Quand M. Pinay se félicite d’avoir jugulé
l’inflation, on suppose qu’il s’imagine qu’elle était devenue
très dangereuse. S’il a pu la vaincre si facilement. c’est qu’elle
ne l’était pas. Elle ne le devient, en effet, que si le pays
souffre d’une pénurie de marchandises à vendre : les consommateurs
se les disputent alors, et s’il y a trop d’argent en circulation, les
prix montent en flèche ! On s’en est bien aperçu pendant
la guerre lorsque la pénurie donna naissance au marché
noir.
Mais qui peut soutenir que la France manque aujourd’hui de produits
? Si c’était le cas, les producteurs dépenseraient-ils
des milliards en publicité ? S’efforceraient-ils d’écouler
leurs stocks à crédit ?
Rappelons que l’inflation monétaire, c’est-à-dire l’augmentation
rationnelle des moyens de paiement, a toujours été une
impérieuse nécessité dans les pays dont l’économie
est en expansion. En se développant, les échanges exigent
plus de monnaie pour s’effectuer facilement. Et la monnaie ne tombant
jamais du ciel, il faut bien qu’on la fabrique...
Je répète que toutes les monnaies du monde n’ont jamais
cessé de se déprécier au cours de l’Histoire, les
nations ayant toujours été obligées de les dévaluer
pour satisfaire les besoins d’une économie qui progressait et
d’une population qui augmentait. Aucune monnaie n’a échappé
à cette nécessité, même celles qui étaient
en or et en argent ! Elles font aujourd’hui figure de monnaies idéales
en raison de leur prétendue stabilité ! Quelle erreur,
le petit lingot qui leur servait de gage n’a jamais cessé de
s’amenuiser
D’abord, la monnaie précieuse n’échappait pas à
l’inflation, car, des mines d’or et d’argent, on extrayait chaque année
du minerai dont la plus grande partie servait à frapper de la
monnaie, ce qui augmentait le stock des pièces en circulation.
Ensuite, cette Inflation était encore insuffisante pour les besoins
de la production et de la consommation, puisque les Rois procédaient
à de multiples dévaluations monétaires que les
économistes appellent des mutations.
Prenons l’exemple de notre franc, fils de la livre- tournois, et petit-fils
de la livre carolingienne. Cette aïeule était en argent
et pesait 491 grammes. Au XIIe siècle, la livre carolingienne
est devenue la livre- tournois qui, sous Philippe-Auguste, ne pesa plus
que 84 grammes.
Sous Jean-le-Bon (5 déc. 1360), on frappa une monnaie nouvelle,
baptisée franc, qui pesa 3 grammes 88 milligrammes d’or fin.
Quant à la livre-tournois, elle continua de fondre, car, sous
Louis XVI (1786), elle ne pèse plus que 4 grammes 1 /2 d’argent.
Enfin une livre tournois (augmentée de 3 deniers) se transforma,
le 27 mars 1803, en franc de Germinal an XI, dont le poids en argent
était de 4 grammes 1/2, et en or de 290 milligrammes.
Que les pièces fussent en or ou en argent, les Rois de France
les ont toujours dévaluées par le même procédé
: ils décidaient que telle pièce d’or qui vaut 6 francs
en vaudra désormais 24, et celui qui devait verser 4 pièces
pour s’acquitter d’une dette, n’en versera plus qu’une seule qui s’appellera
une pièce de 24 francs. Toutes les nations européennes
en ont ainsi usé : on changeait la valeur numérique des
monnaies.
De la Révolution française à 1914, le franc de
Germinal an XI se déprécia à nouveau d’environ
60 %, mais la première guerre mondiale enterra définitivement
toutes les monnaies précieuses : l’or et l’argent ne circulant
plus dans aucun pays civilisé. Désormais c’est la monnaie
de papier (billet de banque) et la monnaie bancaire (purement comptable)
qu’on utilise absolument partout. Les échanges se sont alors
intensifiés beaucoup plus rapidement qu’autrefois.
Est-il utile d’ajouter que la monnaie, sous ses deux nouvelles formes,
continua de se déprécier de plus belle ?
***
Pour abréger, n’examinons que la période contemporaine de janvier 1940 au 30 juin 1959 (19 années 1/2). Voici les nations dont la monnaie fut dévaluée de plus de 90% :
Israël | 90% |
France | 91,2% |
Turquie | 91,6% |
Espagne | 93,3% |
Allemagne fédérale | 94,3% |
Argentine | 94,8% |
Italie | 96,8% |
Chili | 97,1% |
Autriche | 97,3% |
Paraguay | 97,6% |
U.R.S.S | 98,3% |
Allemagne de l’Est | 98,3% |
Tchécoslovaquie | 98,7% |
Japon | 98,9% |
Indonésie | 99% |
Albanie | 99,5% |
Bolivie | 99,7% |
La France, on le voit, n’est pas la nation qui cède le plus à la « facilité »...
***
Toutes les autres nations dévaluèrent
leur monnaie de 10 à 90%, à l’exception d’un tout petit
nombre dont la politique financière, empreinte d’une grande sagesse,
leur a permis de maintenir, sans défaillance, la stabilité
monétaire.
Ce sont : La République Dominicaine, le Salvador, le Guatémala,
Haïti, Honduras, Libéria, Panama, et le Venezuela.
On pourrait ajouter les Etats-Unis à condition de ne pas oublier
que le dollar s’est déprécié d’un peu plus de 60%
depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
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Il faudrait donc finir par reconnaître que la
dévaluation des monnaies est une conséquence du progrès
économique. Elle favorise les débiteurs en leur permettant
de se libérer en donnant une valeur moindre que celle qu’ils
ont reçue. En apportant ainsi la libération des vieilles
dettes, elle agit comme l’abaissement du taux de l’intérêt,
ou, si l’on préfère, comme un amortissement du capital.
Sans la dépréciation continue des monnaies, comment les
Etats, qui sont les gros débiteurs du monde, pourraient-ils s’acquitter
de leurs dettes dont le poids devient prodigieux ?
Inclinons-nous pourtant devant le fier courage de MM. Jacques Rueff
et Antoine Pinay qui, par la vertu sublime d’une virgule, se proposent
d’arrêter un courant dont l’origine remonte à l’invention
des premières monnaies !