"...la primauté de l’économique représente à n’en pas douter une phase de l’évolution des sociétés modernes, quelque chose comme la crise de croissance ou de puberté du jeune homme ou de la jeune fille. Trop d’indices suggèrent, et font plus que suggérer, que nous allons entrer dans une société qui sera bien davantage "une société de culture", je veux dire de culture largement indépendante et non plus soumise, comme c’est aujourd’hui le cas, aux impératifs de la production. Je crois que c’est la vocation de la culture au sens le plus large de dominer la société et de lui conférer ses fins..."
Maurice Crubellier (Le Monde, mardi 16 décembre 1986).
AU cours du Forum "Economie et Culture"
organisé le 10 février 1987 par l’hebdomadaire Télérama,
j’ai interpellé R. Barre par la question écrite suivante :
"Comment peut-on concevoir que l’économie libérale,
cette vieille dame indigne qui a toujours nié l’homme, puisse
s’intéresser à la culture ?". La question, brutale
j’en conviens, a suffi à mettre hors de lui l’ancien Premier
Ministre qui a jeté mon nom à la vindicte des participants
après avoir feint de voir en moi un défenseur de l’économie
collectiviste. Ceux qui me connaissent, et qui étaient présents,
ont sans doute deviné que mes préoccupations étaient
tout autres. Ce qui mérite une explication.
Nos sociétés hautement développées ont connu
successivement l’ère de la production et l’ère de la consommation.
Nous voici entrés de plain-pied dans l’ère de la communication.
Soit. Si l’on y regarde de plus près, l’on s’aperçoit
que ces mutations se sont faites et continuent de se faire en prenant
appui sur des bases économiques qui n’ont pas changé depuis
des millénaires et qui ont été analysées
par un certain nombre d’esprit forts, tels J.B. Say, Karl Marx, Lord
Keynes...
Ces bases sont celles de l’économie de l’échange, encore
appelée économie de marché : monnaie dite précieuse
ou reconnue comme telle, emploi chargé de former les revenus
(salaires, traitements, profits...), rentabilité, concurrence,
risque...
Ayant subi un avertissement sérieux en 1929 - on allait, pour
la première fois dans l’histoire de l’humanité, assister
à la montée parallèle du chômage et de la
production ! - l’économie échangiste est-elle en mesure
de se tirer indéfiniment des mauvais coups que l’irruption de
plus en plus brutale des énergies et des techniques ne cesse
de lui porter ? Le système, on le sait, ne fonctionne parfaitement
que si les échanges entre individus et entre nations s’effectuent
normalement, c’est-àdire qu’à production croissante doivent
correspondre des échanges croissants, ces échanges croissants
entraînant ipso-facto le développement d’une production
elle-même en nécessaire croissance. Le mot d’ordre devient
dès lors "produire à tout prix" afin de créer
des emplois, source de formation des revenus, qui euxmêmes écouleront
la production et en permettront la relance. Las ! Cette "production
à tout prix" - que l’on ne parvient plus par ailleurs à
écouler - nous fait inexorablement entrer dans l’ère de
la production pour la production, c’est-à-dire dans l’ère
du gaspillage. Gaspillage d’énergies, de matières premières,
de ressources naturelles, d’intelligences et de savoir-faire, de temps...
pour des productions dont nous ne connaissons que rarement les finalités,
quand elles ne sont pas purement et simplement nuisibles à l’homme.
Aussi, l’argument de nos hommes politiques selon lequel il nous faut
"respecter la rigueur budgétaire" - lors de ce Forum,
je revois M. Barre pointer l’index vers le ciel en invoquant cette malédiction
divine pour foudroyer le comédien Armand Meffre qui réclamait
du secours pour le théâtre vivant - cet argument donc a
de quoi faire hurler de rire lorsque l’on sait que nous sommes confrontés
à une énorme entreprise de gaspillage organisée
à l’échelle planétaire.
Passons rapidement en revue nos "soldats de plomb"
de l’économie de marché.
Les monnaies ? Les Américains n’ont plus qu’une
carte à jouer laisser couler le dollar pour exporter à
tout prix, alors que dans le même temps, le Brésil refuse
de payer les intérêts des emprunts contractés.
Les monnaies européennes "flottent". Et les "sages"
du Fonds Monétaire International ne savent plus à quels
saints se vouer.
L’emploi ? Face à l’irruption des techniques et industries nouvelles de plus en plus économes d’emplois, on nous présente pour l’an 2000, dans l’Europe de l’Ouest, la perspective suivante 25 % de la population active travaillera à temps plein, 25 % à temps partiel et 50 % ne trouvera jamais de travail. Une question l’emploi étant le support essentiel de la formation des revenus, comment vont vivre les millions d’individus mis sur la touche ? On peut prédire un avenir radieux aux "Restos du coeur".
Les profits ? Ils sont maintenus artificiellement.
Par la réduction des richesses alimentaires dans l’agriculture.
43 % seulement des terres disponibles sont cultivées dans les
pays de la C.E.E. afin d’éviter les productions pléthoriques.
Ce malthusianisme en appelle un autre : la C.E.E. dépense annuellement
plus de 50 milliards de nos francs à racheter des produits excédentaires
(plus du quart de son budget). Quant aux U.S.A., ils ont actuellement
en stock l’équivalent d’une année de production de blé...
Dans l’industrie, la réduction des durées d’usage des
produits - pratique généralisée sur laquelle s’entendent
les producteurs et que passent sous silence les unions de consommateurs
- facilite le renouvellement de la production et la formation accélérée
des profits. Pour de plus amples renseignements, lire l’éloquent
ouvrage de l’américain Vance Packard "L’ère du gaspillage"
(Calmann-Lévy).
Au chapitre des emplois et des profits enfin, rappelons, pour mémoire,
qu’à lui seul l’armement français sécrète
300 000 emplois (Hebdomadaire "L’Express" du 612 février
1987) et que d’une manière générale les armements
présentent l’énorme avantage de contribuer à maintenir
emplois et revenus sans encombrer le marché intérieur :
pour le moment la Guerre du Golfe suffit à remplir les carnets
de commande.
L’initiative et le risque ? Au service
de quoi ? Du gaspillage ? Ou de l’utilité pour le plus grand
nombre ? That is the question.
Et la Culture dans tout cela ? L’on peut sans grand risque prédire
que le budget alloué au Ministère de la Culture ne parviendra
jamais à se hisser sur le piédestal du 1 % o du budget
de la Nation. Les raisons sont peu d’ordre politique, mais avant tout
d’ordre économique : la culture semble allergique au principe
sacro-saint de la rentabilité (toutes les occasions sont bonnes
pour nous accuser de mauvaise gestion, n’est-ce pas Alexis Gruss ?),
la culture n’est pas pourvoyeuse d’emplois (ou si peu), et de toutes
façons - et même s’il s’agit des industries culturelles
- la culture n’intéressera jamais hautement la machine économique
qui a besoin de dynamiques plus fortes liées à la production
de biens matériels plus aisément "vendables"
à l’ensemble d’une population - et donc renouvelables dans les
délais les plus brefs.
Ce qui ne signifie pas que, dans l’état actuel des choses, le
Forum organisé par Télérama n’ait pas eu son utilité
: Economie et Culture doivent trouver des passerelles communes, même
si elles sont fragiles et soumises aux aléas de la conjoncture
économique. Mais celle-ci ayant été décrétée
défavorable depuis quelques années, les subventions accordées
au théâtre, à la danse, à la musique, au
cirque... sont constamment remises en question. Et pourtant il ne s’agit
que de quelques petits millions, goutte d’eau microscopique dans l’océan
des milliards gaspillés chaque jour (3 millions retirés
du jour au lendemain au Cirque Gruss, notre seul cirque national !, qui
vient de licencier la totalité de son personnel).
Concluons. Si nous voulons que Economie et Culture marchent avec quelque
chance au succès la main dans la main, il nous faut réclamer
d’autres règles du jeu que celles que nous impose l’économie
de marché :
- dissociation des revenus de la durée du travail, donc formation des revenus indépendamment du travail fourni ; par exemple, répartition des richesses et des services par l’instauration d’un revenu garanti distribué à tous selon des critères à définir (cf. "L’économie libérée". Etude de M. L. Duboin, 1986).
- généralisation d’une monnaie de consommation non transférable, non thésaurisable, gagée sur la production des biens et des services, type "carte de paiement à mémoires", chaque opération faisant apparaître le débit sur la carte, celle-ci étant régulièrement "rechargée" en fonction du revenu attribué ; conséquence : disparition de notre monnaie circulante échangiste aux impacts imprévisibles, au profit d’une monnaie assurant le passage des biens et des services à la consommation dans les meilleures conditions de régulation (cf. "L’An 2000" par H. Muller, Ed. Plon).
- partage du travail selon, à la fois, les besoins "évolutifs" des hommes en biens et services, l’emboîtage de l’offre et de la demande, et les désirs et initiatives de tout un chacun (cf. André Gorz, "Qui ne travaille pas mangera quand même").
Depuis quelques décades, et plus particulièrement
depuis quelques années, des sociologues, des économistes,
des ingénieurs, essaient de définir les contours de la
société de demain, conscients que l’économie de
marché court à l’impasse. Voici, parmi de nombreuses réflexions
prospectives, la vision de Jacques Robin, Président du Groupe
Science, Culture au C.E.S.T.A. (Centre d’Etudes des Systèmes
et des Technologies Avancés), extraite d’un article paru dans
"Le Monde" du 14.12.1985 :
"En cette fin de siècle, les problèmes décisifs
ne seront plus ceux d’une économie sociale de marché.
La mutation technologique fondamentale, celle des technologies de l’information
et de la commande (informatique, télécommunications, biotechnologies,
robotique), porte en effet en elle une autre nature du progrès
technique. Avec ces "technologies informationnelles", l’homme
ne manipule plus les choses et les objets par lui-même ou aidé
de ses outils traditionnels, mais par l’intermédiaire de signaux,
de codes, de langages et de mémoires. Ces technologies sont économes
en énergie. Le travail humain cesse d’y être matériel
pour y devenir logiciel. L’automatisation généralisée
qu’elles entraînent fait franchir un seuil irréversible
au volume et à la forme de l’emploi productif classique ; la
modernisation de l’industrie des services détruit à moyen
et à long terme plus d’emplois qu’elle n’en crée ; aussi
le chômage continuera-t-il de progresser comme une marée
irrésistible.
Ces technologies poussent l’économie dans la sphère toute
neuve de la "reproductibilité quasi gratuite" des images,
des textes et des biens. On conçoit que les mécanismes
traditionnels se brisent : la croissance devient de plus en plus une
croissance sans augmentation de l’emploi ; les normes traditionnelles
de la productivité diminuent d’importance par comparaison à
l’existence d’une "deuxième productivité" due
avant tout à l’irruption continue de croissances et de savoir-faire
issus de la communauté scientifique et technique internationale,
laquelle n’en finit pas de s’enfler.
Le coût marginal, base du calcul économique néo-classique,
perd de son intérêt. Nos ratios deviennent obsolètes.
Des pistes sont primordiales à explorer pour créer de nouveaux paramètres sociaux et économiques : mesurer au plus près les "besoins" évolutifs des hommes en biens et en services ; mettre en ouvre des formes de répartition économique et sociale respectueuses de la créativité et de l’innovation, clés de l’évolution de l’espèce ; limiter l’Etat à son rôle de gardien des règles du jeu et d’impulseur des novations ; considérer l’Europe comme l’espace naturel de notre pays, avec une ouverture constante sur le monde, en particulier le tiers-monde... ".
En fait, ces analystes, de plus en plus nombreux faut-il le préciser, attendent de nos hommes politiques plus d’audace, plus d’invention, plus de générosité, dans la recherche d’une économie adaptée à la mutation technologique importante que nos sociétés connaissent depuis un demisiècle. Si cette adaptation ne se fait pas et si nous nous obstinons à nous maintenir, contre vents et marées, en économie de marché, je crains qu’à moyen terme nos entreprises, tournées vers le spectacle vivant, ne s’étiole une à une, écartelées entre la précarité des fonds publics et la rareté de fonds privés.