Paralysie de l’entendement
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Publication : janvier 2004
Mise en ligne : 10 novembre 2006
Nombreux sont ceux qui observent et déplorent l’immoralité croissante de notre société. Aller jusqu’à mettre en cause une évolution perverse de notre système économique est beaucoup moins courant. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : Prisonniers d’une logique qui tend à perpétuer la fonction solvabilisatrice de l’emploi salarié, nous sommes amenés à justifier des activités de plus en plus futiles, nocives, dévoyées… et finalement insoutenables pour l’écosystème de notre planète.
Créer des emplois, voilà désormais le fin mot de l’activité économique. Et n’allons surtout pas demander pour produire quoi ? Ce serait indécent. L’idée maîtresse est ailleurs. Il ne s’agit plus de produire quelque chose, mais de maintenir un système : le système qui assimile le travail à une marchandise que chacun doit nécessairement trouver à vendre pour gagner l’argent de sa subsistance. Pour ce faire, la recette d’Alain Madelin va droit au but : « Non, le travail n’est pas à partager, il est à inventer ».
Hélas, on n’invente plus guère aujourd’hui que du travail d’arnaqueurs. Sur cette lancée, la moitié des actifs ne s’activera bientôt plus qu’à harceler l’autre moitié, voire à l’empoisonner. En témoigne l’industrie du tabac qui fait vivre autant de gens qu’elle en tue, et même les publicitaires chargés d’en annoncer les dégâts. Providentielle aussi la marée montante des délinquants pour l’essort des nouvelles industries créatrices d’emplois modernes “l’industrie carcérale”.
Pourquoi tout ce retard à comprendre l’origine du malaise qui démoralise la société ? Sans doute parce que le débat politique censé nous éclairer est l’apanage de décideurs élus ou de fonctionnaires appointés qui, craignant de compromettre leur carrière, préfèrent les prudents non-dits de la langue de bois.
Ainsi en est-il de la pragmatique “fonctionnarisation” qui depuis un siècle ne cesse de pallier l’insidieuse obsolescence du “marché du travail”. « En 1872, les dépenses publiques de l’Etat représentaient seulement 8,2% des richesses créées, les collectivités locales prélevaient 2,8%, l’essentiel de l’économie était donc privé. Aujourd’hui, les prélèvements obligatoires représentent près de 50% des richesses créées » [1]. La différence est énorme. Et nul n’étant apte à revendiquer, il faut bien admettre, qu’à l’encontre de tous les chantres du marché, elle résulte d’une irrépressible évolution des choses.
Ce qui par contre n’a pas évolué d’un iota, c’est l’insoutenable façon dont nos experts patentés définissent la nature des richesses créées.
On la trouve sous la plume d’un économiste, sans doute distingué, mais tout de même peiné de constater qu’une impasse financière empêche de résorber le chômage d’une façon raisonnable en vertu du principe que : « Ce n’est pas le travail qui manque, c’est son financement. Si les besoins en services collectifs sont immenses, il s’agit là d’un travail improductif qui ne crée pas de richesses, et qui doit être financé par un revenu disponible issu du travail productif, c’est-à-dire marchand » [2].
Voilà qui est net : Seul le profit est habilité à générer la fiction électronique qu’on nomme encore “argent”. Et n’allons surtout pas croire que la vertu des grands sentiments puisse l’emporter sur celle des grands principes !
Tant que l’hydraulique monétaire devra passer par cette tuyauterie là, il est mathématiquement vain d’espérer qu’un pouvoir politique puisse venir à bout du conflit qui oppose l’économie d’hier à la société d’aujourd’hui.
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Comment gouverner un pays dont l’Etat, de plus en plus chargé de famille, reste interdit de finances ? Qui assure 50% de l’activité économique avec des soi-disant fausses-richesses produites par des soi-disant faux-travailleurs ? Et comment, en pareilles conditions, nos malheureux élus pourraient-ils se comporter autrement qu’en éternels endettés et coupables gestionnaires du racket national à quoi l’on assimile les prélèvements obligatoires ?
Seule issue préconisée : que les “fausses-richesses publiques” deviennent de “vraies richesses privées”, de telle sorte que l’argent coule de source sur le comptoir intéressé des banques émettrices de dettes. C’est croire au Père Noël dans le contexte admis de la concurrence mondialisée, avec un Etat plus que jamais contraint de récupérer les éliminés du système. Croire aussi aux félicités de la précarisation généralisée. Croire enfin à la clairvoyance des mystifiants corbeaux de la croa, croa, croassance, à perpétuité !…
Face à une évolution aussi “exigeante d’utopie”, on comprend pourquoi nos désolants fondés de pouvoir “jouent la montre” le temps d’une législature, et les citoyens votent en alternance, quand ils en ont encore le courage.
[1] Dictionnaire des théories et mécanismes économiques, éd.Hatier, 1924.
[2] La réduction de la durée du travail. Gabriel Tahar 1925.