Il paraît nécessaire, pour éviter toute confusion, d’insister sur le sens du mot abondance employé par Jacques Duboin, et repris par François Chatel dans son article Retour sur le futur dans La Grande Relève du mois dernier (GR 1193) :
Il est vrai qu’au mot “abondance” est associée spontanément l’image de la profusion, qui s’étale de nos jours sur les rayons des hypermarchés et garnissent les sites de vente sur internet. Ce n’est qu’après réflexion qu’on s’aperçoit que cette image ne montre qu’un seul côté de l’actualité. Pas l’autre, pas l’art de faire acheter des gadgets inutiles, pas les montagnes de gâchis des invendus, ni la misère de tous ceux qui, tentés par ces étalages, ne ressentent que plus vivement l’insuffisance de leurs moyens de paiement.
Les économistes orthodoxes, que Duboin ne perdait pas une occasion de critiquer, ne se sont bien sûr pas privés de parier sur ce réflexe pour le surnommer “l’apôtre de l’abondance” auprès de ceux qui les croient sur parole. C’était faire croire qu’il prônait la “liberté“ de produire, sans limites, tout et n’importe quoi, sous prétexte que c’est devenu techniquement possible. Il suffit pourtant de lire par exemple Rareté et Abondance pour comprendre à quel point c’est déformer sa pensée.
Car le mot est choisi par opposition à celui de rareté pour souligner le bouleversement qui s’est produit dans les conditions de la production et que les économistes classiques refusent de reconnaître, pour ne pas avoir à modifier les certitudes qu’ils ont apprises et qu’ils enseignent.
Dès les années 30 du siècle dernier, la crise qui a touché l’ensemble des pays riches a fait comprendre à Jacques Duboin qu’un tournant était entamé. Que ce que les économistes appelaient surproduction était en fait sous-consommation, parce que la production ayant besoin de moins de main d’œuvre, distribuait de moins en moins de pouvoir d’achat. Il critiqua donc de toutes ses forces la politique économique qui consista alors à réduire l’offre, à juguler l’abondance parce qu’elle fait baisser les prix, donc les profits. Il tenta de faire comprendre ce qu’il y a d’odieux à maintenir ainsi coûte que coûte, la misère dans l’abondance, à seule fin de faire perdurer un système dépassé ! Il dénonça les innombrables lois prises à travers le monde pour limiter la production de vivres ou pour imposer leur destruction, renforcées ensuite par la seconde guerre mondiale et ses destructions encore plus massives… qui, en créant des emplois dans la reconstruction et la modernisation des équipements, donc des revenus, ont insufflé de l’oxygène au capitalisme pendant une trentaine d’années. Après quoi le potentiel de production s’est retrouvé encore bien plus considérable ! Mais la politique économique n’a toujours pas consisté à chercher comment répartir plus équitablement les richesses quand celles-ci peuvent être produites avec de moins en moins de main d’œuvre. Bien au contraire, pour maintenir l’économie capitaliste, pour que l’échange marchand continue à générer du profit, le seul objectif consiste à ne développer que la production “rentable”, au mépris de tout autre considération. Un passage de Rareté et abondance l’explique en deux phrases :
« Si l’on oppose la rareté à l’abondance, c’est parce qu’un produit utile possède une grande valeur d’échange tant qu’il reste rare et perd sa valeur d’échange en devenant abondant. Et comme sans valeur d’échange, aucun profit n’est possible, on combat l’abondance, faussement dénommée surproduction, dans l’espoir que le produit utile devenu rare retrouvera une valeur permettant de l’échanger avec profit ».
Alors que le développement des techniques de production permet théoriquement de produire n’importe quoi en abondance, Duboin affirme, dès les années 1930, qu’il faut renoncer à cet impératif de profit financier qui repose sur la rareté. Il est encore plus urgent aujourd’hui que les choix de politique économique soient basés sur la raison pour qu’enfin soient pris en compte le progrès des connaissances, l’état des techniques, la limitation des ressources, les problèmes posés par la santé, par l’environnement, etc, pour décider de la production nécessaire à satisfaire les besoins de tous, de la meilleure façon possible.