Le mois dernier, dans Adieu l’emploi !, nous avons vu à quel point était sombre l’avenir de l’emploi (le véritable emploi, celui qui est utile et bien payé…), les robots remplaçant l’homme dans un nombre croissant de tâches. C’est aussi ce que soulignait le Nouvel Observateur du 13 mars dans un article intitulé Un robot m’a piqué mon boulot !, avec le tableau [1] reproduit ci-dessous, donnant la probabilité des pertes d’emploi que l’automatisation provoquera dans les vingt ans à venir. On voit qu’il n’engage guère à l’optimisme, et qu’il n’y a que les politiques ou les économistes, de droite ou de “gauche”, pour continuer à croire que les mesures qu’ils prennent pour relancer la croissance permettront de faire baisser le taux de chômage. À titre d’exemple, prenons le cas de l’ex-ministre du travail, qui, de par sa fonction, aurait dû être particulièrement au courant des effets des nouvelles technologies sur l’emploi. M. Michel Sapin déclarait en ouverture des Entretiens du Nouveau Monde Industriel [2] que « l’automatisation est aussi vieille que le travail, car l’homme a toujours cherché à se soulager de la pénibilité du travail » et il déplorait que « l’automatisation ait donné naissance à différentes utopies, comme celle des robots qui un jour nous libéreront du travail, mettront fin à sa domination aliénante et permettront de mieux le partager ». Ainsi, comme tant d’autres, M. Sapin, qui de ministre du travail vient de passer ministre des finances, se croit encore au premier âge de la machine, celui de la révolution industrielle qui, à la fin du XVIIIème siècle, permit de remplacer la puissance musculaire de l’homme par celle de la vapeur. Mais l’intervention humaine continuait à être nécessaire pour prendre les décisions, c’était « l’âge d’une complémentarité entre l’homme et la machine » selon l’expression de H. Guillaud en janvier dernier [3].
Télévendeurs | 99% |
Secrétaires juridiques | 98% |
Employés de banque | 98% |
Comptables et auditeurs | 94% |
Vendeurs en magasin | 92% |
Boulangers | 89% |
Agents immobiliers | 86% |
Analystes financiers | 23% |
… | |
Ingénieurs | 1% |
Infirmiers | 0,9% |
Ecclésiastiques | 0,8% |
Dentistes | 0,4% |
Psychologues | 0,4% |
Mais le développement des technologies a été de plus en plus rapide. Avec maintenant celles de l’information, ce sont les tâches cognitives et de contrôle qui sont désormais assurées par les machines elles-mêmes. Et c’est une véritable mutation, dont Jacques Duboin prévoyait les effets dès ses premiers ouvrages, notamment dans La Grande Révolution qui vient [4]. Nous sommes passés de la complémentarité homme-machine, à la substitution homme-machine. De sorte que nous sommes maintenant dans le Second âge de la machine [5] et il est beaucoup plus destructeur d’emplois que ne l’a été le précédent. Comme l’a compris et expliqué André Gorz [6], « le véritable travail, n’est plus dans le “travail“ ».
Comme n’ont pas manqué de le souligner les auteurs du livre Le Second âge de la machine, E.Brynjolfsson et A.MacAfee, ce passage implique de repenser beaucoup de choses, et notamment notre rapport au travail, « car nous ne sommes pas seulement dans une crise de l’emploi due à la récession, mais dans un ouragan technologique qui transforme le marché du travail, un ouragan dont la puissance double à mesure qu’il avance ». Ils proposent quelques pistes. Celle d’encourager la création d’entreprises qui fabriquent des emplois est contestable car il ne faut pas oublier que l’emploi est un moyen de produire de l’utile, occuper les gens n’est pas un but. Celle de baisser le coût du travail humain pour le rendre moins cher que celui des ordinateurs est aussi très contestable parce que cette baisse ne ferait qu’accroître encore les inégalités… et ferait donc courir à l’humanité toute entière le danger dont la NASA vient de prendre conscience, comme le montre l’article précédant de Bernard Blavette. Deux autres de leurs propositions sont plus intéressantes. L’une est de repenser l’éducation, pour qu’on ne coure plus contre mais avec les machines, elle est de bon sens. L’autre en est le complément, c’est … d’étudier sérieusement l’idée de garantir à chacun un revenu de base.
C’est une proposition, souvent reprise dans La Grande Relève puisqu’elle constitue ce que son fondateur J. Duboin appelait le revenu social, l’un des trois piliers de l’économie distributive.

Mais il faut bien préciser ce que l’on entend par là. C’est une vieille idée. Voici en effet une citation qui date de 1792 lors d’un débat à la Convention sur le droit de propriété : « Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés [7] ». Son auteur, Robespierre était donc déjà un ardent défenseur du revenu garanti.
Sous ses diverses appellations [8], le revenu de base en est, en quelque sorte, un produit dérivé qui peut cacher des dispositifs très différents suivant la “couleur” de son initiateur, car il a la particularité d’avoir des défenseurs à droite et à gauche ! La confusion est d’autant plus grande que certains journalistes, et même de nombreux économistes, y incluent le concept d’impôt négatif proposé par Milton Friedman pour remplacer les systèmes de protection sociale existants. Nous avons souvent dénoncé les pièges que renferment certaines de ces propositions [8].
Rappelons, quitte à nous répéter, que le revenu de base a été défini en 1986 par le Réseau Européen pour un revenu de base (Basic Income European Network) [9] , lors de sa création à l’Université de Louvain la Neuve, à laquelle nous avons contribué : c’est « un revenu attribué à tous, individuellement et sans condition ».
Depuis, la mise en œuvre d’un tel revenu garanti a fait l’objet de nombreuses études universitaires. L’intérêt qui y est porté a fluctué. Il est plus ou moins grand suivant les pays.
Mais depuis la “crise” de 2008, et surtout depuis que les populations subissent les conséquences désastreuses des politiques d’austérité mises en œuvre dans l’Union Européenne, l’idée d’instaurer un revenu de base est de plus en plus d’actualité. Et c’est maintenant le monde entier qui s’y intéresse, comme le prouve le dernier bulletin [10] de BIEN, Newsflash, qui fait l’inventaire des nombreuses initiatives qui se développent et publie des extraits des débats qu’elles suscitent dans la presse.
Même dans l’opulente Suisse, une campagne pour le revenu inconditionnel se développe ! Parmi ses animateurs, Che Wagner, a créé un mouvement politique, Génération RBI, pour en promouvoir l’idée. Ce mouvement a récolté 100.000 signatures, ce qui lui permet d’organiser une “votation” sur son adoption, d’ici deux à trois ans [11].
Signalons aussi que 34 membres du Parlement européen ont lancé un appel pour appuyer l’Initiative de Citoyens Européens pour un revenu de base inconditionnel. Mais même si de plus en plus de personnes, partis politiques, syndicats (peu nombreux), acteurs sociaux,… sont convaincus que le revenu de base est une mesure claire, qui serait immédiatement efficace et qui permetrait de remédier, au moins partiellement, aux conséquences néfastes de la crise et des mesures d’austérité, elle continue à faire l’objet de nombreuses critiques telles que : on ne peut pas la financer, elle fournirait un bon prétexte pour supprimer l’État-providence, elle inciterait à la paresse, elle engagerait les femmes à rester chez elles, elle favoriserait une immigration massive, trop de personnes choisiraient de vivre sans travailler, elle ne mettrait pas fin aux injustices du capitalisme, etc… Nous avons maintes fois réfuté ces objections, notamment dans le numéro spécial La fin de quel travail ? [12].
À l’objection imparable :« c’est un bon projet mais c’est une utopie ! », répondons fermement oui, ce n’est encore qu’une utopie, mais c’est beaucoup moins une illusion que celle de croire qu’on pourrait retrouver le plein emploi dans le système actuel qui impose à toute entreprise de n’avoir pour seul objectif que le profit des investisseurs. Le plein emploi est devenu un véritable culte, comme si une activité ne pouvait avoir de valeur que si elle est mesurée par un prix sur un marché, en l’occurence le salaire sur le marché du travail. Nous l’avons souvent souligné [13].
Mais il faut insister sur les divers aspects de l’aliénation à laquelle mène cette idéologie.
Il y a d’abord, c’est évident, aliénation pour l’individu qui est condamné à accepter un emploi parce que sinon, il n’aurait pas de quoi vivre. Nous ne sommes plus vraiment seuls à défendre ce point de vue, puisque Daniel Raventos, professeur d’économie à l’Université de Barcelone et membre du Conseil scientifique d’Attac-Espagne écrit [14] : « Les défenseurs inconditionnels du plein emploi devraient s’intéresser tout particulièrement au revenu de base car son application immédiate permettrait d’améliorer la condition des plus fragiles, éliminerait en même temps la pauvreté et supprimerait du même coup les effets pervers des politiques du type RSA qui obligent à accepter n’importe quel emploi à n’importe quelle condition pour bénéficier d’une maigre allocation. Le travailleur “nouveau” pourrait ainsi choisir l’emploi qui lui convient ».

Et c’est aussi l’aliénation de toute la société à des activités qui peuvent être nocives, néfastes tant pour les êtres humains que pour l’environnement (publicité, obsolescence programmée, etc.), et qui ne prospérent que pour leurs investisseurs, lesquels ne trouvent le personnel nécessaire pour les effectuer que grâce à ce conditionnement. Un revenu garanti, suffisant pour pouvoir refuser ces emplois, est donc une nécessité démocratique, parce que c’est un pouvoir citoyen qui pourrait enfin s’exercer sur le choix des activités économiques.
Alors, quand on a compris les dangers dont ces activités sans contrôle citoyen menacent la société humaine, on sent combien il est urgent de ne plus laisser aveuglément le marché et ses “investisseurs” confisquer la politique économique.
Mais comment financer ce revenu ?
Cette question, évidemment, fait l’objet de nombreux débats au sein de BIEN. Elle a été posée, dès l’assemblée générale fondatrice de cette association internationale, par Marie-Louise Duboin qui a montré que ce financement était incompatible avec une monnaie capitaliste. Et elle expliqua la nécessité d’une monnaie distributive remplaçant la monnaie officielle actuelle. Cela surprit quelque peu. Elle enfonça donc le clou lors de la deuxième assemblée générale, en 1988, à Anvers. Mais comme la “crise” n’était encore que latente, elle n’eut pas plus de succès. Et dans les assemblées suivantes, on entendit les plus fantaisistes des propositions capitalistes, telle celle d’allouer à tout le monde un certain nombre d’actions, car « comme la Bourse finit toujours par monter », les gens seraient toujours assurés de disposer d’un revenu ! D’autres envisageaient qu’un très faible revenu, insuffisant pour assurer ne serait-ce qu’un minimum vital, soit créé par les banques qui ne prendraient pour cela qu’un faible intérêt, payé par l’État ! La liste est longue des propositions plus ou moins farfelues, comme celle de supprimer les prestations sociales ou le remboursement des frais médicaux en échange d’une allocation minimale. Rien de cela ne faisait progresser l’idée d’un véritable revenu de base.
Avec la “crise” et le fait que, dans certains pays, on envisage de garantir à tous un revenu suffisant, les gens commencent à penser qu’il ne s’agit pas d’une proposition “exotique”, comme cela se disait il y a quelques années, et qu’en France, certains disent encore.
Au moins deux communautés autonomes espagnoles, la Catalogne et l’Euskadi, envisagent des mesures particulièrement intéressantes en matière de financement du revenu de base. Elles ont été présentées lors du XIII symposium de Renda Basica [15] qui s’est tenu les 31 janvier et 1er février 2014 à Saint Sébastien. Leurs études sont basées sur des simulations effectuées dans chacune des communautés sur les données fiscales disponibles. En Catalogne, cette simulation montre qu’on pourrait assurer un revenu annuel égal au minimum vital fixé par la loi, soit 7.968 euros à chaque adulte et 1.594 euros aux mineurs de moins de 18 ans résidant dans le pays. L’étude explique qu’une réforme des impôts permettrait le financement d’un tel revenu de base, qui ne serait pas assujetti à l’impôt sur le revenu, qui se substituerait à toutes les autres prestations monétaires d’un montant inférieur et que son attribution n’impliquerait la suppression d’aucun autre service public financé par les impôts (santé, éducation, etc). La grande majorité de ceux des résidents qui sont assujettis actuellement aux impôts, et, évidemment ceux qui n’ont pas à en déclarer, seraient gagnants. Seuls 10 à 15% de la population, celle des très riches bien sûr, auraient à y perdre.
Au Pays Basque, la simulation fournit des résultats à peu près équivalents et les promoteurs du revenu de base proposent d’en payer une partie en monnaies complémentaires ou sociales, de façon à favoriser l’économie locale.
Bien sûr, ce n’est pas encore l’économie distributive mais c’en est, enfin, une approche !