La crise est finie ?

(suite)

par  A. PRIME
Publication : février 1989
Mise en ligne : 19 mai 2009

Dans l’esprit de notre article de janvier, « La crise est finie », nous faisons aujourd’hui le point de la situationdans trois pays industrialisés : Etats-Unis, Angleterre, France.

Le cow-boy est parti

L’Amérique demeure... avec son bilan.
En abaissant les impôts, tout en augmentant les crédits militaires, Reagan croyait que les rentrées fiscales dues à l’accroissement induit de l’activité économique compenseraient, et au-delà, les recettes manquantes. Mauvais calcul. Les déficits jumeaux -budget et commerce extérieur- s’amplifient au point que la première puissance occidentale devient, sous le règne double de Reagan, le premier pays débiteur du monde. La dette nationale s’est accrue de 1000 milliards de dollars et la dette extérieure de 500 milliards. Les déficits commerciaux se transforment en excédents japonais, sud-coréens, allemands, taïwanais et divers. Puis ces pays, le Japon notamment, renflouent le déficit budgétaire des EtatsUnis en achetant des bons du Trésor, l’épargne américaine s’avérant insuffisante ; mieux, ils achètent des valeurs américaines, mobilières (des usines... une Université !) ou immobilières (valeurs boursières). Retour boomerang... des dollars !
En six ans, les Etats-Unis ont consommé 700 milliards de dollars de plus que ce qu’ils ont produit - donc des produits étrangers - et ce, avec en partie, l’argent prêté ou investi par les étrangers. Autrement dit, la fringale de consommation du pays le plus riche du monde est financée de l’extérieur. Fred Bergsten, (Director of Institute for international economy), peut ironiser sur la « doctrine de l’offre », base de la reaganomanie : « Nous savons maintenant à quoi tient le miracle de l’économie de l’offre l’étranger nous a offert la plupart des biens et l’essentiel de l’argent ».

Un phénomène a fait boule de neige : le déficit du budget a entraîné une hausse des taux d’intérêt et partant une appréciation continue du dollar qui a plus que doublé en quelques années. Ce faisant, les exportations ont chuté, les produits étrangers, devenus bon marché, ont envahi l’Amérique (25 % de voitures japonaises). On voit le lien interactif des déficits jumeaux. Bien sûr, cet appel de produits étrangers a profité à l’économie des autres pays du monde « libre » et on peut dire que le boom général est dû en partie au déclin relatif de l’Amérique de Reagan. La baisse autoritaire du dollar, destinée à relancer les exportations et donc la production des Etats-Unis proprement dite est loin, comme on le sait, d’avoir porté ses fruits trois ans après (voir persistance d’énormes déficits du commerce extérieur).
Sur le plan social, on sait que l’Amérique de Reagan compte 35 millions de pauvres, en majorité des noirs, et que les emplois créés, dont on nous rebat les oreilles, et pour cause, sont essentiellement des « petits boulots », mal payés, à mi-temps ce que l’on voudrait imposer en Europe (même en France rocardienne) pour faire baisser les « statistiques » du chômage et ses coûts.
Sur le plan moral, signalons que Reagan laisse une Amérique par certains côtés rétrograde : tentatives pour imposer la prière dans les écoles, remise en cause de l’avortement (mais sans toucher aux ventes florissantes du porno)... Quoi d’étonnant quand Reagan que j’avais traité, dans un article il y a deux ou trois ans, de « dangereux analphabète » écrit « J’ai de sérieux doutes sur la théorie de l’évolution ; on devrait, dans les écoles, enseigner aussi la version biblique de la création ». Retour au Moyen-Age de celui qui, en appuyant sur un bouton, a le pouvoir de faire sauter la planète.

Voilà ce qu’était l’homme le plus puissant du monde. Et dire qu’il est parti avec 60% d’opinions favorables... Triste, désespérant ! Réjouissons-nous cependant qu’il n’ait pu réussir l’invasion du Nicaragua, une de ses obsessions. Mais il a encore eu une pensée pour Kadhafi..
L’Amérique de Bush va devoir payer la note. Bush ? S’il montre l’élévation d’esprit développé pendant sa campagne présidentielle (qui s’est surtout déroulée « au-dessous de la ceinture », comme le faisait remarquer Christine Ockrent), on peut être inquiet. Mais l’Angleterre veille...

La Maggie-cienne d’Albion

« Le rêve de Maggie n’est pas mystérieux : elle veut tout simplement prendre la relève de Reagan à la tête du monde occidental et perpétuer ainsi la croisade du libéralisme économique... », écrivait il y a quelque temps un journaliste du Monde. En tout cas, Madame Thatcher est heureuse dans sa troisième législature, une quatrième étant considérée comme probable par 80% des Anglais. Oyez, braves gens :

Salaires en hausse : moyenne 1988, 9,25% pour une inflation de 7%. Donc, plus 2,25% d’augmentation du P.A. Les infirmières ont eu, elles (le saviez-vous, infirmières de notre douce France rocardienne ?) 17,9
après un long conflit, il est vrai. Taux de croissance : 4%. 950.000 chômeurs ont retrouvé du travail, essentiellement dans les services. Ces deux phénomènes conjugués ont permis des rentrées fiscales en excédent de 80 milliards de francs. Point noir : l’inflation. D’où compétitivité moins grande et, partant, déficit commercial inquiétant (150 milliards de francs, 4 à 5 fois celui de la France !).

Voilà en bref les ingrédients capitalistes pour la cuisine d’Albion. Et Maggie poursuit son oeuvre : elle annonce la privatisation du service des eaux (60 milliards, mais probablement +20% des tarifs) et de l’électricité, le plus gros morceau 200 milliards. Pour Madame Thatcher, la crise est sûrement finie. Mais attendons la suite...

Une France enfin unie Rocard et Périgot

Les calculs ci-après sont faits, d’une part à partir des résultats économiques de 1988 (+ 3,50  % à 3,80 de croissance, soit 1,50 à 1,80 % de plus que prévu) ; d’autre part, en tenant compte de l’augmentation des traitements des fonctionnaires survenue fin 1988 : elle n’aura son plein effet qu’en 1989, mais cela ne change pas fondamentalement notre raisonnement si l’on se place sur le plan macro-économique. D’autant que, pour 1989, l’INSEE et l’OCDE prévoient le maintien d’une croissance forte.

1. La croissance supplémentaire -
biens et services - se chiffrera entre 50 et 60 milliards.

2. Les recettes fiscales supplémentaires
correspondantes se chiffreront entre 35 et 40 milliards (42 selon les experts du PC) : TVA, 8 à 10 milliards ; impôts sur les bénéfices, 27 à 30. Ces derniers sont importants parce que marginaux pour les entreprises dont les frais fixes ne varieront guère.
A ces recettes, il faut ajouter les quelque 5 milliards de l’ISF, que nous retrouverons au titre du RMI.

3. Pouvoir d’achat supplémentaire distribué
" Pour la fonction publique (6 millions et demi de salariés actifs et retraités) ; selon Rocard : 15 milliards,
" Pour le privé : 25 milliards (soit environ 16 millions de salariés à une moyenne (1) de 8.000 F., qui ont obtenu une augmentation moyenne de P.A. de 1,50 %,
" Pour le RMI : 5 milliards,
TOTAL : 45 milliards.

Nous admettons que l’écart entre ces 45 milliards et les 50 à 60 milliards de croissance supplémentaire concerne les professions libérales, commerçants, etc... dont le PA s’accroit de 6 à 7% l’an. En gros, donc, il y a adéquation entre la fraction de croissance supplémentaire et la distribution supplémentaire de P.A. Pour un peu, on se croirait en Economie Distributive !
Or, prenons le discours de Rocard, interrogé par Anne Sinclair à 7 sur 7, après les grèves. Il craint :
" ou un dérapage (un de plus) des échanges extérieurs,
" ou une reprise de l’inflation (auquel cas « j’aurais payé en monnaie de singe » dit-il). De trois choses l’une
" ou les producteurs de biens et services opérant en France font face au (petit) supplément d’augmentation de 1,50 à 1,80% de la croissance et, dans ce cas, aucune des deux craintes n’est justifiée,
" ou ils n’en sont pas capables (voir les extraits de l’article de Max Gallo dans la Grande Relève de décembre et la suite de notre article), et, dans ce cas, les 45 milliards ou plus de P.A. distribués risquent de se porter sur l’achat de produits importés  : d’où aggravation du déficit du commerce extérieur,
" ou, troisième hypothèse, le patronat, tout de même capable de faire les calculs ci-dessus, se dit en salivant : « Puisqu’il y a P.A. supplémentaire, augmentons nos prix qui sont libres. L’Etat ne pourra rien contre nous ». Dans ce cas, effectivement
" l’inflation repartirait et les salariés auraient été « payés en monnaie de singe »,
" les patrons feraient de superbénéfices à frais fixes constants, ce qui ne les empêcherait pas de vilipender de nouvelles grèves revendicatives, de réclamer la limitation du droit de grèves plus fort encore qu’à fin 1988, etc...
" enfin, comme il est probable que, sur les 45 milliards de P.A. supplémentaire, une partie non négligeable irait à l’achat de produits étrangers (chez les patrons, il y a des importateurs actifs), il y aurait déficit du commerce extérieur aggravé. Donc, dans ce cas de figure, les deux craintes de Rocard seraient au rendez-vous : inflation et dérapage du commerce extérieur.

Mais alors, Monsieur Rocard, qui ne s’est pas gêné pour flétrir en partie les grévistes, menaçant même d’user du 49/3 pour imposer un service minimum au printemps 89 (ce qui est vraiment démocratique pour un homme qui ne cesse de répéter qu’il est de gauche et socialiste), Monsieur Rocard, dis-je, pourrait peutêtre flétrir l’incivisme du patronat et expliquer clairement la situation à tous les Français, puisqu’il est le Chef du Gouvernement.

D’autant qu’il faut savoir que, d’après une étude publiée par le CERC, fin 1988, le salaire moyen français atteint à peine 82% du salaire moyen européen et que notre pays est le plus inégalitaire du vieux continent.

En ce qui concerne les patrons, le CNPF par contre a poussé à desserrer un peu les boulons par crainte de voir l’effet de grève s’étendre aux travailleurs du secteur privé, et ce, malgré l’épée de Damoclès du chômage. Ce n’est pas le moment de perdre des jours de production, car les carnets de commandes sont pleins ! Cependant, malgré une croissance globale de 3,5 à 3,8%, les licenciements continuent, même si M. Périgot claironne fièrement : « Depuis le début de l’année, nous avons créé 100 à 150.000 emplois » (au fait, pourquoi cette imprécision de 50%- ? Bluff ou statistiques mal tenues... ou fausses ?) (2).

Pourquoi cette situation ? Parce que le patronat français, pris dans son ensemble, est timoré, peu entreprenant. Des enquêtes nombreuses montrent que ses investissements sont essentiellement tournés vers les gains de productivité, c’est-à-dire qu’il se contente de remplacer des travailleurs par des machines, des robots, sans avoir pour objectif second de développer sa production. Or, ce développement ventesproduction permettrait de « récupérer » les ouvriers devenus superflus, voire d’embaucher.
Si, pour les patrons, la crise économique est finie, pour leurs victimes, les « exclus de la fête », la crise sociale continue et s’aggrave. On ne sort pas du cercle vicieux : productivité accrue, mais non production, chômeurs supplémentaires, baisse globale du pouvoir d’achat, charges nouvelles pour payer les chômeurs... et pleurnicherie des patrons pour alléger leurs impôts !
On est loin des espoirs formulés par André Fontaine (3) dans son article « Après les embruns » « La seule façon de faire, c’est ce qui a si bien réussi ailleurs : pousser au maximum les feux du développement de la production et répartir sagement au fur et à mesure les fruits de la croissance entre l’investissement et les rémunérations ».

La « gauche » française serait-elle en passe de devenir, comme la droite en a la réputation, la plus bête du monde ?

(1) Rocard assure que 10 millions de salariés, sur 22 millions, touchent 6.000 F ou moins par mois. Et selon l’Abbé Pierre, un million et demi à deux sont au seuil de pauvreté.

(2) 35.000, c’est le nombre d’emplois que l’industrie du textile-habillement devrait encore perdre cette année. En 1987, l’hémorragie était déjà de 25.000 postes supprimés (EDJ 15/21 décembre 88).

(3) Le Monde du 22 octobre 88.