de grâce considéré comme un objectif suprême sur lequel un groupe humain peut s’appuyer pour envisager une distribution basée sur la liberté de choix et l’égalité potentielle des ressources pour chacun. Elle permet d’accéder à l’assouvissement des besoins considérés comme caractéristiques de l’humain, le sentiment d’appartenance, la connaissance, le besoin de coopération afin d’obtenir la reconnaissance, l’estime, la renommée, et la construction de soi.

En théorie, les besoins des hommes sont illimités. La rareté empêche de les assouvir et provoque l’accaparement par certains. J. Duboin affirme, dès les années 1930, que le développement des techniques de production permet théoriquement de produire n’importe quoi en abondance. Cependant, la raison, cet attribut dont se glorifie l’humain peut alors lui servir à maîtriser et gérer cette abondance bienfaitrice en fonction de critères considérés essentiels comme les ressources énergétiques, minérales et alimentaires disponibles, la préservation de l’environnement, les intempéries, la gestion de l’eau potable, la santé, l’éducation, etc.

Le niveau de la production disponible pour distribuer biens et services aux membres de l’humanité, en situation d’abondance, ne peut dépendre que de choix concertés fonction des besoins divers rencontrés sur la planète et des critères de gestion reconnus.

Cette gestion émancipatrice doit se libérer de ces parasites destructeurs que représentent la société bourgeoise et l’économie de marché, avec leur publicité frénétique pour étendre le marché vers des produits de plus en plus inutiles, qui à la fois rendent les gens continuellement frustrés, et accroissent la consommation au-dessus du niveau correspondant à un système de distribution équitable ou raisonnable.

 Adopter un système adapté

Le mot "abondance" est choisi par opposition à celui de rareté pour souligner le bouleversement qui s’est produit dans les conditions de la production, et que les économistes classiques refusent de reconnaître pour ne pas avoir à modifier les certitudes qu’ils ont apprises et qu’ils enseignent.

Cette abondance déstabilise le système économique actuel, et pour satisfaire à la fois la production et la consommation pour tous, l’organisation de l’État telle qu’elle est communément réalisée de nos jours doit être totalement révisée. L’ensemble des besoins particuliers doivent constituer les plans prévisionnels de production pour assurer la consommation. Un assemblage tel les poupées russes doit être envisagé afin de faire remonter les informations sur les besoins des communes aux régions puis aux nations dans le but d’organiser les partages et les répartitions des biens et services produits. L’État consiste alors à un organisme qui prend en compte les demandes, les propositions de lois, qui organise les débats et les votes, et qui assure l’exécutif des décisions votées par les différentes assemblées.

Ainsi l’abondance ouvre des perspectives notoires à la démocratie participative ou à des systèmes politiques choisis par les peuples en toute liberté. Désormais, grâce à l’abondance, le choix du système économique nous appartient. Soit nous continuons avec le capitalisme sachant qu’il est incompatible avec la situation d’abondance comme l’a démontré J. Duboin et qu’il ne peut nous conduire qu’au totalitarisme, soit nous adoptons l’économie distributive conçue spécifiquement pour satisfaire la distribution équitable en adéquation avec la production.

La paix ramenant l’abondance, Élisabeth Louise Vigée Le Brun, 1780 — Musée du Louvre. Allégorie de l’Abondance le sein découvert, avec derrière elle, la Paix coiffée d’une couronne de laurier. (@Europeana, 2018, wikimedia commons)

 Les rustines ne suffisent plus

Depuis quelques décennies, le capitalisme lutte pour dompter le progrès technique et utilise des subterfuges pour juguler l’abondance apportée par la mécanisation et la robotisation. L’utilisation de main d’œuvre bon marché fournie par l’extension de l’Europe mercantile, puis par l’encouragement à la migration pour des travailleurs en provenance des pays pauvres ou en difficultés passagères, a permis aux capitalistes de retarder la mécanisation et la robotisation de la production industrielle. De plus, la délocalisation des entreprises productives a permis de maintenir les profits des industriels et les dividendes des actionnaires en utilisant de la main d’œuvre bon marché. Le capitalisme n’est pas le bon samaritain pour lequel on cherche à le faire passer, car il a tout intérêt à maintenir des populations dans la pauvreté pour poursuivre leur exploitation et accaparer l’enrichissement.

Malgré les quotas appliqués à la production agricole et industrielle, l’abondance menace constamment le système des échanges capitalistes. Un quota de production est une quantification allouée à un producteur dans le cadre d’un accord  : il peut s’agir d’un pourcentage, d’une quantité ou d’une valeur maximale que le producteur s’engage à ne pas dépasser. Les quotas de production s’appliquent à des domaines très divers  : le lait, la vigne, le pétrole, les céréales, etc., et dernièrement le CO2, une aubaine pour limiter le risque de surproduction fatale au capitalisme, surtout qu’en cas de nécessité profitable, les entreprises grosses émettrices peuvent acheter des quotas de CO2 sur le marché mondial…

Une nouvelle stratégie capitaliste incitatrice à la consommation ciblée, afin de favoriser certaines entreprises et leurs actionnaires, consiste à imposer ou fortement suggérer aux peuples, sous peine de sanctions ou de mise à l’écart social, la consommation de produits pour des raisons diverses qui couvrent aussi bien la santé (médicaments, vaccins…), les loisirs, l’informatique, la culture et l’éducation, le transport (pénalité pour des automobiles diesel), l’alimentation (introduction des farines d’insectes)… Le totalitarisme, n’est-ce pas le vrai visage d’un capitalisme malade qui utilise d’abord la répression, la censure, la propagande, le mensonge, la destruction des services publics, des acquis sociaux et des contre-pouvoirs, puis la guerre et la production militaire comme remède contre son agonie  ?

«  Son programme est partout le même  : avantager les gens qui font encore des profits, et faire taire les autres. Le seul moyen d’éviter la phase fasciste est d’en terminer tout de suite avec le capitalisme. De plus, le fascisme ne résout rien. Pour revigorer le capitalisme, il faudrait une génération spontanée de clients.  » [4]

 Gérer l’abondance

La prise de conscience d’une relation vitale entre l’humain et la nature invite aujourd’hui à une gestion raisonnée de la production et de la consommation. Cette situation d’abondance potentielle pour tous demande un changement de système économique de façon à pouvoir maîtriser correctement et équitablement la distribution de la production assurée en grande partie par les machines, ce dont le capitalisme est incapable comme nous en avons désormais les preuves.

Maîtriser l’acquisition des biens matériels et la production correspondante, en fonction de considérations qui prennent en compte le "bien-vivre" pour tous — humains, non-humains et l’ensemble de la nature —, n’est-ce pas une des plus enviables libertés  ? Une immense responsabilité de l’humain, qu’il doit assumer avec intelligence et honneur. À lui d’exprimer ses qualités et de montrer ses valeurs, plutôt que de se comporter en parasite destructeur comme l’incite le capitalisme, comportement qui ne peut que l’entraîner à sa perte.

La vraie solution au-delà des remèdes anti-démocratiques et souvent dangereux du capitalisme malade du progrès technique, c’est d’accepter ce progrès et de s’en réjouir comme l’énonçait J. Duboin il y a près d’un siècle  ! Accueillir le machinisme et la robotisation revient pour l’humain à s’octroyer une liberté inestimable qui est de se soulager des travaux pénibles, de réduire le temps de travail à sa guise afin de s’adonner à des activités diverses. Laissons aux robots le rôle de robots en les destinant à une vocation libératrice pour l’humain. Laissons aux humains, à tous les humains, d’exercer leur faculté de choisir en commun, suivant leurs cultures, leur façon de vivre et leurs destinées. Accueillons donc cette abondance, fruit du passé, comme un cadeau inestimable en apprenant à s’en servir de façon appropriée, avec lucidité et intelligence, pour l’entretenir et la répartir entre tous, les générations futures comprises. J. Duboin en a déduit un nouveau système économique approprié au progrès technique qu’il a nommé économie distributive.


[1J. Duboin, La Grande Relève des Hommes par la machine, 
https://www.economiedistributive.fr/Livres-numeriques

[2Vous avez dit : abondance, GR1194 février 2018.

[3F. Chatel, Retour sur le futur, GR 1193 janvier 2018

[4J. Duboin, Économie Distributive de l’abondance, https://www.economiedistributive.fr/Livres-numeriques