La Révolution industrielle qui s’est amorcée à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre et qui poursuit encore ses effets de nos jours est un phénomène très complexe comportant d’innombrables aspects : économiques, techniques, démographiques, scientifiques… auxquels les spécialistes ont consacré de nombreuses études. Dans le présent article, nous nous proposons de regarder cet événement majeur sous un jour singulier, celui de la monnaie.
Traditionnellement, les économistes reconnaissent un triple rôle à la monnaie : elle est étalon en servant à mesurer la valeur des biens, réserve de valeur, en pouvant être conservée, thésaurisée, et instrument d’échange, en permettant de ce fait la réalisation des diverses transactions marchandes de notre économie. Or, c’est bien sa fonction d’instrument d’échange qui progressivement, s’est imposée à tous : la monnaie apparaît, en quelque sorte, comme le fluide qui facilite les innombrables opérations s’échelonnant aux diverses étapes de l’économie moderne, de la production à la consommation en passant par le transport et la distribution. En outre, par delà les grands secteurs classiques de l’économie - primaire, secondaire et tertiaire - elle s’insinue dans de nombreux autres rapports sociaux. De ce point de vue, elle représente un prodigieux catalyseur permettant le bon déroulement des diverses opérations nécessaires au fonctionnement de la vie des sociétés modernes. Certains auteurs, comme J-B Say, l’ont comparée à l’huile qui permet la lubrification des différents rouages du mécanisme complexe de l’économie : trop peu de lubrifiant et les rouages grincent, une trop grande quantité noie et encrasse la machine. D’autres, comme Hobbes, l’ont comparée au sang qui circule dans l’organisme en permettant les divers échanges du métabolisme.
L’analogie monnaie-sang, cependant, souffre un défaut notable ; c’est que, contrairement à la création de sang dans le corps humain, l’émission de monnaie ne se fait pas en fonction des besoins d’échange de l’organisme social pris dans son ensemble mais des besoins de l’échange et de la croissance capitalistes , créateurs de profit. De ce point de vue, la monnaie peut être comparée à une vulgaire marchandise : elle ne doit être ni trop rare, ni trop abondante, car dans les deux cas, les profits baissent. Il faut bien insister sur le fait que la notion de monnaie est inséparable de celle de marchandise : une marchandise est un bien qui s’échange contre de la monnaie, et dans le grand ballet de la spéculation internationale, ce sont les différentes monnaies qui s’échangent les unes contre les autres. Venons-en au début de notre Révolution industrielle. Dans un ouvrage intitulé La grande transformation publié en 1944, l’historien Karl Polanyi détecte un caractère de notre Révolution industrielle : dans toutes les sociétés pré-capitalistes, y compris l’Occident jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le travail, la terre et la monnaie ne sont pas des marchandises : le travail, affirme-t-il, n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même, la terre n’est que l’autre nom de la nature qui n’est pas produite par l’homme, enfin la monnaie est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d’État [1]. De fait, on peut constater que jusqu’à la fin du XVIIIe, la monnaie ne joue qu’un rôle marginal et très superficiel dans les sociétés : 80 % ou plus des populations vivent dans des communautés rurales autarciques à l’écart des circuits monétaires. Ces sociétés sont d’une extrême pauvreté si on compare leur standard de vie à celui de nos pays développés. Ainsi peut-on largement généraliser l’observation de Polanyi en constatant que non seulement travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises dans les sociétés pré-capitalistes, mais que la grande majorité de l’économie échappe à cette définition : l’alimentation, l’habillement, le logement ne sont pas des marchandises pour l’écrasante majorité des populations et, donc, ne sont pas monnayables. La marchandise traditionnelle, jusqu’à cette date, c’est un produit de luxe réservé à une petite minorité et dont la consommation est comptée : les épices, les bijoux, le tabac, le sucre… La Révolution industrielle apparaît en premier lieu, certes, comme une production accélérée de marchandises, mais, corrélativement, comme une marchandisation envahissante pénétrant tous les pores de l’humanité, une vénalisation non seulement du produit, matériel et immatériel, du travail humain (les biens et les services), mais de ce travail lui-même (le salariat), du propre véhicule de cette vénalisation (la monnaie) et jusqu’au substrat matériel (les terres) sur lequel s’effectue ce travail et où il s’alimente en matières premières. Sur ce dernier aspect de la vénalisation des terres, il est intéressant de comparer la vente des Biens nationaux de la Révolution française avec la grande vague d’enclosures qui s’amorce en Angleterre à la même époque ; les deux événements, bien que formellement différents, marquent l’amorce du même puissant courant de privatisations qui, avec des fluctuations notables, se poursuit encore de nos jours.
A partir de la fin du XVIIIe, le marché déborde du lit social dans lequel il s’écoulait paisiblement. Progressivement, tout va se vendre et s’acheter, s’échanger par le biais de la monnaie et jusqu’à nos jours, cette vénalisation va déborder le champ strictement économique de la société pour atteindre d’autres secteurs : la culture, les loisirs, le sport, la politique… Même les organes humains entreront dans la valse infernale de la vénalisation. Le marché, à présent, a poussé son invasion irrésistible jusqu’à l’intérieur des cerveaux des intellectuels (brillants) qui autrefois le contestaient… C’est cette fluidification, qui, en déliant, en délayant tous les rapports humains, a permis cette formidable croissance que nous connaissons depuis deux siècles : économique, technique, scientifique et démographique…
Dans ce phénomène, le rôle de la monnaie apparaît prépondérant.
La transition qui s’amorce à la fin
du XVIIIe siècle entre les sociétés
rurale et industrielle - la protoindustrialisation
– est un phénomène
complexe dans lequel de nombreux
facteurs démographiques et économiques
sont enchevêtrés. Or, il
semble bien que l’aspect financier
de ce phénomène révèle également
une important insoupçonnée.
Paradoxalement, la monnaie actuelle, fiduciaire, préexiste à la richesse. La création monétaire, comme le montrent les spécialistes de la question, est directement conditionnée par l’endettement des agents économiques. Le terme de créance se rattache étroitement à celui de croyance, en l’avenir, bien sûr, comme le révèle F. Rachline dans un ouvrage récent [2]. C’est la création d’une quantité croissante de monnaie par l’intermédiaire des banques et sa pénétration à travers tous les pores de la société par le biais de la généralisation du marché, qui va provoquer cette prodigieuse explosion du métabolisme social de l’humanité, multipliant notamment sa capacité de production par plusieurs centaines : à peine 12 country banks dans les campagnes anglaises en 1750, mais 120 en 1784 quand le boom a commencé, 290 en 1797, 370 en 1800 [3]…L’expansion continue de la masse monétaire, rendue possible grâce à la multiplication des articles financiers et à la dématérialisation de la monnaie, va permettre cette croissance autocentrée accélérée. Toutefois, il importe ici de bien préciser : si le rôle de la monnaie dans la Révolution industrielle est essentiel, pas plus que celui de la démographie, de l’économie ou de la technique, il ne représente la cause première de ce phénomène ; en dernière analyse, l’explication fondamentale de la Révolution industrielle réside dans la nécessité ou, pour prendre un terme équivalent et plus humain, dans le besoin. C’est un formidable besoin de croissance, semblable à celui que connaît un adolescent peu avant d’atteindre l’âge adulte, qui est à l’origine de la Révolution industrielle ; et c’est ce besoin impérieux qui a su inventer toutes ces sources originales de financement. Mais ce phénomène de croissance rapide n’a pu se réaliser que de manière très déséquilibrée, en exacerbant les différenciations : ici il a fallu flatter servilement les moindres caprices, là frustrer impitoyablement les besoins les plus élémentaires. Tout se passe comme si une petite partie de l’humanité avait été élue pour servir d’échantillon afin de tester tout ce qui peut être imaginé de besoins à satisfaire (la fable des économistes orthodoxes de toutes obédiences selon laquelle les besoins humains sont illimités provient directement de cette nécessité). En outre, ce phénomène a engendré ce prodigieux gaspillage et cette pollution que nous connaissons.
Or ce besoin semble se calmer. Le dernier grand vent de privatisations qui est parti du Chili au milieu des années 70 poursuit actuellement sa route en Asie centrale après avoir soufflé sur les deux Amériques, l’Europe et ébranlé tous les pays dits socialistes. Tout indique que cette Révolution touche à présent à sa fin. Voilà pourquoi les signes déflationnistes prolifèrent. Les masses monétaires cessent progressivement de croître (comme le souhaitaient les disciples monétaristes de Friedman, mais nous doutons qu’ils soient satisfaits du résultat) et tous les artifices déployés pour tenter de doper la croissance n’y feront rien. Le ressort principal de la Révolution industrielle est cassé. Il résidait dans les besoins d’une petite partie, solvabilisée, de l’humanité et ceux-ci sont saturés. La vénalisation extrême qui environne cette minorité entraîne aujourd’hui des phénomènes de corruption d’une ampleur jamais atteinte. Nous l’avions écrit il y a environ un an : si les affaires se multiplient, ce n’est pas que l’homme soit devenu subitement plus malhonnête qu’il y a deux siècles ou deux millénaires, mais ce sont les tentations qui prolifèrent suite à cette vénalisation exacerbée. Ne la critiquons pas trop, cependant, car, au delà de ses effets pervers, elle a été indispensable à cette prodigieuse explosion des sciences, des techniques et des forces productives de l’humanité. Mais trop c’est trop…
Dès lors, il semble bien que les prochaines étapes de cette révolution devront prendre en compte l’arrêt progressif de cette croissance ; une résorption des inégalités de toutes sortes accompagnera nécessairement ce processus. Dans ce phénomène, la ré-appropriation des procédés d’émission monétaire par les autorités politiques semble devoir s’imposer à court terme. Mais ces mesures devront aller bien plus loin encore…