Lettre à un ami
par
Publication : mars 2004
Mise en ligne : 10 novembre 2006
Cher Gaby,
Ton enthousiasme au téléphone m’a fait chaud au cœur : tu venais de lire la série de trois articles consacrés à Karl Marx et Jacques Duboin [1] et ce détour par l’histoire t’avait réconforté et donné des raisons d’espérer. Tu avais également pris plaisir à retrouver dans l’article “Les Sublimes” [2] l’essentiel de nos conversations sur la place de l’artiste dans la société.
Comme bon nombre de nos concitoyens, tu ressens cette sourde menace qui pèse sur nos sociétés [3] et cette destruction de l’intérieur des valeurs sur lesquelles elles étaient jusqu’ici fondées. Cette sensation est d’autant plus douloureuse que ta vie, tout entière dévouée à la création artistique, a consisté à éviter l’ornière des conventions et des renoncements. Comme René Char, ton poète de prédilection, tu as toujours souhaité être “du bond” et non “du festin, son épilogue”. Aussi aimerais-je te convaincre que « la difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d’échapper aux idées anciennes qui ont poussé leurs ramifications dans tous les recoins de l’esprit des personnes ayant reçu la même formation que la plupart d’entre nous » [4] et « qu’à partir d’un certain point, l’importance des idées reçues est extrêmement relative et qu’en fin de compte “l’affaire” est une affaire de vie et de mort et non de nuances à faire prévaloir au sein d’une civilisation dont le naufrage risque de ne pas laisser de trace sur l’océan de la destinée… » [5].
Oui, nous sommes au bord d’un naufrage dont les signes avant-coureurs sont de plus en plus visibles. Le plus effrayant d’entre eux est sans aucun doute l’irréversible “érosion du travail” : près de cinq millions de personnes, dans notre pays, ont perdu ou ne cessent de perdre leur emploi. Dans l’un de tes précédents courriers, c’est toi-même qui m’as signalé qu’en septembre 1995 cinq cents hommes politiques, ainsi que leaders économiques et scientifiques de premier plan, réunis sous l’égide de la Fondation Gorbatchev, ont estimé que « dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale » [6]. Tu te souviens sans doute qu’en 1967 le Premier ministre Pompidou redoutait une révolution si jamais les chômeurs atteignaient le nombre de cinq cent mille ! Les conséquences en sont, elles aussi, hélas, bien visibles : un accroissement sensible de la pauvreté que plus aucun gouvernement ne parvient à endiguer (cinquante ans après son premier appel, l’abbé Pierre repart à la case zéro) et un creusement sans précédent des inégalités. Et, face à cette situation, des hypermarchés qui proposent en moyenne 50.000 références tant est grande la recherche incessante des “innovations”, nouveaux produits dopés à coup de centaines de millions d’euros de publicité : ces dix dernières années, les rayons de ces géants de la distribution ont accueilli 70% de produits supplémentaires !
Le bateau est en pleine surchauffe et navigue sur une mer d’endettements (Etat et particuliers). La concurrence est farouche et les faillites n’épargnent, pour l’instant, que les grosses entreprises (remontée du CAC 40 et du Nasdaq). Aux Etats-Unis (8,3 millions de chômeurs recensés !), alors que les grosses firmes bénéficient d’une reprise économique étonnante, seuls 112.000 emplois nouveaux ont été créés en janvier dernier alors que les arrivées sur le marché du travail sont estimées à 130.000 par mois ; explication : les gains de productivité permettent aux entreprises de produire plus avec moins de salariés, ce qui provoque “une croissance sans emplois”. Bref, l’implosion est proche. Nous nous retrouvons au bord d’un gouffre dans la situation suivante : dans quelques secondes, un tireur fou va nous abattre d’une balle dans le dos, mais nous hésitons à sauter car la distance qui nous sépare de la rivière bleue et calme est assez grande. Et quand “l’affaire”, pour reprendre le terme de René Char, est une affaire de vie et de mort ? Alors « enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse, oblige-toi à tournoyer… » Sautons, mais les yeux ouverts.
La rupture du lien qui unit l’emploi au revenu (mesure dont nous avons déjà abondamment parlé [7]) provoquerait des vagues certaines dans la rivière d’accueil. Le retour au calme ne s’opèrerait qu’à certaines conditions :
• l’adoption, par paliers, de monnaies-tests non thésaurisables et non spéculatives qui s’annulent dès le premier achat [8] afin de parvenir, le plus rapidement possible, à l’instauration d’une seule monnaie de ce genre, condition sine qua non à la disparition de l’oppression financière que nous connaissons actuellement.
• en conséquence, un pouvoir politique démocratique qui reprend définitivement le pas sur l’économie et la régule en adoptant des indicateurs de richesse qui prennent en compte les dimensions écologiques et anthropologiques [9].
• la mise en place de dispositifs destinés à favoriser la recherche créatrice et l’innovation.
• le remplacement de la concurrence et de la compétitivité par l’émulation.
• la conception et l’élaboration de projets aptes à dynamiser les activités de tout un chacun et de donner un sens à leur vie.
*
Le moment est venu, cher Gaby, de définir une conception renouvelée de l’activité humaine et d’aborder le délicat problème des revenus – deux notions qui te préoccupent au plus haut point.
Tu reconnais aisément que cette activité humaine est, de nos jours, absorbée prioritairement par le développement inconsidéré de la marchandise. Si nous parvenons à remettre l’économie à sa juste place, la motivation ne pourra plus être la recherche du profit par l’entremise de l’objet fabriqué, mais celle de tous les moyens propres à favoriser l’accomplissement de la personne humaine. Dans cette perspective, la notion de projet prend tout son sens, d’autant plus qu’elle est déjà mise en application dans l’entreprise [10]. Et qu’elle l’est, depuis toujours, dans le monde artistique. Tu connais, mieux que personne, le fonctionnement d’un théâtre. Quelle que soit sa dimension (compagnie dramatique ou théâtre national), le fonctionnement est sensiblement le même. Le directeur de cette institution a l’assurance de recevoir des tutelles (Etat, région, ville, département… selon le cas) une enveloppe financière, renouvelable chaque année, afin de mener à bien le projet artistique qu’il a lui-même élaboré et pour lequel il a été retenu. Cette enveloppe sert à payer les frais de fonctionnement de l’entreprise (salaires du personnel, charges, publicité, entretien…) ainsi que les frais artistiques liés à la création et à la diffusion. La garantie du revenu pour tout un chacun (personnel permanent et, pour le temps de chaque création, artistes engagés) ne précède-t-elle pas, dans le temps, le travail administratif et le travail artistique demandés afin de satisfaire le public de ce théâtre ? En quoi ce qui est possible pour un théâtre ne le serait-il pas pour les autres structures et pour les autres acteurs de la société ? Les professions libérales ? Parlons-en. Prenons le cas d’un médecin généraliste. L’individualisme qui préside à l’accomplissement des actes médicaux a de moins en moins de raison d’être : submergés par des demandes (autant psychologiques que médicales) auxquelles ils ne parviennent plus à faire face, des médecins de plus en plus nombreux sont amenés à se regrouper. Leur projet ne consisterait-il pas à exercer sur un territoire donné et à s’entraider ? Ce qui s’impose actuellement pour les services de nuit et les périodes de vacances ne pourrait-il être étendu à l’année entière ? Quant à leurs revenus, ils émargeraient, comme tous les autres revenus, à la richesse nationale globale, ce qui entraînerait la gratuité des actes médicaux…
Il me reste, cher Gaby, à répondre à trois questions :
1. Qui décide du montant des revenus ?—Des commissions paritaires, sous couvert des pouvoirs élus.
2. Qui les distribue ? —Les barêmes qui précisent le montant de base des revenus ayant été établis (l’innovation et les résultats entraînant l’attribution de compléments), la distribution des revenus devient un acte purement technique que les progrès de l’informatique rendent élémentaire.
3. Un certain dirigisme est-il à craindre ? — Tout projet étayé humainement est gage d’entraide et de créativité. Tout revenu garanti est gage de liberté.
L’Histoire nous apprend que les régimes totalitaires n’ont jamais eu de relation directe avec les structures économiques et financières d’un pays.
En ce début du XXI ème siècle, la question fondamentale qui nous hante est la suivante : quelles sont nos chances d’accéder à une société qui “produise de l’humain” et non plus seulement de la marchandise ? Tu reconnaîtras qu’elles sont bien minces, même si de ci de là la résistance s’organise. Encore faut-il mener les bonnes analyses et étudier les meilleures voies pour y parvenir. Car la destination, nous la connaissons. Elle nous est indiquée par le témoignage d’un authentique compagnon de René Char dans la Résistance : « Il est parfaitement détaché de l’argent et de tous les accessoires de notre société technicienne et consommatrice. Il est installé dans l’essentiel qui est la vie de l’esprit et du cœur, le mystère humain. Ses richesses sont les herbes, les oiseaux, le ciel, le vent, les animaux, les arbres parce qu’il les visite de tout son corps ou de ses mains et qu’il les fertilise de son esprit, ce sont aussi les échanges fraternels avec ceux qu’il aime » [11].
Bien à toi.
[1] Voir GR 1036, 1037 et 1038.
[2] GR 1031.
[3] « Si je sors, j’ai l’impression de ne voir que des destins tragiques, fracassés, je vois ça sur les visages des passants, des amis, comme des spectres. On vit un truc de dingue. Ne trouvant plus de sève, on devient comme des plantes folles. Au lieu d’être un chêne, on est du lierre ou des ronces dont on adopte les stratégies de survie » Jean-Louis Murat, compositeur- interprète.
[4] John Maynard Keynes : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. 1936.
[5] René Char. Feuillets d’Hypnos 1943-1944.
[6] Le piège de la mondialisation H.P.Martin et H. Schumann. éd. Solin-Actes Sud. 1997.
[7] GR 1036, 1037 et 1038.
[8] Voir ci-dessus, p. 11 et relire les articles de M-L Duboin dans GR 1034 et 1035,et de C Eckert, dans GR 1040.
[9] Patrick Viveret. Reconsidérer la richesse, éd. de l’Aube.
[10] citons Les Sublimes, GR 1031 : « l’essentiel des activités créatives se coule aujourd’hui soit dans des organisations par projets, soit dans des formes mixtes greffant sur une organisation permanente une multitude de liens contractuels… ». Bien entendu, les projets que nous évoquons n’ont rien à voir avec les projets d’entreprise mis en place actuellement par le gouvernement.
[11] René Char. éd. La Pleiade. G.L.Roux témoigne de l’homme René Char.