Les objectifs de la réforme
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Publication : janvier 2004
Mise en ligne : 10 novembre 2006
La réforme de notre système de santé n’a pas été repoussée à l’automne 2004. Elle a largement commencé (voir GR N°1038) et alors même qu’on annonce des concertations, le projet en est déjà tout ficelé. Essayons de comprendre dans quel esprit il est conçu, sachant que l’opinion a été déjà bien convaincue de sa nécessité par toutes les dégradations manifestes du système actuel.
On comprend mieux la réforme en cours quand on sait qu’elle obéit à un double objectif libéral : d’une part, diminuer la part des dépenses de santé qui est assurée par la collectivité nationale, c’est-à-dire par l’État, et d’autre part, introduire la concurrence à tous les niveaux, dans tous les domaines.
Les deux objectifs
Assurer collectivement les dépenses de santé, c’est admettre que l’État a en charge l’organisation de la solidarité, et cela s’apparente, selon l’idéologie libérale, à du collectivisme. Voire à du communisme, pendant qu’on y est. En un mot, c’est l’horreur. De même qu’il faut diminuer l’impôt sur le revenu pour cesser de pénaliser les riches en les obligeant à payer pour les autres, il est intolérable que les bien portants aient la charge de services de soins s’ils n’en ont pas besoin, et il est impensable d’exiger du patronat une hausse des prélèvements sociaux, eux qui sont déjà ruinés par les charges qui leur incombent. Comme pour la retraite, il est prévisible que les dépenses de santé vont augmenter. Si certains coûts sont déjà particulièrement élevés, tels ceux fixés par les fournisseurs de matériels modernes et par les laboratoires pharmaceutiques, c’est parce que les soins sont d’autant plus efficaces que ces prix-là sont élevés, et leur perfectionnement ultérieur en dépend. Les laisser libres d’établir ces prix, c’est garantir le progrès de leur recherche. Si certains spécialistes exigent des honoraires exceptionnels, c’est parce qu’ils sont conscients de leur propre valeur. La qualité des soins dépend des revenus de ces professionnels, il n’est donc pas questions de s’y opposer comme Alain Juppé avait en son temps tenté de le faire, il a compris son erreur, son parti aussi. Déjà de nombreux médecins de quartier dépassent impunément les tarifs fixés.
Désolidariser la santé…
Ceci étant posé, les façons de désolidariser les dépenses de santé sont simples. D’abord, une liste a été établie des médicaments que l’État ne rembourse plus du tout, une autre, des médicaments qu’il rembourse à moindre taux. Ensuite le rapport Chadelat (voir GR 1033, p.5) expose comment limiter les soins qui seront remboursés par l’assurance maladie universelle obligatoire gérée par la sécurité sociale. Un “panier de soins” sera établi par le gouvernement, qui en fixera l’enveloppe, et les remboursements dépendront non seulement de la maladie mais aussi de l’âge du malade.
Pour tous les autres soins, dont l’État se décharge, il faudra, pour être remboursé, cotiser à une assurance complémentaire, qu’il s’agisse d’une caisse de prévoyance dont le contrat est établi au niveau de l’entreprise du salarié, d’une mutuelle ou bien d’une assurance privée à but commercial. Le rapport est ambigü, il y est dit qu’au nom de la liberté, l’assurance privée est facultative, mais il est question d’une assurance complémentaire obligatoire et d’une assurance supplémentaire non obligatoire … Et pour les quelques millions de personnes à faibles revenus, qui n’ont pas cette couverture aujourd’hui encore facultative, il est promis qu’une “aide à l’achat” leur sera proposée si leur revenu ne dépasse pas un certain seuil …
Pour inciter les mutuelles à “marcher dans cette combine” (qu’on me pardonne cette expression) le gouvernement leur a fait miroiter l’idée d’être cogestionnaires du système de soins, avec les compagnies d’assurance. Ces dernières en profitent pour dire que pour qu’elle puissent cogérer et coréguler, il faut leur communiquer les informations concernant les malades… et ces informations vont leur servir à établir leurs prix en fonction des risques, de sorte qu’on aura du mal à trouver un assureur, ou bien il faudra payer d’autant plus cher qu’on sera en moins bonne santé, et, de toute façon, d’autant plus qu’on avancera en âge. Une de nos lectrices, qui vit au Brésil où ce système est déjà en place, a calculé que dans moins de dix ans, le prix de son assurance sera égal au montant de sa retraite, qui est celle d’une institutrice à temps plein. Les mutuelles qui auraient voulu sauvegarder leur idéal fondateur avaient la possibilité, paraît-il, de demander à être placées “hors du champ assurantiel privé”, mais la plupart ne l’ont pas fait. N’ont-elles pas vu venir ? C’est maintenant trop tard et on va laisser pourrir la situation jusqu’à ce que, tout simplement, elles n’aient plus les moyens de payer les soins qu’elles assuraient. Déjà leurs conditions se sont sensiblement dégradées, comme on peut le constater par exemple à la MGEN (mutuelle de l’éducation nationale). Cette mutuelle a déjà commencé à sauter le pas en offrant des contrats privés.
C’est donc par le biais de la dégradation des soins publics et mutualistes que la désolidarisation nous sera imposée, au nom de la liberté.
…pour la confier au marché :
Le système de santé doit évoluer parce que de nouvelles maladies (sida, cancer, etc.) se développent, parce que la population vieillit, parce que de nouvelles techniques ouvrent de nouvelles méthodes de diagnostic et de soins. Or l’hôpital, un des éléments essentiels de ce système, est dans un état critique.
Au moment de repenser son organisation, il serait bon de se rappeler que le droit à la santé est reconnu par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, qu’il inclut non seulement la lutte contre les maladies mais aussi la prévention, l’information sur les dangers, l’environnement, la politique de la ville, des transports, etc. Une véritable politique de santé devrait donc partir de l’évaluation des besoins pour organiser la prévention, puis la continuité des soins entre généralistes et spécialistes, entre médecins et infirmières, entre médecins de ville et hospitaliers. Alors les dispositifs de soins pourraient être centrés sur le malade, considéré comme un être humain qui a ses particularités et ses besoins propres, sa façon personnelle de réagir à un traitement.
La politique choisie est diamètralement opposée à ce point de vue, elle tend plutôt à considérer le client comme une horloge mécanique qu’on peut réparer, quand elle se dérègle, par des méthodes répertoriées et prévues pour chaque catégorie. Là encore, l’idée qui domine est que la concurrence (il faudrait plutôt parler de rivalité) est la clé universelle de toute organisation “moderne” : les personnels de santé deviennent des fournisseurs de soins, entre lesquels les sociétés d’assurance, elles-mêmes placées en concurrence, vont être à même de choisir selon les critères les plus “objectifs“ possible, ceux de la rentabilité. Et les médecins auront à séduire le marché de la santé. L’hôpital public, avec moins de moyens, devra rivaliser avec l’hôpital privé et les cliniques.
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Les dispositifs de cette transformation ont été mis en place par la loi du 2 juillet dernier, suivie de l’ordonnace du 6 septembre, qui définit quatre mesures que nous nous sommes fait expliquer par des professionnels :
• 1. La carte sanitaire, qui établissait les normes nationales pour l’implantation des unités de soin, est supprimée. C’est désormais les ARH (Agences régionales de l’hospitalisation) qui auront tout pouvoir de décision et de contrôle. L’État se dégage ainsi de l’obligation de promouvoir le service public hospitalier, dont le financement dépendra désormais des moyens de la région (et on sait que certaines en ont beaucoup plus que les autres).
• 2. Sans concertation, sans négociation, sans débat parlementaire, il a été décidé que les directeurs de ces agences, (les DARH), seront désignés directement par le ministre de la santé, qui les choisira dans le public ou dans le privé, médecins ou non médecins, comme bon lui semblera. Ces DARH joueront un rôle décisif car beaucoup des pouvoirs de décision, qui étaient auparavant répartis entre plusieurs personnes, leur ont été tranférés. Il s’agit en particulier de tout ce qui concerne la planification, les choix de personnel, la nomination des directeurs des établissements hospitaliers qui seront chargés de constituer des “pôles d’activité”, etc. L’objectif fixé aux DARH est d’ouvrir le champ à la concurrence non seulement au sein de chaque secteur, mais entre le secteur public et le privé, cette “coopération” public / privé (lire l’encadré ci-contre) sera organisée, sur ordre du DARH, en Groupements de coopération sanitaires (les GCS). Les DARH auront carte blanche pour répartir les activités des établissements de santé, pour leur délivrer les autorisations d’exercice, valables cinq ans, et … pour choisir ceux (privé ou public) qui recevront l’aide publique. Or, pour les secteurs rentables de la santé, l’hôpital public coûte plus cher que le privé parce qu’il a plus de personnel, mieux formé, parfois mieux payé que dans les cliniques qui veulent faire des profits, parce qu’il prend en charge toutes les pathologies et tous les handicaps, même les plus sévères, et que ses médecins sont tenus de consacrer une partie de leur temps d’activité à la recherche. Donc si un DARH décide de maintenir sur son territoire, par exemple, une seule maternité alors qu’il en existe deux, une privée et une publique, il est probable qu’il choisira le moins coûtant, donc la clinique privée. Ceci va permettre de favoriser l’installation et le développement de structures privées, dont l’objectif risque fort d’être la santé du portefeuille de leurs actionnaires avant celle de leurs clients. Et gare au médecin qui ne serait pas d’accord avec son DARH car celui-ci pourra le licencier.
Prétextant l’urgence de relancer l’investissement sur le plan immobilier, les équipements lourds et l’informatisation, J.F Mattéi a également décidé de permettre aux DARH de choisir rapidement les opérations à subventionner, le montant des aides, et surtout, ce qui est nouveau, d’ouvrir la possibilité, pour des opérateurs privés, de construire des bâtiments hospitaliers afin « de raccourcir les délais de réalisation ».
• 3. Pour le financement de ces investissements au cours du “quinquennat” 2003-2007, le plan dit “d’ensemble” prévoit une dotation par les contribuables de 6,2 milliards d’euros, soit plus de 1,2 par an. Au vu du financement de la première tranche, celle de 2003, on peut légitimement avoir des doutes pour les suivantes, car on constate que les petites structures locales sont de plus en plus laissées à la bonne volonté et aux finances des collectivités locales, et que, par exemple, 103 millions d’euros ont été supprimés pour les maisons de retraite.
Mais il est aussi question de 4 milliards d’euros supplémentaires… qui ne seraient pas financés par l’État (!) et qui, par conséquent, devront être empruntés aux banques. Bonne et sûre méthode pour assurer la mainmise du système bancaire sur le système hospitalier, lequel, pour rembourser ses dettes et en payer les intérêts, sera tenu d’obéir aux impératifs de rentabilité.
•4. La quatrième mesure organise la limitation du panier des soins remboursés par la sécurité sociale universelle évoquée plus haut, tout en instaurant la marchandisation des soins et l’impossibilité de les adapter suivant les besoins propres à chaque cas en particulier. Elle porte le nom de tarification à l’activité qui est calculée d’après les coûts techniques, indépendamment des aspects humains du malade.
Alors que les cliniques privées verront arriver la clientèle la plus aisée et la mieux soutenue par les assurances complémentaires ou supplémentaires, l’hôpital public qui reçoit les personnes les plus vulnérables et pratique les interventions les plus lourdes, en sera immanquablement pénalisé.
Une enquête a montré qu’aujourd’hui l’hospitalisation d’une personne socialement fragile (parce qu’elle est pauvre, isolée ou mal intégrée) entraîne un supplément de coût de prise en charge de 25% par rapport à une autre ayant la même pathologie, mais pas de problème social. Un tel supplément est rendu impossible par cette tarification indifférenciée. Par exemple, une SDF se retrouvera dehors après son accouchement, aussitôt passé le séjour fixé par la loi, et quelles que soient ses conditions de vie.
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C’est donc un système de soins à deux vitesses qui a été mis en place avec, comme aux États-Unis, un secteur privatisé et de bonne qualité pour les riches, et l’hôpital public à la britannique, où les attentes durent des mois, pour pauvres. La fracture sociale qui devait être réduite se trouve donc encore augmentée : les soins pour les premiers seront plus remboursés qu’aux seconds. Les malades et les personnes âgées devront payer plus que les autres. Les mutuelles, soumises à la concurrence, devront abandonner le principe de la cotisation calculée en fonction du revenu, pour la recalculer en fonction des risques de l’assuré. La concurrence portera sur les prix, les contrats les moins chers offrant moins de garanties. Et tant pis pour la population socialement fragile, car la prise en charge est standardisée, quel que soit le cas.