Une planète inhabitable ?


Publication : janvier 2003
Mise en ligne : 25 novembre 2006

Peu nombreux sont ceux qui contestent le libéralisme économique au regard de son efficacité en tant que producteur de richesses. Le “laisser-faire, laisser-passer”, la libre concurrence, exaltent, mieux que tous les slogans mobilisateurs, l’esprit d’initiative, l’énergie combative, le sens de l’effort et de l’adaptation, de la responsabilité dans la recherche et la gestion du risque.

Confrontée en permanence aux préoccupations de rentabilité, d’anticipation permanente sur de nouveaux débouchés, l’entreprise moderne doit s’adapter ou disparaître. Son moteur fondamental est le profit, car sans bénéfices elle ne peut survivre. Son objectif ultime vise à produire et à vendre des biens ou des services en quantité et en qualité croissantes, clef de voûte théorique du bien-être d’un maximum de consommateurs.

Heurs et malheurs de l’utopie socialiste

Mais il en est des courants de pensée comme des idéologies lorsqu’elles se muent en dogmes infaillibles, ils suscitent les conditions de leur propre sclérose. Né au XVIIème siècle avec le développement de l’industrialisation, de l’éclatement des corporations et des échanges commerciaux, le libéralisme économique, déjà miné par ses contradictions et aussi ses excès, engendre la formation d’un prolétariat, voire d’un lumpenproletariat. Avec les premières manifestations du syndicalisme naît un mouvement de contestation socialiste, d’abord utopique, puis à prétention “scientifique”.

Un philosophe allemand nommé Karl Marx stigmatise le capitalisme, prévoit le soulèvement du prolétariat, puis sa prise de pouvoir, selon les critères hégeliens d’un déterminisme historique jugé inéluctable. Selon ses thèses, le socialisme prolétarien devait triompher dans les pays les plus industrialisés d’Europe : Angleterre, Allemagne, France… Or cette révolution annoncée a pris une tournure inattendue : elle a émergé là où on l’attendait le moins, au cœur de l’empire tsariste, puis de la république de Tchang Kaï-Chek. L’initiative en vint du monde paysan, et non, ou accessoirement, des milieux ouvriers.

Le processus visait à l’abolition de la propriété privée, à l’appropriation par les travailleurs, regroupés en assemblées, des principaux moyens de production et d’échange. Et Marx annonçait, à l’issue d’une courte période de “dictature du prolétariat”, dénommée plus pudiquement, par la suite, le “centralisme démocratique”, un dépérissement de l’État. Lénine préconisait, en substance, comme priorités : l’électrification plus les Soviets. Dans l’ex-URSS, l’électrification forcenée a trouvé son épilogue dans Tchernobyl, et le pouvoir des Soviets, ces assemblées de travailleurs, fut rapidement accaparé par une nomenklatura bureaucratique, avide de pouvoirs, de privilèges et d’honneurs. Quant aux opposants, aux menchévistes et autres trotskistes, aux anciennes classes dominantes, ils n’eurent d’autre choix qu’entre se soumettre ou rejoindre le goulag, qui fit plus de cinquante millions de victimes dans l’URSS de Staline - hors victimes de guerre - et à peu près autant dans la Chine de la Révolution culturelle.

La nécessité de construire, à l’origine, le socialisme dans un seul pays engendra la plus implacable dictature totalitariste. À défaut de débat démocratique, les antagonismes étaient résolus, de procès bidon en règlements de comptes sanglants, par des purges. Elle s’est traduite en outre par une prépondérance des forces militaires et de sécurité et un surarmement ruineux. Quant à l’internationalisme prolétarien, il a sombré dès longtemps dans les zizanies internes au sein du mouvement lui-même, puis entre puissances socialistes. S’est avéré patent l’échec de la diffusion de ce socialisme-là, non seulement vers les autres pays d’Europe (manifestement imposé à l’Est de la ligne tracée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale par les Accords de Yalta) mais aussi à tous les continents.

Ce sont donc ces contradictions internes, autant que les coups de boutoir portés par les puissances “capitalistes”, qui ont précipité la chute de la maison socialiste. L’ambition clairement affichée de susciter par des réformes de structures drastiques l’émergence d’un homme nouveau, notamment par l’effacement de toute référence au passé et l’abolition des religions considérées comme l’opium du peuple, a fait fiasco et s’est diluée dans le goulag. Et le déterminisme historique a basculé dans le camp des adeptes de l’économie de marché.

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Cette dernière s’est introduite insidieusement dans les ultimes enceintes des bastions socialistes. “L’économie sociale de marché”, selon l’appelation lancée dans les années 50 par le Chancelier allemand L.Erhardt et qui fait florès aujourd’hui dans la plupart des pays socialistes, ne survit qu’en s’ouvrant sur les marchés.

Aujourd’hui, le socialisme, au sens large du terme, a acquis une connotation négative. Et a fortiori son aboutissement logique : le communisme. Mis à part quelques îlots irréductibles, qui résistent comme ils peuvent et persistent à critiquer le capitalisme. Une variante de socialisme qui se nomme à présent social-démocratie, et qui a de plus en plus de mal à se démarquer d’une autre appellation à la mode, celle de “libéralisme social”, rassemble désormais des partis politiques à vocation parlementariste et plus sociale. Mais cette praxis démocratique trouve ses limites dans les pesanteurs d’une “économie de marché” qui, se constituant en pouvoir autonome, aspire à régenter la planète entière.

Univers virtuels et manipulation des esprits

Notre monde a bien changé depuis Marx. Il se rapproche bien plutôt des anticipations d’un Jules Verne. La modernisation accélérée des liaisons électroniques et par satellite facilite la transmission en temps réel des informations d’un bout à l’autre de la planète. L’argent se déplace à la vitesse de la lumière, grâce à la vertigineuse révolutionique. L’avenir appartient aux maîtres du cybermonde, avec leurs réseaux financiers, informatiques, de télévision, de télécommunications, et autres internautes qui manipulent à la fois l’argent et la high-tech.

Alvin Toffler, futurologue bien connu, constate dans son ouvrage “Guerres et contre-guerres : survivre à l’aube du XXlème siècle”, que « les gouvernements les plus puissants ne sont plus capables de contrôler leurs taux de change dans un monde inondé par un raz-de-marée de monnaie électronique ». Quelque 300.000 acteurs apatrides décident où doivent aller argent et investissements. Les grandes orientations se négocient à Davos et non plus dans les cabinets feutrés des gouvernements. L’argent s’informatise et l’information se monétarise. On s’achemine, dans la réalité, vers une situation chaotique où les anciennes sécurités ne sont pas remplacées par des nouvelles, où les démocraties apparaissent comme de simples artifices de ces cérémonies, à l’ère du logiciel.

Les vieilles barrières s’effondrent, d’autres les remplacent. Une classe cosmopolite associée à une élite globale de grands patrons du business, crée de puissants réseaux au-delà de toute notion de frontière politique. En une heure, ils peuvent rassembler, à partir de leurs claviers d’ordinateurs, des sommes colossales.

Mais aussi bien l’internationale médiatico-financière apatride que les manipulateurs de la haute technologie, n’ont aucune vision ni stratégie globales. Ils s’agitent dans le bocal d’un univers virtuel semblable à celui que l’on peut observer sur Internet, auberge espagnole sans garde-fous éthiques de toutes les manipulations. Ils ne maîtrisent même pas leur propre destin. Ce sont des investisseurs professionnels et des spéculateurs à court terme, rien de plus !

Que nous réserve l’avenir dans une société de casino où tout repose sur les ordinateurs, y compris la création artistique et télévisuelle, où tout ce qui touche à la gestion des hommes est informatisable et informatisé ? Des entreprises sont désormais capables de réunir des données multiples sur les utilisateurs. Elles disposent ainsi d’informations très complètes mises à la disposition des publicitaires. On n’est jamais allé aussi loin dans la manipulation des esprits. On peut dire que tout ce qui est diffusé sur Internet est exploitable par de “grandes oreilles” qui ne trouvent leurs limites que dans la quantité des informations exploitables.

Mais les systèmes de réseaux sont très vulnérables. Quelques dizaines d’individus décidés peuvent déclencher à tout moment un Pearl Harbor électronique. Le piratage informatique, l’introduction de virus de plus en plus destructeurs et le terrorisme multimédias n’en sont qu’à leurs premiers balbutiements. Gare aux lendemains qui déchantent ! La mémoire de nos logiciels est fragile, éminemment destructible, limitée dans le temps. Gare au cyberterrorisme !

Des perspectives particulièrement dramatiques

L’avenir même de notre survie sur cette planète est en jeu. On se souvient de la terrible tempête qui ravagea l’Europe en décembre 1999. Depuis lors, les catastrophes climatiques - inondations, sécheresses, etc - s’accélèrent.

On ne peut sous-estimer les dégâts causés à l’environnement par une exploitation forcenée et incontrôlée des ressources naturelles. La déforestation massive des collines et montagnes au-dessus des plaines irriguées provoque un volume croissant de ruissellements, limite les infiltrations d’eau dans le sol et réduit le niveau des nappes phréatiques. Le résultat en est une érosion des sols, une perte d’éléments nutritifs, la salification, la pollution, l’épuisement des ressources en eau.

Des études sérieuses [1] ont montré que plus de deux milliards d’hectares de terres, dont 1,5 milliard dans les pays en développement, ont été dégradés par des interventions humaines. Entre 10 et 17 millions d’hectares sont rayés de la carte du monde chaque année. L’érosion et la surexploitation des sols transforment en déserts 3,97 milliards d’hectares, répartis dans une centaine de pays où vivent 80 millions d’habitants. Selon les Nations Unies, les zones rongées par le désert s’accroissent de 6 millions d’hectares par an, ce qui représente une perte annuelle de 26 millions de dollars : 90 milliards de dollars seraient nécessaires pour élaborer et concrétiser un plan d’urgence de réhabilitation de ces sols.

Il convient d’y ajouter les excès du modèle productiviste agricole, avec la pollution des sols et des nappes phréatiques par les engrais chimiques et les pesticides.

L’accroissement anarchique des activités humaines engendre une forte augmentation de certains gaz. Principaux responsables : la déforestation, les transports routiers, les rejets industriels.

La civilisation industrielle ne sait plus comment se débarrasser de ses quelque 2 milliards de tonnes de déchets industriels, de ses 360 millions de tonnes de détritus dangereux, sans compter les quelque 7.500 tonnes de produits d’origine nucléaire… et les millions d’objets qui polluent très dangereusement notre stratosphère ! Les mégalopoles de la planète sont cernées de murailles de décharges en tous genres, déchets ménagers ou autres dont l’accumulation accroît la pollution de l’air, l’empoisonnement du sol et les nappes d’eau souterraines.

Un organisme privé de défense de l’environnement, le World Watch Institute, déplorait dans son État du monde 1997 le peu de progrès réalisés pour la protection de l’environnement, depuis le Sommet mondial de Rio de Janeiro, en juin 1992.

« Depuis Rio, précise ce document, le genre humain a augmenté de 450 millions d’individus, de vastes surfaces de forêts ont été rasées, les émissions annuelles d’acide carbonique ont battu des records, altérant la composition de l’atmosphère ». Le rapport critique le manque de volonté des gouvernements, tout en constatant que les budgets destinés aux programmes de l’ONU pour le développement et pour l’environnement ont été entre temps “écorés”.

Le Sommet de Rio recommandait aux pays industrialisés de ramener pour l’an 2000 les émission de gaz carbonique et autres gaz toxiques à leur niveau de 1990, afin de réduire l’effet de serre. Le protocole de Kyoto (Japon, 1997) a tenté de codifier ces directives a minima. Force est de constater que de puissants lobbies industriels font campagne contre un renforcement des mesures de sauvegarde écologique. Et la première superpuissance mondiale s’y oppose ! Et pourtant, les experts les plus sérieux ont constaté depuis une quinzaine d’années les conséquences de l’augmentation continue de gaz carbonique dans l’atmosphère, sur la géographie du climat et le système des saisons.

Mais on continue à ne rien faire concrètement, par delà les (bonnes) résolutions, telles celles qui furent prises une fois de plus au tout récent sommet de la Terre de Johannesburg (Afrique du Sud). En dépit des perspectives hyper-dramatiques pour la survie de l’humanité d’un réchauffement de la planète et d’une dégradation accentuée de la biosphère… Et si, en moins d’une décennie, notre bonne vieille planète devenait inhabitable ?

Que conclure ? Que les grandes formations politiques s’avèrent incapables de formuler un grand projet méta-politique qui offrirait aux citoyens des raisons d’espérer, de militer. Que le cyberterrorisme qui peut réduire à néant nos modes opératoires actuels n’a fait l’objet à ce jour d’aucune étude sérieuse. Et que ceux qu’il est convenu d’appeler les écologistes sont plus préoccupés de zizanies politiciennes que d’un combat concerté pour la survie de l’humanité.


[1Pour plus de détails sur le sujet, on relira l’étude de J-C. Pichot L’effet de serre, un défi : I. GR 1007 ; II. GR 1008 ; III. GR 1009 ; IV GR 1010 ; et celle de J.Hamon Stabiliser le climat GR 1020.