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Publication : avril 2004
Mise en ligne : 8 novembre 2006
L’attentat du 11 mars 2004 à Madrid nous rappelle que la barbarie n’est pas un état d’un autre âge, qui ne s’exercerait que dans des pays lointains et qui serait le fait d’individus ignorants et stupides. Bien au contraire. Bourreaux et victimes ont reçu une éducation sensiblement identique et vivent, à peu de choses près, dans le respect des mêmes valeurs ; il pourrait même exister entre eux des liens de parenté, comme au temps lointain d’Abel et Caïn. Faut-il en déduire que les actes barbares qui ont jalonné les âges de l’humanité et continuent de se manifester sont le fait d’une minorité d’individus au psychisme perturbé ou faut-il admettre que cette sauvagerie observée jour après jour est enfouie profondément au cœur de la nature humaine et n’attend qu’une occasion pour se manifester ?
L’Histoire a noté de tels excès dans ce domaine qu’il nous est permis d’être pessimiste et, sans rejeter la première hypothèse (le pouvoir suprême a produit bon nombre de désaxés mégalomanes et meurtriers) il paraît difficile de rejeter la seconde tant les témoignages de ces actes innommables sont légion. Les bonnes raisons de déclencher ces folies destructrices n’ont jamais manqué, qu’elles aient été ou soient encore ethniques, religieuses, raciales, politiques, économiques, sociales …
On reste médusés devant le haut degré d’intensité et de perversité atteint dans cette suppression de l’homme par l’homme, quels que soient l’époque et le pays incriminés. Notre sensibilité est à peine atteinte si l’on évoque des atrocités commises dans un lointain passé telles que combats de gladiateurs, supplice de la roue, affrontements entre Armagnacs et Bourguignons, extermination des Indiens d’Amérique, bûchers de l’Inquisition et autres jacqueries du ressentiment. Mais qu’un chroniqueur ou un historien décrive avec précision tel ou tel acte barbare et notre sensibilité se trouve fortement ébranlée. Pour l’ensemble des Croisades, « les historiens orientaux, d’accord avec les Latins, portent le nombre des Musulmans tués dans Jérusalem à plus de 70 000. Les Juifs ne furent pas plus épargnés que les Musulmans. On mit le feu à la synagogue où ils étaient réfugiés et tous périrent au milieu des flammes. » (Michaud. Histoire des Croisades). En France, les “guerres d’irreligion” provoquèrent des supplices particulièrement barbares, tel celui de Poltrot de Méré qui avait assassiné François de Guise : « Quand il fut lié au poteau, le bourreau avec ses tenailles lui arracha la chair de chaque cuisse et ensuite décharna les bras. Les quatre membres devaient être tirés à quatre chevaux. Quatre hommes qui montaient ces chevaux les piquèrent et tendirent horriblement les cordes qui emportaient ces pauvres membres. Mais les muscles tenaient. Il fallut que le bourreau se fît apporter un gros hachoir et à grands coups détaillât la viande d’en haut et d’en bas. Les chevaux alors en vinrent à bout. Les muscles crièrent, craquèrent, rompirent d’un violent coup de fouet. Le tronc vivant tomba à terre. Mais comme il n’y a rien qui ne doive finir à la longue, il fallut bien que le bourreau coupât la tête » (Histoire de France. Michelet). La proclamation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) pouvait laisser espérer, sinon la disparition de ces actes barbares, au moins que leur retour soit accidentel. Erreur ! Commencée en 1789, la Révolution transformera une partie des Français en meurtriers. « Que m’importe d’être appelé buveur de sang » s’écriera Danton à la tribune de la Convention. On connaît le soin apporté par Robespierre à empêcher la guillotine de rouiller : entre la chute de la royauté et la chute de Robespierre, Paris connut 4.000 victimes. C’est évidemment peu en regard des 1.500.000 morts provoqués par la mégalomanie de Napoléon dans toute l’Europe. On sait aussi que la Commune de Paris ne fut pas une partie de plaisir. Et l’on frémit au récit des exactions commises par les Français pendant les conquêtes et la défense des colonies d’Afrique et d’Asie. Dans son édition du 28 juillet 1949, Témoignage Chrétien faisait un récit atroce. Un crâne découvert sur le bureau de l’adjudant de service à Cholon : « Quoi ? Ce crâne. Mais si, bien sûr. Un sale Viet, vous savez. C’est moi qui lui ai coupé la tête. Il criait… Il fallait l’entendre ! Vous voyez, ça me sert de presse-papier. Mais quelle affaire pour enlever la chair. Je l’ai fait bouillir quatre heures. Après, j’ai gratté avec mon couteau … ».
La barbarie prend des aspects plus subtils quand elle s’exerce “par procuration” et à grande échelle. C’est “l’effet Ponce Pilate”. Les bourreaux ordonnent et désignent les exécutants. Par exemple, on fait creuser des tranchées et on y place les soldats de deux puissances que l’on a décidé de dresser l’une contre l’autre ; résultat : plus de 9 millions de morts entre 1914 et 1918. Vingt ans après, le conflit s’est étendu à une grande partie de la planète ; résultat encore plus impressionnant : 54.800.000 cadavres, avec des points forts, comme s’il fallait établir des repères : 250.000 morts (plus qu’à Hiroshima et Nagasaki réunies) dans la population civile de Dresde à l’issue d’un bombardement américain ultra-rapide. On se souvient que “l’effet Ponce Pilate” a connu de redoutables experts comme Hitler et Staline, pour ne citer que les plus connus.
Il existe enfin une forme de barbarie plus raffinée, qui tient à la fois de la “procuration” et, il faut bien le dire, du “politiquement correct” puisqu’elle se contente d’appliquer la loi. Elle ne touche généralement qu’une faible partie de la population d’un pays. La destruction des individus est progressive, à peine perceptible. Une simple mesure suffit : par exemple, priver brutalement de leurs allocations chômage un certain nombre de nos concitoyens. Fin janvier 2004, ils étaient 264.800.
P.S. Ces 264 .800 personnes que l’on fait mourir à petit feu ne représentent après tout qu’un centième de la population active. Faut-il en faire toute une histoire alors que « la priorité doit être donnée à la réduction de la dette publique » (1.000 milliards d’euros) ?