La tentation de mars

Éditorial
par  J.-P. MON, M.-L. DUBOIN
Publication : mars 2004
Mise en ligne : 9 novembre 2006

La tentation est grande de jeter l’éponge en refusant d’accomplir son devoir de citoyen ou en mettant un bulletin nul dans l’urne, sous prétexte que celle-ci n’offre aucun espoir.

La tentation est grande, et encore plus dangereuse de se laisser séduire par les sirènes de l’extrême droite. Ayant compris le système élaboré par les professionnels de la politique qui se sont placés à la limite de la légalité, et parfois au-delà, pour assurer leur réélection, on peut croire tout résoudre en reprenant le refrain “Tous pourris !” lancé naguère par le plus dangereux d’entre eux. D’autant plus que l’opinion vient d’être légitimement choquée, puisque ces pratiques viennent de faire l’objet d’une nouvelle condamnation, de voir que c’est au tribunal que s’en prend le gouvernement en lui reprochant d’avoir osé appliquer à l’un des responsables de sa majorité (« le meilleur d’entre nous » dit de lui le Président de la République), les lois qu’il avait lui-même fait voter quand il était premier ministre ! Surtout que, dans le même temps, il restait indifférent au nouveau cri d’alarme de l’abbé Pierre, qui, 50 ans après son premier appel, constatait que dans notre pays, dont la richesse n’a jamais cessé de croître en ce demi-siècle, le nombre de sans-logis, le nombre de pauvres, et surtout le nombre d’enfants pauvres, n’a cessé d’augmenter. On a pu ainsi constater que ceux qui nous gouvernent ont bien d’autres préoccupations que d’écouter celui qui dénonce encore et toujours “la misère dans l’abondance”…

Mais ne pas voter, c’est se montrer tout aussi indifférent et irresponsable, c’est accepter le pire et s’y soumettre. Quant au vote “sanction”, l’expérience d’avril 2001 en a montré les dangers : au lieu de faire comprendre au gouvernement “J’os’pas” qu’il n’était pas allé assez loin, c’est dans la direction opposée qu’il a permis d’aller beaucoup plus vite et beaucoup plus loin.

Le mécontentement est si général qu’on voit bien que les élections régionales auront une portée nationale. Mais une majorité de Français est désemparée, assommée, écœurée, désespérée au point de se demander : que faire ? La seule réponse courageuse est évidemment : réfléchir, juger, et voter de façon non plus négative, mais la plus positive possible. Mais sur quels critères juger ? Les professionnels de la politique ont beaucoup de moyen pour séduire. Combien de gogos ont voté naguère pour le FN-MNF sans même se douter qu’ils acceptaient ainsi de réduire encore plus l’État-providence, de démanteler tous les services publics, et en plus de supprimer le smic et de favoriser le capital financier, de supprimer les impôts payés par les plus riches (impôts sur les droits de succession après l’impôt sur le revenu) et d’augmenter la TVA, de suspendre toute subvention à la culture et de recréer le délit d’opinion en commençant par le contrôle des livres autorisés comme à la bibliothèque de Vitrolles ? Combien vont encore voter pour l’extrême droite sans même comprendre que son programme économique est encore pire que celui du gouvernement Raffarin, avec en plus, pour élargir son audience dans les catégories populaires, la promesse de conserver des avantages sociaux pour les “seuls Français de souche”, ce qui, sous couvert de “préférence nationale, rend les immigrés (ceux qui sont pauvres) responsables de tous les maux de notre société, ajoutant ainsi la xénophobie et la haine raciale au “chacun pour soi et que seul le meilleur gagne” du néolibéralisme actuel, et avec une répression policière encore pire que celle de Sarkozy ?

*

S’il existe une clé pour juger d’un programme, c’est d’abord de se rappeler que la politique revient toujours à décider du partage des richesses, et que c’est l’État qui a le pouvoir d’organiser la solidarité. Vouloir moins d’État, c’est vouloir moins de solidarité. La question essentielle est donc de voir si un programme recherche un mieux pour tous ou seulement pour une classe, pas celle des plus pauvres. Propose-t-il des mesures de solidarité ou se prépare-t-il à conforter la société à plusieurs vitesses ? Va-t-il organiser la coopération ou bien une politique de classe, opposant des catégories les unes aux autres : les fonctionnaires aux salariés du privé, les bons Français à tous les étrangers qui ne viennent que pour les priver d’emplois rémunérateurs, les artisans aux artistes “parasites qui ne créent pas de vraies valeurs”, les patrons qui créent des emplois aux syndicats qui se cramponnent à des avantages injustifiés. Il est vrai que “décoder” les belles déclarations demande parfois du flair ou de l’expérience, car on se rappelle que Chirac a séduit en proposant de “réduire la fracture sociale”, puis choisi un gouvernement qui s’applique au contraire, avec méthode, rapidité et détermination, à élargir cette fracture, et qui déclare organiser la concertation mais agit sans en tenir compte. Les lois récentes modifiant les retraites en sont un exemple. Pour maintenir le régime de solidarité, il fallait, mais il n’y avait pas urgence, revenir sur la dérive du partage entre les salaires et les profits, la part des premiers ayant en vingt ans, baissé de 10 % dans le PIB (soit 850 milliards de francs par an) au bénéfice des seconds. Le gouvernement précédent n’a pas osé prendre une mesure radicale allant en ce sens, il a préféré attendre, discuter, convaincre. Le gouvernement actuel a d’emblée, toujours repoussé toutes les suggestions allant vers ce rééquilibrage tout en affirmant haut et fort deux énormes mensonges : d’une part qu’il y avait urgence, d’autre part que son intention était de maintenir la solidarité, et il a fait semblant d’organiser un large débat. Puis il a légiféré comme il avait décidé et il n’est qu’à voir aujourd’hui la publicité des compagnies d’assurance pour comprendre, si on n’avait pas eu les yeux ouverts plus tôt, qu’il s’agissait bel et bien de développer la capitalisation. Un scénario semblable est en route pour permettre aux société privées de faire des bénéfices sur tous les services publics qui peuvent être rentables, laissant les autres se dégrader de plus belle, mais en jurant que leur souci est de les “moderniser”. On le voit maintenant pour la santé : les décrets seront pris en juillet sans débat, rendant inutile tout semblant de concertation. Puis viendra le tour de l’énergie (EDF, GDF), de la poste, des transports ferroviaires, de la recherche, plus tard de l’éducation nationale, etc.

Pour ne pas se laisser leurrer, il faut chercher la solidarité, chercher l’humain dans la motivation des programmes, et faire le tri entre ambition personnelle et sincérité.

Et puis, en votant, ne pas considèrer seulement son propre intérêt, oubliant le sort des plus pauvres. Car peut-on reprocher aux professionnels de la politique de ne penser qu’à leur carrière, si soi-même on ne pense qu’à soi en votant ?

Agir en bon citoyen demande certainement du courage, et, du coup, nos politiciens parient sur l’égoïsme de leurs électeurs : quand, à la veille d’une élection, le parti au pouvoir annonce qu’il va allèger de trois milliards d’euros les rentrées fiscales dues par certaines entreprises (en plus des vingt autres milliards d’allégement de charges et en plus des baisses précédentes d’impôt sur le revenu), on voit bien que son but est à plaire à sa clientèle aux frais de la “France d’en bas”, puisque tous ces milliards qui n’iront pas dans les caisses de l’État sont des milliards en moins pour l’aide sociale, pour les vieux, pour les malades, pour les services publics, pour la culture, l’éducation et la recherche, au mépris de l’avenir.

Il est illusoire de compter se rattraper ensuite en versant à quelque téléthon. La charité peut de moins en moins faire face à la détresse qui augmente. Encourager cette politique ou amener encore pire, c’est favoriser l’explosion d’une révolution violente, d’autant plus que la répression policière s’organise. Mais ce n’est pas avec des mesures sarkosyennes qu’on peut venir à bout de l’insécurité sociale, surtout quand on l’accroît. Il ne sera bientôt plus possible de critiquer de telles méthodes.

Mieux vaudrait en prendre conscience que prétendre que droite et gauche c’est la même chose !

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Leurs politiques ont des objectifs diamétralement opposés, mais ils ont en commun de n’avoir pas de solution aux multiples problèmes que pose aujourd’hui le chômage dans nos sociétés.

Si l’électeur essaie tour à tour la gauche, puis la droite, sans jamais être satisfait, si tel une mouche piégée dans un verre retourné, il se cogne en tous sens, puis perd espoir en ne trouvant pas d’issue, c’est qu’aucun parti ne propose de soulever le verre.

Parce que tous ne cherchent de solution que dans le système. Or dans ce système, il n’y en a pas. Aucune de leurs tentatives n’est viable, la situation de l’emploi leur échappe, toutes les vieilles recettes sont périmées. Et aucun parti n’ose voir plus loin. Peur de ne pas être pris au sérieux, d’être qualifié d’utopiste, de ne pas “être un parti de gouvernement” ? Ou bien parce qu’aucun ne s’est aperçu que la révolution, la vraie, la grande relève, a déjà eu lieu : celle des moyens de production. Ils ne voient pas que l’automatique, la génétique, la robotique, l’informatique, la communication, la miniaturisation, etc. modifient de fond en comble la société.

Le problème dont découlent tous les autres, c’est que la production des biens de première nécessité, qui est aujourd’hui entre les mains d’une minorité, ne procure plus assez de salaires pour faire vivre une majorité croissante d’êtres humains. Cette impossibilté est évidente quand on fait le tour du problème, comme le propose Patric Kruissel dans les pages qui suivent.

On a tellement oublié que le rôle de l’économie c’est de produire de quoi vivre, et non de rapporter de l’argent, qu’on a fini par trouver naturel que ce soit le système financier qui tienne les rênes de l’économie et qui décide quoi produire, où, comment, en quelles quantité, avec qui, pour qui, etc. Alors tout le monde lui obéit quand il impose ses deux impératifs que sont la compétition et la croissance. Et il les présente comme indiscutables, inévitables, incontournables. La droite est à son service et elle en profite. La gauche au gouvernement s’est contentée de faire pour le mieux avec les moyens qu’elle avait, elle a joué le jeu sans oser en discuter les règles. Elle s’est laissée enfermer dans les vieux schémas au lieu de chercher comment en adapter de nouveaux à la situation nouvelle. Du coup la seule issue qu’elle imagine, éperdûment, c’est toujours de créer des emplois, des emplois, toujours des emplois. Mais pour quoi faire ? Pour produire des gadgets pour les gogos et du luxe pour la minorité de plus en plus riche ? Et à quel prix pour les salariés et pour l’environnement ? Même à l’extrême gauche, il semble toujours impensable d’envisager un partage des richesses, qui sont produites avec de moins en moins de main d’œuvre, sans passer par un salaire “proportionnel” au travail humain fourni. Ce qui n’a plus de sens.

Seuls, les écologistes se méfient de la croissance dont ils voient les conséquences, mais ils n’arrivent pas à se mettre d’accord pour proposer un système qui permettrait un meilleur partage sans imposer la croissance.

Il faut que cesse ce dialogue de sourds. Il coûte très cher, en capital humain, bien sûr. D’autant que la force armée ne peut pas éternellement contenir l’explosion d’une violente révolte, et alors, qui sait où elle mènera ? L’opinion ne peut pas continuer à se boucher les yeux, à décréter a priori que remettre en question l’obligation de croissance serait condamner la civilisation, alors que visiblement c’est au contraire la croissante infinie qui la condamne ! Pourquoi serait-ce un rêve d’illuminés qu’imaginer que la coopération puisse remplacer la rivalité ? Non seulement le contraire se démontre mais une foule d’exemples en témoignent.

Nous voulons croire, devant l’extrême gravité de la situation, que l’opinion fera entendre raison aux professionnels de la politique, mal conseillés par les économistes ayant reçu la bonne parole (et qui y croient encore). C’est dans cet esprit que nous publions ce numéro un peu spécial. Après avoir analysé le système actuel, comment il fonctionne, quels sont ses mécanismes et sur quels principes il a été construit, ce qui a constitué le dossier sur la monnaie que nous avons publié l’an dernier, nous tirons nos propres conclusions. Bien entendu, les économistes patentés n’admettront pas que de simples citoyens puissent se permettre un regard critique sur leur domaine réservé. Mais nous croyons nécessaire de passer outre en présentant trois propositions qui permettraient de revenir sur les impératifs de concurrence et de croissance.

Nous ne faisons que suggérer des orientations, car nous estimons que c’est ensuite aux citoyens de décider eux-mêmes comment s’organiser.

Mais pour cela, il faut qu’ils en aient la possibilité, et c’est le but de ces propositions.