De la décroissance à la post-croissance - 1. Le mirage d’une croissance capitaliste et écologique

Dossier
par  G. EVRARD
Publication : octobre 2023
Mise en ligne : 21 janvier 2024

Guy Evrard ouvre un dossier de réflexion sur la croissance et sa mesure, et le développement durable. Peuvent-ils vraiment évoluer en parallèle ? Ou sont-ils finalement inconciliables ? L’économie de demain sera-t-elle capable de se réinventer, et revenir à son rôle primaire : satisfaire les besoins de la collectivité et de ses membres ? L’écologie, à travers notamment le traitement du réchauffement climatique que Guy Evrard considère comme aujourd’hui une cause essentielle des turpitudes météorologiques que nous connaissons, peut-elle être intégrée aux activités humaines comme elle le devrait dans un système capitaliste ?

Il y a quelques années, je regrettais dans la GR [1] que l’économie distributive n’ait pas investi suffisamment le champ universitaire, au prix certainement de controverses [2] qui auraient pu être utiles au moins parmi les économistes hétérodoxes, alors que l’économie dominante nous conduit dans une impasse fatale. Je retiens pourtant de cette période la rencontre avec Christophe Bonneuil, historien des sciences à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), aujourd’hui directeur de recherche au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), que nous avions invité à une assemblée citoyenne militante pour débattre du livre L’évènement Anthropocène [3]. En évoquant avec lui l’économie distributive et La Grande Relève en marge de la réunion, il cita spontanément «  Jacques Duboin  ». C’était réconfortant.

L’éloignement du cadre académique se perpétue cependant, même lorsque les conclusions de travaux rejoignent les fondements de l’économie distributive ou du socialisme distributif, alors que les auteurs tentent de trouver une issue à l’indispensable décroissance pour sauvegarder la vie et les ressources sur Terre, tout en préservant une dynamique de l’avancée des connaissances. Nous essaierons d’éclairer quelques-unes de ces convergences dans une suite d’articles, principalement à partir de deux ouvrages publiés récemment.

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Il est presque inutile de rappeler cette évidence qu’une croissance infinie, en termes de PIB (Produit Intérieur Brut), est inconcevable dans un monde fini. Pour fixer les idées, un taux de croissance de 2 % par an double l’activité économique tous les 35 ans. C’est donc sur d’autres bases que le défi d’une post-croissance doit être relevé. La compréhension que nous avons maintenant des peuples autochtones peut y contribuer mais c’est plus généralement l’émancipation démocratique des populations humaines et leurs multiples tentatives d’exister autrement qui restent au cœur du projet d’en finir avec l’hégémonie capitaliste dans la civilisation occidentale [4].

Ralentir ou périr 
L’économie de la décroissance

C’est dans un article de La vie des idées [5] que j’ai pris connaissance de cet ouvrage de Timothée Parrique [6], chercheur en économie écologique à l’Université de Lund (Suède). Condensé de sa thèse de doctorat «  The political economy of degrowth  » [7], soutenue en 2019 à l’Université de Clermont Auvergne, le livre a l’ambition d’éclairer un public non spécialiste en économie en déconstruisant l’une des plus grandes mythologies contemporaines  : la poursuite de la croissance. «  Nous n’avons pas besoin de produire plus pour éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, créer de l’emploi, financer les services publics, et améliorer notre qualité de vie. Au contraire, cette obsession moderne pour l’accumulation est un frein au progrès social et un accélérateur d’effondrements écologiques  ». Il s’agit ici d’explorer la décroissance comme chemin de transition vers une économie de la post-croissance [8].

L’auteur rappelle dès l’introduction que toute l’humanité ne contribue pas à la marche du monde avec le même degré de responsabilité. Ainsi, en 2021, les 10 % des ménages les plus riches disposent de 76 % du patrimoine global. Cette situation n’a en fait rien à voir avec la supposée nature d’homo sapiens. Elle résulte plutôt de l’organisation sociale liée à une certaine vision politique : le capitalisme et l’hégémonie de l’économie sur tout le reste, reposant notamment sur une poursuite effrénée de la croissance. Ajoutons que cette vision, si elle suscite certes des progrès scientifiques et technologiques, les exploite trop souvent sans retenue.

La mesure de la croissance via le PNB (produit national brut) est née dans les années 1930, avec pour fonction de suivre la relance de l’économie américaine après "la Grande Dépression", puis la production des équipements nécessaires à la seconde guerre mondiale ou encore la reconstruction de l’Europe, «  …jusqu’à devenir le moteur principal de l’insoutenabilité sociale et écologique…  » [9].

L’organisation sociale de la satisfaction des besoins d’une communauté est certainement une bonne définition générale de l’économie. Il s’agit de faire ensemble ce que nous ne pouvons réaliser seuls. Toutefois, cette satisfaction ne repose pas uniquement sur les échanges marchands, essentiellement de biens et de services matériels, contrairement à ce que laisse entendre aujourd’hui la mesure de la croissance. La croissance du PIB est définie comme l’augmentation, d’une période à l’autre, de la valeur ajoutée produite par une économie. Elle comprend les activités monétarisées et celles non marchandes qui peuvent être évaluées. Hors de la question monétaire (la monnaie est devenue la marchandise perverse du capitalisme financier), les trois principales sources de valeur sont le temps, l’effort (l’énergie) et la matière. Les activités économiques se répartissent alors en cinq grandes catégories  : l’extraction (les ressources), la production (la transformation des ressources pour donner naissance à un produit), l’allocation (le transfert du bien, par le don, la réciprocité, la répartition ou le partage, la vente), la consommation (l’usage, la satisfaction d’un besoin, individuel ou collectif) et l’élimination (la destruction, le recyclage). Les facteurs de production retenus à chaque étape détermineront la valeur ajoutée. L’économie est donc un moyen et non une fin. Elle est inutile ou mal organisée si elle ne réussit pas à satisfaire les besoins de la grande majorité de la population.

La qualité de vie dépend de l’adéquation entre les moyens dont on dispose et les besoins que l’on ressent. L’argent n’est qu’un moyen parmi d’autres pour tendre vers cet équilibre. La plupart des économistes ont longtemps défendu l’idée de besoins illimités, justifiant le fantasme d’une croissance perpétuelle. Nous savons bien que la publicité a été inventée justement pour susciter les besoins, sans être réellement informative. Quel sens donner alors au marketing, sinon d’être une activité fondamentalement inutile, gaspillant temps, effort et matière. Face à la pression du marché, nous devons donc réfléchir en permanence à ce qui améliore réellement notre qualité de vie. L’exercice n’est peut-être pas si complexe s’il est pratiqué dans un cadre démocratique où la liberté individuelle ne s’oppose plus à l’intérêt collectif. Débat sans cesse renouvelé et enrichi [10] au cœur du projet de dépassement du capitalisme mais bordé maintenant par l’enjeu de la survie.

Le PIB ne renseigne que partiellement sur la satisfaction des besoins puisqu’il ne mesure que les valeurs d’échange et non les valeurs d’usage. Il ne tient pas compte de l’activité bénévole, sans laquelle notre société serait paralysée (20 millions de bénévoles assurent la vie associative en France). Par ailleurs, la valeur ajoutée publique se mesure uniquement sur les salaires alors que la valeur ajoutée des entreprises privées englobe les profits. Les productions de la nature sans intervention humaine sont ignorées. La réalité est que le PIB mesure seulement l’agitation économique, sans distinguer les retombées positives de celles négatives. Et l’on comprend que les apôtres de la croissance capitaliste recherchent toujours la marchandisation des activités humaines et la réduction de la sphère publique. Pourtant, quel sens donner à un accroissement de la production monétarisée si celui-ci est accompagné d’un déclin de la production écologique et sociale  ? Ne confondons donc pas progrès anthropologique et progrès économique et on trouvera les voies d’une décroissance puis d’une post-croissance "raisonnables" [11]. En effet, Timothée Parrique analyse  : «  L’idéologie de la croissance exponentielle et perpétuelle est une anomalie socio-historique. La croissance est l’exception et non la règle. L’expérience humaine, qu’elle soit biologique, psychologique ou sociologique, est une expérience des limites de la finitude. Dans le monde du vivant, la croissance est toujours temporaire, confrontée à de nouveaux mécanismes d’autorégulation. C’est une phase qui, une fois terminée, laisse place à d’autres dynamiques… » [12]

Le découplage entre croissance économique et impact écologique dans la perspective d’un développement durable est un mirage. Il y a découplage lorsque les deux variables n’évoluent plus proportionnellement. Le découplage est absolu lorsque les variations sont inverses. Il reste relatif si la croissance de la première variable coïncide avec une croissance limitée de la seconde. L’impact écologique regroupe de multiples cibles plus ou moins dépendantes (intensité carbone et réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, pollutions diverses, recul de la fertilité des sols et leur artificialisation, épuisement des ressources naturelles…), de sorte qu’un découplage absolu à long terme entre croissance économique et l’ensemble des variables écologiques est improbable. Ainsi, les promesses de la transition énergétique ne sont en réalité qu’un déplacement des problèmes. La construction ou la fabrication des éoliennes, des panneaux photovoltaïques, des automobiles et leurs batteries électriques… consomme davantage de ressources minérales et requiert davantage d’énergie que les pratiques liées à l’énergie fossile. Par ailleurs, toute amélioration de l’efficacité d’un processus entraîne un accroissement de la production qui en fait usage  : phénomène qualifié de rebond.

Quelques chiffres pour fixer les idées. Les énergies renouvelables demandent 10 fois plus de métaux que les énergies fossiles par kWh. Pour les ressources énergétiques, on constate que le taux de retour énergétique mondial (le rapport entre l’énergie mise à disposition et l’énergie dépensée pour l’extraire), en tenant compte à la fois des énergies fossiles et renouvelables, est en baisse  : 7/1 en 1995 à 6/1 en 2018. Une simulation de la baisse attendue en 2050, si la proportion d’énergies renouvelables atteint respectivement 30 % ou 50 % du mix énergétique, aboutit à 5/1 dans la première hypothèse et 3/1 dans la seconde. En raison du phénomène de rebond, à l’échelle de l’économie dans son ensemble, les gains de productivité ne parviennent pas à réduire la consommation d’énergie. Ainsi, dans le domaine numérique, en dépit de potentiels gains d’efficience énergétique, il est probable que le passage à la 5G augmentera l’empreinte écologique, que ce soit en terme d’émissions ou d’extraction de ressources naturelles.

Rendre les activités humaines plus respectueuses de la santé de notre planète dans son ensemble est une responsabilité majeure mais continuer de revendiquer une économie reposant sur la croissance reste une mystification autant écologique que sociale.

Nous poursuivrons l’exploration des chemins de la décroissance à la post-croissance en ouvrant une parenthèse, dans une seconde partie, sur les limites de l’économie circulaire. Plus loin, au terme de la lecture de l’ouvrage de Timothée Parrique, nous discuterons de l’apparente contradiction des mots décroissance et abondance. L’abondance, au sens de l’Économie Distributive, se réfère à la capacité de satisfaire, grâce aux progrès techniques et par une plus juste répartition des richesses, les "vrais" besoins d’une communauté définis démocratiquement. Loin de la gabegie qui accompagne le consumérisme débridé et l’enrichissement inégalitaire dans une économie capitaliste reposant sur la croissance et "régulée" par le marché. On voit poindre une intéressante convergence, que l’on s’efforcera d’éclairer, entre l’analyse de l’auteur et les idées développées dans la Grande Relève.

Écologie et capitalisme sont inconciliables

C’est le thème que nous reprenions dans un article de la GR en 2010 [13] en confrontant André Gorz, qui a longtemps inspiré les réflexions de la GR, et Nicholas Stern, ancien dirigeant de la Banque mondiale, avec son rapport de 2006 sur les risques économiques du changement climatique, comme l’avait fait en 1972 le rapport Meadows sur l’impossible croissance infinie.

C’est aussi aujourd’hui la conclusion d’une étude scientifique publiée en septembre 2023 dans la revue Lancet Planetary Health [14] et analysée dans Reporterre avec Timothée Parrique [15], qui n’a pas contribué à l’étude. Les auteurs se sont intéressés à la capacité des pays développés à réduire suffisamment leurs émissions de CO2 pour limiter le réchauffement climatique sous le seuil de 1,5 °C, tout en continuant à faire croître leur PIB.

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L’étude a porté sur la période 2013-2019, évitant la crise financière mondiale de 2007-2008 et celle du Covid-19 en 2020. Sur les 36 pays à haut revenu retenus, 11 dont la France ont déjà atteint un découplage absolu, ce qui semble laisser ouverte l’hypothèse d’une croissance verte. Mais en y regardant de plus près et notamment en réintégrant les émissions de CO2 externalisées, il faudra en moyenne 220 ans (en 2240 pour la France) avant d’atteindre la neutralité carbone avec les taux de croissance et d’émission actuels. On peut s’interroger sur la significativité d’une telle extrapolation. Néanmoins, les mutations technologiques nécessaires à une accélération de l’amplitude du découplage rendent improbable l’objectif de l’Accord de Paris à l’horizon 2050.

Les auteurs de l’étude recommandent aux pays à haut revenu de mettre en place sans tarder une économie de post-croissance. Plusieurs leviers sont identifiés : réduction de la demande de consommation de biens et services, en l’accompagnant d’une réduction des inégalités et d’une limitation du pouvoir d’achat et de consommation des classes aisées. Les pistes sont nombreuses pour assurer le bien-être et les moyens de subsistance, notamment en réduisant le temps de travail et en le partageant mieux, en garantissant un accès universel au logement et à des services publics de qualité… Pour Timothée Parrique «  La décroissance est effectivement incompatible avec le capitalisme  » [16].

Dans l’article cité ci-dessus de la GR, il est intéressant de relire également l’encadré relatif à notre échange avec Nicholas Stern lors de la série de cours qu’il donna au Collège de France en 2010 (chaire financée par Total  !). Deux positions irréconciliables.

| 2e partie : Nécessité et limites de l’économie circulaire >


[1Guy Evrard, Socialisme distributif, quoi de neuf  ?, La Grande Relève, N°1165, juin 2015, p.10.

[2Guy Evrard, Comment l’économie distributive s’inscrit dans le socialisme historique, La Grande Relève, N°1168, octobre 2015, Tribune libre, p.10.

[3Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement Anthropocène - La Terre, l’histoire et nous, éd. Seuil, collection Anthropocène, 2013. Christophe Bonneuil dirige la collection Anthropocène.

[4On trouvera arguments dans l’ouvrage collectif cité antérieurement  : Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta (éds.), Plurivers - Un dictionnaire du post-développement, éd. Wildproject, collection Le monde qui vient, France 2022.

[5Guillaume Delafosse, Plus loin avec moins, La vie des idées, le 26 avril 2023. 
https://laviedesidees.fr/Timothee-Parrique-Ralentir-ou-perir

[6Timothée Parrique, Ralentir ou périr - L’économie de la décroissance, éd. Seuil, sept. 2022.

[7Timothée Parrique. The political economy of degrowth. Economics and Finance. Université Clermont Auvergne [2017-2020] ; Stockholms Universitet, 2019. English. 2019CLFAD003. Tel-02499463. HAL Open science. 
https://theses.hal.science/tel-02499463

[8Dans (6), quatrième de couverture.

[9Dans (6), p.17.

[10On pourra consulter ici les travaux de l’historienne Michèle Riot-Sarcey, notamment le séminaire qu’elle anime sur le thème de la démocratie dans le cadre de la Fondation Copernic. 
https://www.youtube.com/watch?v=b2y6DzQ84io

[11Allusion aux propos d’Emmanuel Macron au salon du Bourget le 19 juin 2023 «  La sobriété qui consiste à dire  : “il faut tout arrêter et il faut renoncer à la 
croissance”, je ne la crois pas raisonnable.  » 
Écologie  : les fausses promesses de l’avion vert 

https://www.humanite.fr/social-et-economie/aviation/ecologie-les-fausses-promesses-de-lavion-vert-805442

[12Dans (6), p.52.

[13Guy Evrard, Écologie et capitalisme  : inconciliables, La Grande Relève, N°1112, août-septembre 2010, p.9.

[14Jefim Vogel & Jason Hicke, La croissance verte est-elle au rendez-vous ? Une analyse empirique du découplage CO2-PIB dans les pays à revenu élevé par rapport au découplage visé dans le cadre de la Convention de Paris, Lancet Planetary Health, sept 2023, Vol. 7, N°9, 04.09.2023, ed. Elsevier Ltd. Open source. 
https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lanplh/PIIS2542-5196(23)00174-2.pdf

[15Vincent Lucchese, Climat et croissance sont incompatibles, constatent des scientifiques, Reporterre, 07 septembre 2023. 
https://reporterre.net/Climat-et-croissance-sont-incompatibles-constatent-des-scientifiques

[16Hervé Kempf, Timothée Parrique  : La décroissance est incompatible avec le capitalisme, Reporterre, 05 mai 2023. 
https://reporterre.net/Timothee-Parrique-La-decroissance-est-incompatible-avec-le-capitalisme


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