Louis de Noyelles- Godault
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Publication : janvier 2004
Mise en ligne : 10 novembre 2006
Connu pour ses qualités de boute-en-train, mon oncle Louis était régulièrement invité dans les noces et banquets ; son esprit facétieux faisait merveille et ses réparties avaient le don de mettre en joie l’assemblée. À l’époque où la télévision n’en était qu’à ses balbutiements - en 1960, 85% de foyers n’avaient pas de récepteur - les réunions familiales des dimanches après-midi d’hiver lui offraient l’occasion de nous entraîner dans les jeux les plus divers. Ce qu’il appelait “le jeu de l’écho“ me réjouissait particulièrement : il proposait un mot et celui-ci devait en faire naître un autre, comme en écho. Certains d’entre eux me sont restés en mémoire : à “rillettes“ devait répondre “Le Mans“, “Maréchal“ appelait “Nous voilà“ et, plus difficile car il s’agissait de l’un de ses souvenirs personnels, “Week End“ devait déclencher “Zuydcoote“. Parfois, avant de lancer le mot, mon oncle nous prévenait que celui-ci pouvait connaître deux échos, ou trois, parfois quatre. Je n’ai jamais oublié l’un d’entre eux : “Cucugnan“ s’était-il écrié, un jour, dans un grand éclat de rire et il avait ajouté : deux échos. Par quel hasard mon oncle avait-il découvert Les Lettres de mon moulin et jubilé aux aventures du célèbre “curé”, je ne l’ai jamais su.
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S’il était encore de ce monde, et à la lueur des événements passés et présents, mon oncle Louis ne manquerait pas de lancer l’expression “Noyelles-Godault“ et annoncerait fièrement : quatre échos ! Cette modeste commune du Pas-de Calais - à peine plus de cinq mille habitants - aura été en effet, depuis un bon demi-siècle, le siège d’événements marquants. Relatons chacun de ces échos :
• Écho 1 : C’est là qu’est né en 1900 un certain Maurice Thorez, secrétaire général du Parti Communiste Français à partir de 1930, puis député et ministre d’État. Il a travaillé au fond de la mine de Noyelles-Godault dès l’âge de douze ans et s’est notamment distingué en 1936 en dissuadant ses camarades communistes de peindre en rouge le monument aux morts. Redoutable tribun, son discours prononcé à Waziers, commune proche de Douai, le 21 juillet 1945, devant les cadres communistes mineurs du Nord et du Pas-de-Calais a présidé au lancement de la “Bataille du Charbon“ et restera un modèle d’appel au productivisme : « produire, produire, et encore produire, faire du charbon, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français ». Dans ce même discours, il s’élèvera contre les fauteurs de grève : « je le dis franchement, il est impossible d’approuver la moindre grève » et invitera les femmes à participer à l’effort général : « mettre des jeunes filles et des femmes à une quantité de travaux au jour, à la surface, c’est permettre d’envoyer au fond ceux qui devraient s’y trouver ».
• Écho 2 : Au début des années 70, c’est à Noyelles-Godault, lieu de croisement de l’autoroute A1 Paris-Lille avec le bassin houiller Nord/ Pas-de-Calais, que s’est implanté Aux Champs, le plus grand hypermarché d’Europe - 1900 m2 de surface de vente - très vite rebaptisé Auchan. Puissance commerciale considérable, nationale puis internationale, Auchan s’est entouré peu à peu de nombreux satellites : Decathlon, Norauto, Kiabi, Flunch…
• Écho 3 : Toujours à Noyelles-Godault, l’année 2003 a retenti d’un fait divers dont la brutalité a marqué les esprits : la fermeture de Metaleurop - anciennement site Penarroya - et la mise au chômage de plus de 800 personnes - 2.000 avec les employés des entreprises de sous-traitance. À court terme, seuls une centaine d’entre eux ont eu la promesse d’un reclassement sur la plate-forme multi-modale ( eau, rail, route ) de la commune voisine de Dourges.
• Écho 4 : A la mi-décembre 2003, Laetitia Marciniak, Miss Noyelles-Godault, est devenue la troisième dauphine de Miss France après avoir décroché le titre de Miss Artois-Hainaut. Une légitime fierté pour sa famille issue, selon mes informations, de la toute première vague d’immigration polonaise des années vingt : son arrière grand-père est arrivé en France pour extraire le charbon et son grand-père a succombé à la silicose en pleine force de l’âge.
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Il est rare qu’une commune de taille moyenne défraie à ce point la petite et la grande Histoire. Il est sans doute encore plus rare de voir rassemblés en un espace géographique aussi restreint quatre événements - quatre “échos“ - dotés d’une telle puissance symbolique. S’il nous fallait trouver du lien entre eux, nous pourrions dire ceci : La “bataille du charbon“, dynamisée par le discours de Maurice Thorez et activée par une immigration polonaise efficace, ouvre la voie non seulement au redressement économique de la France après la seconde guerre mondiale mais au surgissement de la société de consommation dont l’hypermarché Auchan constitue le signe le plus visible. L’euphorie des “Trente Glorieuses“ cède vite la place au désenchantement avec l’apparition d’un chômage de masse qui atteint de plein fouet des sites industriels comme Metaleurop. La lumineuse Laetitia Marciniak symbolise tout à la fois le triomphe de la société de consommation en tant que femme-mannequin admirée et enviée par tous, le rayonnement de ceux qui ont lutté de génération en génération pour sauvegarder leur dignité, et la relève de la société du labeur et de la souffrance par une société qui s’emploie maladroitement à magnifier la beauté et l’accomplissement de soi (Laetitia a pour ambition le professorat des écoles ).
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Et mon oncle Louis me direz-vous ? Pendant les dix dernières années de sa vie professionnelle, il a été le chauffeur attitré du directeur général de Penarroya. Ses déplacements quotidiens en France et dans les Asturies lui laissaient tout loisir d’enrichir son jeu de l’écho. Lui aussi habitait Noyelles-Godault.