La révolution qui a bouleversé la physique
au début du XXe siècle (voir éditorial) a conduit
à une nouvelle conception de l’Univers impliquant des changements
« d’outils » suivant le niveau d’observation où on
se place.
Ne serait-il pas plus conforme à la réalité de
considérer partout ces différents niveaux dans leur ensemble
? C’est ce que propose un physicien de l’Université de Bakeley,
F. Capra, sous le nom de méthode « holistique »,
mot formé à partir du grec « holos » qui désigne
le tout, l’ensemble. Sa méthode dépasse largement le cadre
de la physique, et dans un livre récent (*), il passe en revue
tout ce que l’on peut espérer de l’application de la méthode
holistique aux diverses activités humaines.
Capra montre notamment qu’il n’y a plus aucune raison de s’obstiner
à appliquer les lois de la mécanique rationnelle au corps
humain et que c’est pourtant ce que font les médecins aujourd’hui
quand ils persistent à traiter le malade comme une machine, un
peu comme ils le feraient avec leur voiture, quand son carburateur a
des défaillances. Un être humain doit être considéré
d’une part dans son ensemble, corps et esprit intimement liés,
et d’autre part comme partie d’un ensemble plus grand : sa famille,
son environnement, la planète entière. Ainsi les soins
médicaux ne consisteront plus à « réparer
» la « partie » malade d’un client à l’aide
de drogues définies par des spécialistes (et qui ont surtout
pour effet de favoriser le développement des multinationales
de l’industrie pharmaceutique) mais au contraire à aider le malade
à retrouver la santé, en mettant à son service
les méthodes les mieux appropriées, à commencer
par de gros efforts de prévention, donc d’éducation dispensés
éventuellement par des infirmières. J’ai eu plaisir à
trouver dans ce livre de Capra des comportements que j’ai attribués
aux « affranchis de l’an 2000 ». On voit donc que Capra
est un révolutionnaire... C’est aussi un physicien qui rappelle
bien que si la physique classique s’applique à un système
isolé, elle montre que celui-ci tend vers une entropie maximum,
où son activité cesse, alors que, tout au contraire, les
biologistes observent que l’univers vivant évolue vers des états
de complexité croissante, donc vers l’ordre c’est-à-dire
que leur entropie décroit.
Après avoir ainsi démontré pourquoi la physique
mécaniste de Newton ne peut pas s’appliquer aux phénomènes
vivants, Capra dénonce les erreurs commises, dans tous les domaines,
en s’obstinant à vouloir l’appliquer. Il aborde, entre autres,
le domaine des maladies mentales d’une façon originale, et présente,
par opposition, l’ouverture que propose la méthode holistique
qui par bien des côtés se trouve rejoindre curieusement
les pratiques de la médecine chinoise et les croyances intuitives
de la tradition chamanique qui fut à l’origine de nombreuses
cultures, dans le monde entier.
Son analyse des erreurs que commettent les économistes rejoint
parfaitement la nôtre, alors qu’elle s’appuie sur le raisonnement
physique de l’inadaptation de la méthode, cartésienne
aux phénomènes humains : L’économie, dit-il, «
se caractérise de nos jours, par une approche fragmentaire et
réductionniste, typique de la plupart des sciences sociales »,
c’est-à-dire précisément suivant la méthode
cartésienne. Et il ajoute « Les économistes ne reconnaissent
pas que leur discipline n’est, en fait, qu’un aspect d’une vaste structure
écologique et sociale, d’un système vivant composé
d’êtres humains en interaction continue les uns avec les autres
et aussi avec les ressources naturelles. L’erreur fondamentale est de
diviser cette structure en fragments supposés indépendants...
» or les économistes critiques qui désiraient étudier
les phénomènes dans leur contexte réel, se sont
vus contraints de se situer en dehors de la « science »
économique, « épargnant ainsi à ses représentants
la pénible tâche de devoir prendre en considération
les problèmes que soulevaient leurs critiques ».
Capra poursuit : « Les seules valeurs apparaissant dans les modèles
économiques actuels sont celles qui peuvent être quantifiées
sous forme monétaire. C’est ce qui donne à l’économie
l’apparence d’une science exacte, alors qu’aucune distinction n’est
faite entre les biens renouvelables et ceux qui ne le sont pas et que
les coûts sociaux, ceux par exemple engendrés par les nuisances
du système, sont mis à l’actif du produit National Brut
! »
Capra émet ensuite une autre critique : « les économistes
ont complètement ignoré la recherche psychologique sur
le comportement des individus considérés comme des consommateurs
et des investisseurs parce qu’il leur était impossible d’intégrer
les résultats d’une telle recherche dans le cadre de leurs analyses
quantitatives ». Là, nous ne sommes pas d’accord, en ce
sens que nous ne pensons pas qu’il n’y a pas de recherches psychologiques
sur le comportement des consommateurs. Notre critique est bien plus
grave. Nous pensons que de telles recherches sont faites couramment
et avec de gros moyens. Mais qu’elles sont dévoyées :
elle ne servent pas aux économistes à déterminer
quels sont les besoins des consommateurs pour les satisfaire, elles
servent aux entreprises pour savoir comment manipuler les consommateurs
par la publicité, pour les amener à vouloir consommer
ce que les entreprises veulent leur vendre afin d’augmenter leur puissance
et leurs profits.
Au passage, Capra donne quelques citations édifiantes. Par exemple
celle de Milton Friedman au cours d’une allocution à l’Association
économique américaine « Je crois que nous, économistes,
avons, au cours de ces dernières années, causé
beaucoup de tort à la société dans son ensemble
et à notre profession en particulier... ». Et cette déclaration
du Secrétaire au Trésor, M. Blumenthal, en 1978 : «
Je crois véritablement que les professionnels de l’économie
sont sur le point de ne plus rien comprendre à la situation actuelle,
que ce soit avant ou après les faits ! ».
Comme nous sommes d’accord avec Capra quand il écrit : «
La mauvaise gestion actuelle de notre économie remet en question
les concepts de base de la pensée économique... »
et qu’il ajoute que les économistes, bien que conscients de l’état
de crise actuel, ont le tort de croire qu’il vont trouver la solution
dans le cadre existant ! Car, dit-il, « ce cadre se fonde sous
des concepts et des variables énoncés il y a plusieurs
centaines d’années et dépassés du fait des bouleversements
sociaux et technologiques ». Sa méthode « holistique
» nous apporte une nouvelle façon de présenter notre
analyse « la remise en questions des concepts », dit-il,
« ... doit prendre en considération tout le système
de valeurs sous-jacent et reconnaitre sa relation avec le contexte actuel.
Vus sous cet angle, beaucoup de problèmes sociaux et économiques
trouvent leur origine dans les difficultés d’adaptation des individus
et des institutions aux valeurs mouvantes de notre temps »...
car, conclut-il, « l’économie qui se concentre essentiellement
sur les biens matériels représente actuellement l’expression
même des valeurs matérialistes ». Il explique que
ce système de valeurs, encourageant la poursuite de buts à
la fois dangereux et amoraux, a institutionnalisé des attitudes
que le christianisme tenait alors pour péchés mortels
: gourmandise, orgeuil, envie, avarice, et il a remplacé, au
XVIIe siècle, un ensemble de valeurs où figuraient la
désapprobation du prêt usuraire, l’exigence du respect
du « juste prix », la conviction « que le profit et
la thésaurisation doivent être découragés,
que le travail doit profiter à tous et au bien-être de
l’âme, que le commerce ne se justifie que par la satisfaction
des besoins communautaires »... Le « marché »
n’avait alors de sens qu’au plan local. « L’une des conséquences
plus importantes de ce renversement des valeurs, dit Capra, fut le naissance
du capitalisme », qui, d’après Max Weber, est liée
à la croyance, apparue avec la Réforme, dans les sectes
puritaines, que le travail est une vertu divine et que l’accumulation
des richesses qui en résulte, est la preuve tangible d’un devoir
accompli.
Poursuivant son analyse du rôle de l’esprit cartésien et
« mécaniste » dans les modèles économiques,
Capra conclut : « L’une des caractéristiques les plus remarquables
de l’économie, tant capitaliste que communiste, est son obsession
de la croissance... cette croyance en la nécessité d’une
croissance continue... peut être rattachée aux notions
newtoniennes d’espace et de temps absolus... elle est un reflet de la
croyance erronée que si quelque chose est bon pour un individu
ou un groupe, augmenter ce quelque chose revient nécessairement
à augmenter ce bien-être... Le prix que nous payons pour
cette habitude culturelle excessive est la dégradation continuelle
de la véritable qualité de la vie - l’air..., la nourriture...,
l’environnement et les relations sociales ».
La méthode holistique appliquée à la démographie
permet à Capra de conclure « la crise de la population
mondiale est un effet de l’exploitation internationale, »... toute
exploitation produisant un retour de flamme à l’encontre de l’exploitant.
D’où il déduit que l’équilibre écologique
implique une justice sociale et que le meilleur moyen de contrôler
la croissance de la population est d’aider les peuples du Tiers-Monde
à accéder à un niveau de bien-être qui les
encourageait "à limiter volontairement leur fertilité.
Notons au passage que Capra s’empresse de souligner que notre monde
dispose de suffisamment de richesses pour satisfaire tout un chacun
et accéder ainsi à un taux de population équilibré.
Seulement, à l’heure actuelle, aux Etats-Unis, surconsommation
et gaspillage sont devenus un mode de vie et 5 % de la population mondiale
consomme 1/3 des ressources globales, tandis que les frustrations créées
et entretenues par la publicité accroissent les crimes, la violence
et autres pathologies sociales.
On le voit donc, le raisonnement d’un physicien, tirant parti de la
leçon de l’expérience qui montre qu’il est parfois nécessaire,
devant les faits, de changer ses modes de pensée, le conduit
aux mêmes conclusions que nous. Sa méthode holistique,
qui implique un souci écologique fondamental, l’amène
à dire que la technologie ne doit plus être poussée
par le désir de croissance, mais développée dans
son sens le plus large, l’application de la connaissance humaine à
la solution des problèmes pratiques, à la résolution
de conflits, d’accords sociaux, de coopération, de recyclage
et, ajoute-t-il, de redistribution. On voit donc qu’il n’a pas encore
franchi le pas à propos de la véritable distribution destinée
à affranchir les individus des soucis matériels primaires.
Il n’en est pas loin, car son analyse des grandes multinationales est
pertinente. « Elles fonctionnent comme des machines » dit-il
en reprenant sa critique de la méthode mécaniste en vigueur
dans l’économie, « et non comme des institutions humaines
dès qu’elles ont dépassé une certaine taille...
». Ainsi, ajoute-t-il, « la gestion de la taille jouera
un rôle crucial dans la réévaluation de notre système
économique et de notre technologie ». Nous avons besoin
de grandes et de petites structures, la tâche est de trouver un
équilibre.
Même accord avec la « dynamique » que doit être
pour nous l’économie distributive ; car Capra dit bien qu’il
faut une évolution dynamique à l’économie car les
stratégies acceptables à un stade peuvent devenir inappropriées
à un autre ». Il y a une limite à déterminer
et à ne pas dépasser, au lieu de croire comme nos économistes
distingués, à la vertu de la croissance en général.
Même critique sur la tendance des économistes « à
considérer que le système de répartition des richesses
est quelque chose de posé et d’immuable ». Mais Capra ne
va pas jusqu’au bout, se contentant d’imaginer de faire payer par des
impôts supplémentaires les coûts sociaux et environnementaux
engendrés par les entreprises, dans un souci écologique
primordial qui l’amène presque à prôner un retour
à la terre qui résoudrait le problème du chômage...
Par contre, il laisse totalement de côté le rôle
d’incitation des banques à tous les processus de « croissance
pour la croissance » dont il dénonce pourtant si bien les
effets néfastes.
Comme tant d’autres dont les analyses rejoignent les nôtres, il
n’imagine pas que « le changement de la société
» passe par le changement de la monnaie.
(*) Le temps du changement. Editions du Rocher, 1983