Au fil des jours

Chronique
par  J.-P. MON
Mise en ligne : 17 novembre 2006

 Allemagne

Les responsables politiques et les médias allemands viennent soudain de découvrir leurs “nouveaux pauvres”, le “précariat”, l’existence d’une “sous-classe”, bref leur “lumpen prolétariat”, une catégorie de citoyens particulièrement défavorisés qui existe pourtant depuis fort longtemps [1]. Selon une étude très documentée (800 pages) de la fondation Friedrich Ebert, publiée le 15 octobre dernier, 8 % de la population allemande, soit 6,5 millions de personnes appartiennent à un “précariat déconnecté”, c’est-à-dire à un groupe de personnes aux revenus très limités, au chômage ou ayant un emploi précaire, sans réelle éducation ni perspective d’avenir, seules ou malades chroniques. « Ces gens se sentent mis à l’écart de la société et trouvent trop complexes les processus de changement en cours », précise l’auteur de l’étude. Cette catégorie de population est différente de celle des salariés qui se sentent menacés dans leur emploi (16 % de la population). D’après le dernier rapport gouvernemental sur la pauvreté, 13,5 % des Allemands étaient considérés comme pauvres en 2003 (contre 12 % cinq ans plus tôt), c’est-à-dire que leurs revenus mensuels étaient inférieurs à 938 euros nets (niveau minimum en-deça duquel on considère en Allemagne qu’une personne entre dans une zone à risque). Notons que suivant ce même rapport, 10 % des foyers les plus riches se partageaient alors 47 % de la richesse privée du pays.

La “découverte” de cette nouvelle pauvreté est particulièrement gênante pour le parti social-démocrate qui participe à la coalition gouvernementale et qui a été au pouvoir depuis la fin 1998. Le Parti de gauche ne manque pas de le lui rappeler en soulignant que ce sont la réforme du marché du travail mise en œuvre par l’ancien chancelier Schröder et la loi Hartz IV durcissant les conditions d’indemnisation du chômage de longue durée, qui sont à l’origine de l’aggravation de la pauvreté.

La chancelière CDU, Angela Merkel a fait savoir qu’il n’était pas question d’utiliser de l’argent public pour résoudre le problème et que sa solution passait par un effort accru pour l’éducation et la formation des jeunes. Mais les places d’apprenti se font de plus en plus rares dans les entreprises allemandes ! Cela devrait un peu calmer l’enthousiasme délirant du gouvernement français pour l’apprentissage !

 
Les veinards

Airbus a annoncé qu’il allait se séparer d’environ 1.000 intérimaires (sur 7.300) en Allemagne. Par contre pour compenser le ralentissement de l’activité dans les divers centres allemands, le temps de travail hebdomadaire pourra être réduit jusqu’à 28 heures, à salaire constant [1].

 
Intouchables

Vous vous souvenez sans doute [2] que le Medef s’est vivement opposé au projet de loi du gouvernement destiné à permettre aux associations de consommateurs d’engager des “actions de groupe” contre les entreprises qui leur causent des dommages. Cela aurait, paraît-il, un « impact économique lourd », selon les termes employés par la présidente du Medef. Et tant pis pour le consommateur qui s’est fait avoir !

Mais maintenant voici que les PDG viennent réclamer « un peu plus d’écoute » aux futurs magistrats [3]. À la demande du directeur de l’École nationale de la magistrature (ENM), la présidente de la commission du dialogue économique du Medef a organisé le 20 octobre un exercice de « dialogue avec l’entreprise » pour les 300 élèves de la promotion 2006 de l’ENM.  Les intervenants patronaux s’en sont donné à cœur joie : le président du groupe d’assurances AXA qui venait de se faire épingler par un jeune spécialiste du droit des contrats et de l’indemnisation des victimes, qui lui reprochait de ne pas se plier aux décisions de la Cour de cassation, n’a pas hésité à déclarer : « Vous êtes les piliers de la démocratie. Cela vous donne des devoirs. N’oubliez pas l’étincelle d’humanité au quotidien. On aimerait un peu plus d‘écoute, alors que nous avons parfois le sentiment d’être face à un mur ».

Le PDG d’une petite entreprise de téléphonie mobile, qui venait de confesser quelques infractions au droit du travail lors d’une embauche, faisait la leçon : « Quand vous jugez un entrepreneur, essayez de tenir compte du contexte et de l’histoire de l’entreprise » … La présidente du Groupe Ladurée sollicite l’indulgence en déplorant « la lourdeur des règlements administratifs et la longueur des procédures de licenciement » … Le PDG de Danone a des doutes et des interrogations sur « le projet économique et sociétal » d’un groupe confronté à la mondialisation et sur « le principe de précaution dans la gestion du risque alimentaire », etc.

Le directeur de l’ENM souhaitait avec ce débat sensibiliser les étudiants aux conséquences économiques de l’application stricte des règles du droit dans les entreprises. D’ici à penser qu’il y a un droit pour l’entreprise et un pour les justiciables ordinaires, il n’y a qu’un petit pas à franchir.

M. le directeur est sans doute déjà converti à la nouvelle culture économique que veut promouvoir le ministre de l’économie et des finances. Un des auditeurs a cependant fait remarquer que « la réalité de l’entreprise ne se résume pas à un dialogue avec les patrons et qu’il manquait les représentants de salariés ». Probablement un futur magistrat qui va vouloir s’occuper “des affaires” !


[1Le Monde, 19/10/2006.

[2Voir GR 1068, août-septembre 2006.

[3Le Monde, 22-23/10/2006.