C’est une leçon largement retenue par nos systèmes financiers, qui travaillent dans une opacité absolue, construite et entretenue pour créer une quantité considérable d’argent virtuel, nécessaire à combler des dettes ou à s’enrichir : nous sommes bien dans la définition d’une activité de faux monnayeur. Exagéré ?
« Le faux talbin [*], Messieurs, se fabrique dans le velours » Michel Audiard, dans Le cave se rebiffe |
— Jugeons d’abord sur quelques chiffres :
• Pour placer l’échelle, nous allons parler en “tera-dollars”. Vous qui payez votre carte Orange tous les mois, sachez qu’un tera-dollar (T$) vaut mille milliards de dollars. Pour vous donner une idée de ce que peut représenter un tel chiffre, regardez la Lune : si un billet d’un dollar a une épaisseur d’un dixième de mm, vous entassez 3,85 T$ de billets, entre la Terre et la Lune. ça ne vous fait pas rire ?
— Vous allez voir, il y a nettement plus drôle.
• En 2017, la somme totale des PIB dans le monde était de 79,3 T$ (c’est-à-dire, si vous avez suivi, 79.300 milliards de $). Ceci est censé représenter « l’économie réelle », quoique le PIB ne soit pas le meilleur des indicateurs, tout le monde le sait.
• Les transactions sur les marchés des changes (c’est-à-dire, pour parler clairement, les spéculations sur les cours des monnaies) ont représenté l’année dernière la modeste somme de 750 T$, c’est-à-dire 9,5 fois la somme de tous les PIB de la planète. Rappelons que c’est sur ces transactions monétaires que de doux rêveurs voulaient imposer une taxe indécente de 0,5 %, dite taxe Tobin du nom de cet économiste libéral américain qui avait émis cette idée grotesque dès 1971.
• En France, personne ne le sait, il y a depuis 2012 une discrète taxe dite TTF, taxe sur les transactions financières. Cette taxe de 0,3%, est basée sur une assiette fort réduite, puisqu’elle ne concerne que les transactions sur les actions des entreprises valorisées en Bourse à plus d’1 milliard d’euros. Cependant, aussi petite soit-elle, elle a tout de même rapporté 1,45 milliards d’euros, dont 800 millions ont été versés à l’aide au développement (incroyable mais vrai), et le reste au budget de l’État.
Comme quoi, quand on cherche de l’argent, on en trouve.
Ça marche tellement bien qu’aux dernières nouvelles, l’Allemagne serait d’accord avec la France pour généraliser cette TTF à la zone euro, vu que personne ne veut mettre un euro de plus dans le budget de l’Europe. Car, voyez-vous, un des grands principes de notre Europe, c’est que tout le monde y croit quand c’est le voisin qui paie. Un peu le même principe que l’écologie, finalement.
Revenons à nos billets de banque.
Ne méprisons pas la TTF, mais soyons clairs, nous ne sommes que dans la mesurette : le taux est très faible, seul le marché des actions des grosses entreprises est concerné, et on ne s’attaque ni au marché des changes, qu’on peut estimer 10 fois plus gros que le marché des actions, ni au marché champion du monde toutes catégories, celui des « produits dérivés », beaucoup plus intéressant sur le plan de l’adrénaline.
Comme l’inventivité humaine n’a pas de limite dès qu’il s’agit de fric, le marché des produits dérivés a connu un franc succès, puisqu’en 2017 ses transactions ont atteint 1.200 T$, soit, si vous vous en souvenez, l’équivalent par jour (3,29 T$) du paquet de billets qu’on peut placer entre la Terre et la Lune. On vit un monde formidable, on vous dit.
Cette démesure échappe évidemment à tout contrôle des citoyens et des États. Ce qui est plus inattendu, c’est que, tel Frankenstein, les produits financiers échappent aussi de temps en temps à leurs propres créateurs, les institutions financières et les banques.
Ce qui génère des “crises”, que les États, c’est-à-dire nous, s’efforcent de résoudre en essayant de calmer Frankenstein à coup de tera-dollars, qu’on n’arrivait bizarrement pas à trouver pour financer les retraites ou pour repeindre les classes de nos écoles.
Essayons d’analyser ce phénomène curieux.
On comprend à peu près ce que sont les transactions sur les titres, et celles sur les monnaies.
Mais qu’est-ce qu’un produit dérivé ?
— C’est un contrat dont la valeur est « dérivée » du prix d’autre chose, dite « produit sous-jacent », tel que des matières premières, des biens manufacturés, mais aussi des actions, des obligations, ou tout instrument monétaire.
L’origine du contrat à terme remonte assez loin dans l’Histoire : l’huile d’olive semble avoir été dans l’Antiquité, la première marchandise traitée à terme (vous y penserez quand vous en mettrez sur votre pizza).
Aristote nous conte ainsi l’histoire, savoureuse, d’une des premières opérations spéculatives réalisée par le mathématicien Thalès : « Je citerai ce qu’on raconte de Thalès de Milet ; c’est une spéculation lucrative, dont on lui a fait particulièrement honneur, sans doute à cause de sa sagesse, mais dont tout le monde est capable. Ses connaissances en astronomie lui avaient fait supposer, dès l’hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante ; et, dans la vue de répondre à quelques reproches sur sa pauvreté, dont n’avait pu le garantir une inutile philosophie, il employa le peu d’argent qu’il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pressoirs de Milet et de Chios ; il les eut à bon marché, en l’absence de tout autre enchérisseur. Mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup par une foule de cultivateurs, il les sous-loua au prix qu’il voulut. Le profit fut considérable ; et Thalès prouva, par cette spéculation habile, que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisément s’enrichir, bien que ce ne soit pas là l’objet de leurs soins » [1].
Tout est dit, ou presque. Y compris qu’au-delà d’une « inutile philosophie », les intellectuels peuvent aussi spéculer. On ne peut décidément faire confiance à personne.
Les contrats à terme sont apparus sous leur forme actuelle dans la deuxième moitié du XIXème siècle aux États-Unis, sur les marchés de céréales. Restons dans le domaine et prenons l’exemple d’un agriculteur face à un boulanger.
Au cours actuel, la tonne de blé vaut 200 € en moyenne, mais fluctue entre 150 et 250 € suivant les récoltes. Ni le boulanger, ni le céréalier n’apprécient la fluctuation de leurs charges, ni de leurs revenus. En janvier, ils ont donc décidé d’un commun accord, d’échanger la récolte de l’année à 200€ la tonne, quoi qu’il arrive.
Un tel contrat peut être risqué, bien sûr, mais c’est en quelque sorte le « prix à payer » pour exercer son activité dans un contexte financier plus stable.
Historiquement, les premiers produits dérivés ont été des transactions de ce type, dites à terme de gré à gré (appelées en anglais forward ou over-the-counter, OTC), et sur des marchandises. Mais le concept a été très vite étendu.
L’actif sous-jacent peut être, par exemple :
– une action cotée en Bourse,
– une obligation,
– un indice boursier, (Dow Jones, Cac 40) ou celui des prix à la consommation,
– un taux de change entre monnaies,
– un taux d’intérêt de prêt ou d’une dette d’entreprise, voire d’une dette d’État,
– des flux financiers liés à la réalisation d’un évènement prévu dans le contrat (une catastrophe naturelle comme dans un contrat d’assurance, mais aussi le défaut de paiement d’une entreprise, ou d’un État)
Ces deux derniers cas expliquent mieux par exemple la spéculation sur la dette de la Grèce, petit jeu auquel s’est livré un moment notre banque Goldman Sachs préférée, qui continue paisiblement sur d’autres cibles sans déranger personne… sauf les populations concernées, bien sûr, mais ne compliquons pas les choses.
Et revenons à nos céréales. L’agriculteur peut rencontrer deux situations à la fin de son contrat :
• si le prix réel est en dessous de ses prévisions, il augmente ses marges : il fait une rentrée d’argent inattendue,
• mais si le prix réel augmente, cela entraîne des problèmes qui risquent d’affecter son processus industriel : au pire en effet, il peut n’avoir plus assez d’argent pour acheter son blé au prix du marché et être obligé de stopper sa production.
Les risques spéculatifs sont donc asymétriques : en positif, une simple entrée d’argent non prévue, qui viendra dormir dans la trésorerie de l’entreprise, en négatif, un éventuel blocage complet de la production.
Il serait donc préférable de laisser ce risque à d’autres pour se concentrer sur son métier d’industriel… C’est ce que fait l’agriculteur en achetant des contrats à terme standardisés (ou futures) pour chacun des mois de l’année.
L’avantage des futures par rapport à leurs prédécesseurs de gré à gré (forward), est l’existence d’une chambre de compensation : elle est l’acheteur de tous les vendeurs et le vendeur de tous les acheteurs.
Ainsi, lorsqu’un opérateur A achète un contrat à un opérateur B, la transaction est en réalité divisée en deux : A achète à la chambre de compensation, B vend à cette même chambre. Ainsi, si B devait faire défaut, A n’en subirait aucune conséquence. Cette contrepartie centrale doit, bien entendu, disposer de capacités pour gérer les risques ; elle exige donc de chaque intervenant un dépôt de garantie initial et un appel de marge régulier (quotidien, mensuel, etc).
Au cours des années 1970, les futures ont été étendus à des produits uniquement financiers, d’abord les devises, sans grand succès, puis les taux d’intérêt : taux à long terme (emprunts d’État) et taux à court terme (« Ibor » ou taux interbancaires).
C’est là qu’ils ont connu une croissance phénoménale, et ont depuis été adaptés avec succès aux indices boursiers. Sont donc attirés naturellement vers ce type de transactions :
– des professionnels désirant fixer un prix à l’avance pour une quantité d’actifs sous-jacents,
– des spéculateurs pour qui la nature du bien qu’ils achètent est parfaitement indifférente.
Jusque-là on comprend à peu près.
Mais la cupidité et l’imagination vont de pair ; pour garnir le riche tableau des possibilités de spéculation, plusieurs autres types de produits, tous construits autour du même concept, ont été inventés :
• les contrats d’échange de taux (swaps) : je peux échanger des taux d’intérêt fixes contre des taux variables ou inversement,
• les swaps de change : je peux échanger les intérêts d’un prêt ou un dépôt dans une devise, contre sa valeur dans une autre devise,
• les dérivés de crédit (credit default swap ou CDS) : en gros, je vends un risque de défaut de crédit (que j’avais octroyé ou que j’avais repris) à un acheteur à qui je paie à tempérament… un crédit. L’entité qui pourrait faire défaut peut être un particulier (il faut qu’il soit riche quand même), une entreprise, une collectivité territoriale, pourquoi pas un pays. Bien entendu, je peux acheter un produit dérivé qui va m’assurer contre les fluctuations de ce crédit de crédit.
C’est le moment de prendre deux comprimés de paracétamol, parce que ce n’est pas fini.
Les options sont des produits dérivés qui donnent le droit, et non l’obligation, d’acheter (« call ») ou de vendre (« put »), un actif financier sous-jacent, à un prix précisé à l’avance et à une échéance convenue.
Bien entendu, il y a un marché des options : c’est-à-dire en résumé que j’achète ou je vends des droits d’acheter ou de vendre….
Enfin les ETF (Exchange Trade Funds), nouvelle trouvaille très prisée en ce moment, qui permet d’agréger tous ses investissements, tel un fonds commun de placement ; les performances suivent l’indice global, comme ça c’est plus simple. La somme investie sur le seul mois de mars 2017, selon les données de BlackRock (qui est d’ailleurs un des principaux intervenants sur ce juteux marché) est de 36 milliards de dollars, avec une progression encourageante de 15 à 20 %, 3 T$ ayant déjà été investis en ETF.
À noter que la zone euro est le principal terrain de jeu de ces investisseurs-spéculateurs, ce qui nous flatte, en même temps que ça nous rassure.
Le trait commun à tous ces produits financiers reste la relation entre la valeur du contrat et la variation de la valeur de l’actif sous-jacent (pour les petits matheux, la relation entre la fonction et sa dérivée, si vous voulez).
Ils sont au départ une réponse naturelle à besoin de stabilité, comme on l’a vu pour notre agriculteur et notre boulanger. Ils permettent principalement à différents acteurs économiques de se rencontrer pour établir des échanges entre eux, et de surcroît des échanges sécurisés, ce qui est en soi très bien.
On peut donc comprendre l’utilité des produits dérivés, tant que ceux-ci restent liés à une activité économique ou commerciale clairement identifiée.
Là où le (gros) problème apparaît, c’est précisément quand le lien entre le dérivé et son sous-jacent n’est plus identifiable. C’est le moment où la finance devient indépendante de la réalité économique qu’elle serait censée faciliter ou « assurer ». Elle commence alors à avoir une vie propre (si on peut dire) en tout cas parfaitement « hors sol », c’est-à-dire hors de toute réalité économique : elle devient parasitaire et intrusive.
Quand exactement cela se produit-il ?
— Quand le sous-jacent lui-même est une variable financière.
Et ce phénomène a transformé un mécanisme assurantiel en un système de paris continuels ; écoutons Maurice Allais… en 1998 : « Qu’il s’agisse de la spéculation sur les monnaies ou de la spéculation sur les actions, ou de la spéculation sur les produits dérivés, le monde est devenu un vaste casino où les tables de jeu sont réparties sur toutes les longitudes et toutes les latitudes. Le jeu et les enchères, auxquelles participent des millions de joueurs, ne s’arrêtent jamais. […] Que les bourses soient devenues de véritables casinos, où se jouent de gigantesques parties de poker, ne présenterait guère d’importance après tout, les uns gagnant ce que les autres perdent, si les fluctuations générales des cours n’engendraient pas, par leurs implications, de profondes vagues d’optimisme ou de pessimisme qui influent considérablement sur l’économie réelle. […] Le système actuel est fondamentalement anti-économique et défavorable à un fonctionnement correct des économies. Il ne peut être avantageux que pour de très petites minorités. » [2]
Pour limiter les risques liés à la détention de ces produits, dont certains confinent à de la nitroglycérine, on impose des règles de manipulation.
Par exemple un temps maximum pendant lequel il convient de garder ces produits en portefeuille avant de « déboucler » les opérations, ou encore la possibilité de constituer des « paniers » de produits, certains très risqués, d’autres moins, paniers qu’on « titrise », c’est-à-dire qu’on découpe en titres (actions), proposés à la cotation sur les marchés.
Du coup, celui qui achète un tel titre, ne sait plus du tout ce qu’il représente : il est une parcelle de propriété d’un ensemble de contrats dérivés, basés sur des sous-jacents agrégés, dont certains sont des produits dérivés, d’autres qui pourraient bien être une entreprise qui construit quelque chose, ou peut-être, si nous avons l’esprit mal tourné, qui trafique quelque chose.
Pour info, sur le seul marché des produits dérivés de gré-à-gré, les intervenants spéculent sur plus de 10 fois l’économie réelle (près de 800 T$), donc majoritairement sur des biens qu’ils n’ont jamais achetés.
À ce stade, on indique qu’il existe également des médicaments contre le vertige.
Ah, on oublie tout de même deux acteurs majeurs dans ce théâtre :
• des mathématiciens, engagés à prix d’or par les salles de marchés pour imaginer des produits de plus en plus complexes. Heureusement, sinon ils seraient profs ou chercheurs, ce qui serait une énorme perte de talent,
• des ordinateurs, qui génèrent automatiquement les ordres d’achat et de vente, en suivant des algorithmes écrits par les mathématiciens de l’étage du dessus ; nous sommes alors entrés dans le monde fascinant du « trading haute vitesse », extrêmement productif puisqu’il permet d’échanger quelques centaines de fois par seconde des monnaies, des taux, des crédits, des contrats, tout ce que vous voulez, c’est fantastique.
« Je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. Sous nos yeux, en vingt ans, la finance a pris le contrôle de l’économie, de la société et même de nos vies. » [3]
Il était bien tourné, ton discours, François, ça nous avait fait du bien, on s’était pris à rêver … mais tu n’as rien fait : où est la séparation des activités de banques de dépôt et des banques d’affaires ?
Où est l’éradication des paradis fiscaux, ne serait-ce qu’en Europe ?
Où est la régulation de la finance par une taxation des transactions les plus spéculatives ?
Où est l’encadrement des bonus des traders ? Où est le contrôle des « optimisations fiscales » des multinationales ?
Même Sarko avait proposé des idées après 2008, mais bien sûr aucune leçon n’a jamais été tirée de ce qui s’est passé alors, à tel point qu’on se demande s’il s’est vraiment passé quelque chose.
Et évidemment rien non plus depuis Macron, mais là au moins, nous ne sommes pas déçus.
Dommage, François, dommage.