LES médias, d’ordinaire si prompts à saisir l’actualité
au vol, à en faire de longs commentaires à la télé,
de gros titres dans les journaux et périodiques avec de belles
images pour en régaler auditeurs et lecteurs, n’a pas accordé
toute l’importance qu’il méritait à l’événement
dont la ville d’Isigny a été le théâtre en
février dernier. Quelques lignes discrètes, quelques commentaires
prudents à la rubrique des chiens écrasés dans
les jours qui ont suivi, et depuis, plus rien.
C’est, vous vous en souvenez peut-être, l’opération de
commando lancée dans la nuit du 8 février dernier par
des parachutistes musclés, ces paras dont la France est si fière,
contre la fromagerie Roustang-Besnier à lsigny (Calvados) occupée
par le personnel en grève, pour sauver 750 tonnes de camemberts
en perdition.
Pour une fois que l’armée française remportait une grande
victoire sur l’ennemi héréditaire c’était l’occasion
ou jamais de lancer à la face de l’univers un vibrant cocorico
afin que toute la planète l’entende et se le_ tienne pour dit,
d’aller ranimer la flamme sous l’Arc-de-Triomphe, de célébrer
un Te-Deum à Notre-Dame, de pavoiser les monuments publics, de
défiler en fanfare sur les Champs-Elysées, et de décréter
le 8 février fête nationale chômée.
Eh bien, non. On n’en a plus reparlé. Ou si peu. Pourquoi ?...
Les paras ont regagné leur base après avoir fêté
leur victoire dans les bistrots d’Isigny, les grévistes ont repris
le boulot un moment interrompu, mais les camemberts ?. .. Que sont-ils
devenus ? Je pose la question.
Les assaillants, à ce que l’on dit, un groupe d’intervention
de 200 hommes munis de matraques, pistolets, grenades lacrymogènes
et autres joujoux pour grandes personnes nostalgiques du casse- pipes,
avec à leur tête un ex-officier de paras dirigeant d’une
société de gardiennage, étaient arrivés
sur les lieux avec 14 semi-remorques de 38 tonnes et sont tranquillement
repartis, mission accomplie, en embarquant 750 tonnes de camemberts.
750 tonnes de camemberts ça se sent de loin et cela ne doit pas
passer inaperçu. Alors, je repose la question : qu’en a-t-on
fait ? Les paras n’ont pas tout bouffé dans la nuit du 8 février,
même arrosés de calva et en restant à table jusqu’aux
aurores. J’ai fait le compte, cela ferait 3 tonnes de camemberts pour
chaque para...
Il y a là un mystère. Les camemberts se seraient-ils débinés
en douce à la faveur d’une nuit sans lune, en profitant d’un
moment d’inattention des paras qui buvaient le coup en chantant la «
Marseillaise » ? C’est possible. Mais il se peut aussi que les
hommes du commando aient laissé faire, bien contents d’être
débarrassés de cette marchandise. Je ne vois pas d’autre
moyen d’assainir le marché du camembert. Même en demandant
à l’humoriste Topor d’organiser une course de fromages à
Isigny, comme il l’a fait outre Atlantique au grand ébahissement
des Amerlocs.
Reste une dernière solution : en faire de l’engrais.
Oui, mais avec des engrais on risque d’obtenir des récoltes de
plus en plus « excédentaires », et qu’il faudra également
« assainir », comme les choux-fleurs et la betterave. Si
c’était pour en arriver là, ça valait pas le coup
de mobiliser tout un régiment de paras avec son colonel.
Que sont les camemberts devenus ?
par
Publication : juin 1982
Mise en ligne : 27 janvier 2009