Détrôner le capitalisme ?

REFLEXIONS
par  R. POQUET
Publication : mai 2004
Mise en ligne : 7 novembre 2006

Tout excès provoque une réaction qui tend à en réduire la portée. C’est ainsi que l’excès de travail finit par tuer le travail : celui-ci est devenu “liquide” dans l’attente de sa désintégration [1]. Constatation que refusent d’admettre la majorité de nos concitoyens tant s’est développée, pendant un peu plus de deux siècles, une culture du travail, porteuse d’un système de valeurs, d’un statut et d’un projet collectif. Et pourtant, alors que cette épopée du travail se dessinait et se développait, quelques visionnaires, tels Karl Marx, Paul Lafargue, John Maynard Keynes [2], Jacques Duboin, André Gorz et Jeremy Rifkin [3], prédisaient son amenuisement progressif. Cette culture du travail a si profondément imprégné les esprits que sa remise en cause provoque un malaise profond au sein de nos sociétés de plus en plus technicisées. Face à des millions de chômeurs et de précaires à vie se dresse encore et toujours un discours stéréotypé et incantatoire : il faut à tout prix retrouver le plein emploi en suscitant l’initiative individuelle et en pratiquant l’innovation permanente. Mais on se garde bien de rappeler que la fonction première d’une entreprise est de créer de la richesse et non de l’emploi, et que les gains de productivité alliés à une rentabilité imposée détruisent irréversiblement celui-ci. Cette erreur d’appréciation (et c’est une erreur aux conséquences dramatiques) retarde le passage d’une société du temps contraint à une société du temps enrichi. Plus le temps libéré sera inoccupé, plus le loisir révèlera sa vacuité : bientôt, notre société ne saura plus rien « des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté… On ne peut rien imaginer de pire » [4]. Et Keynes de surenchérir en prédisant que, à défaut de « savoir employer la liberté arrachée aux contraintes économiques », nous allions être confrontés à ce qu’il annonçait comme une « dépression nerveuse collective » [5].

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Qu’on l’accepte ou non, le temps consacré au travail sera de plus en plus réduit (actuellement il représente moins de 15% du temps de vie éveillé d’un salarié) et le temps hors travail de plus en plus important. Comment faire en sorte que ce temps libéré devienne temps pleinement vécu afin que nous échappions à cette “dépression nerveuse collective” ?

On ne peut rien attendre de bénéfique d’un système économique dont les ressorts profonds ne font qu’activer la production de la marchandise au détriment de la richesse humaine - nous en avons pour preuve les revendications actuelles des chercheurs, des personnels de santé et des intermittents du spectacle. Pourtant, nos sociétés ne pourront survivre longtemps à ce « dépeuplement de l’esprit et du cœur » qui les guette et les menace. Peut-on encore miser sur la famille alors que sont en crise l’autorité qui présidait aux relations entre parents et enfants ainsi que la cohésion qui cimentait les liens d’une génération à l’autre ? Sur l’école alors qu’elle est le produit d’une société dominée par le travail et que le maître (souvent à son insu) prépare encore et toujours au contremaître et que l’éducation est négligée ? Sur l’entreprise alors qu’agitée par les problèmes internes de hiérarchie et les problèmes externes de compétitivité elle n’offre que peu de prise au lien social ?

Pour toutes ces raisons, il semble que l’humain se réfugie dans un secteur dont on méconnaît encore l’importance : le secteur associatif. Selon Jacques Attali, cette « économie relationnelle, fraternelle, celle des ONG, où les acteurs s’épanouissent dans l’action et non dans l’argent qu’ils reçoivent en échange, … représente déjà près de 10% du PNB mondial » [6].

En France, il existerait 720.000 associations pour l’ensemble des 36.000 communes, soit 20 associations en moyenne par commune. Un citoyen sur deux adhérerait à une association et un sur trois serait très actif. Enfin il y aurait plus de personnes présentes dans les associations que dans les entreprises. Ces statistiques sont évidemment à interpréter avec précaution, de multiples associations ayant perdu leur raison d’être au fil des ans et n’ayant pas été radiées des registres publics. Il n’empêche que cette vie associative occupe un champ économique et social que l’on ne peut plus ignorer et qu’elle est sans doute le secteur-relais des valeurs alimentées jusqu’à présent par le travail.

Toujours selon Jacques Attali, « cette économie-là… va détrôner le capitalisme » [7]. L’affirmation est brutale, mais nous ne sommes pas loin de la partager. Quoi qu’il en soit, cette perspective réclame une réflexion et une argumentation déjà engagées par ailleurs [8].

On ne peut nier, en effet, les immenses vertus dégagées par ces regroupements de citoyens et mises en application dans les domaines les plus diversifiés : social, humanitaire, artistique et culturel, sportif, revendicatif… La création d’une association est en soi un acte éminemment culturel : on y apprend à affirmer une détermination, à définir un objectif, à effectuer les démarches administratives nécessaires. Son fonctionnement est d’une richesse incontestable et privilégie tout ensemble la prise d’initiatives, le surgissement des compétences, l’apprentissage de la vie de groupe, le respect de l’opinion d’autrui, la restauration du lien social….

Cet extraordinaire “bain démocratique” que procure la vie associative repose enfin sur un socle d’une solidité à toute épreuve : le bénévolat.

Il faut se garder cependant de tout angélisme. Comme toute entreprise humaine, la vie associative comporte des zones d’ombre : querelles de pouvoir, absence de transparence financière dans certaines associations, effacement des plus compétents au bénéfice des médiocres et démissions brutales dues à des causes externes, talon d’Achille de toute entreprise reposant sur le bénévolat. Elle a aussi ses handicaps :

• trop lent rajeunissement des structures en raison de l’allongement de la durée de vie et de la préférence des jeunes pour les groupements informels.

• insuffisance de moyens matériels et financiers qui révèlent les limites du tout bénévole.

• manque de confiance dans ses possibilités d’expression et d’action.

• absence de conscience de la force que représenterait le regroupement des associations.

Bref, cette économie-là n’est pas près de “détrôner le capitalisme” pour reprendre la formule audacieuse de Jacques Attali. Elle souffre, pour l’instant, au plan local, d’un déficit de pensée et, par conséquent, d’action auprès des pouvoirs constitués.

Il serait pourtant souhaitable de mener l’exploration dans deux directions : comment rendre pertinente la relation entre bénévolat et professionnalisation (de nombreuses associations, reconnues ou non d’utilité publique, gagneraient à bénéficier d’un encadrement de qualité, ce que n’offre pas actuellement le recours à des emplois précaires de personnels n’ayant pas reçu de formation adaptée) et comment dégager des moyens financiers qui viendraient en complément des aides ou subventions locales. En ce qui concerne ce dernier point, de plus en plus nombreux sont les partisans d’un financement de l’activité plutôt que de l’inactivité. S’il est vrai qu’en vingt ans (de 1975 à 1995) les aides à l’emploi ont été multipliées par 4 alors que le nombre de chômeurs a été multiplié par 5, acceptons de reconnaître que, sans accroître la pression fiscale, une redistribution différente du revenu de l’impôt s’impose. Si l’on précise que ces aides à l’emploi s’élèvent à plus de 15 milliards d’euros, le “déversement”, même partiel, de ce réservoir d’inactivité que représentent les millions de chômeurs et de précaires dans le secteur associatif est, à coup sûr, envisageable.

La question qui surgit alors est la suivante : pour quelle raison nos responsables politiques ne s’engouffrent-ils pas dans cette brèche, faisant ainsi d’une pierre deux coups : régler en partie le chômage et recréer du lien social ?

Quel est ce frein qui empêche qu’une telle évolution prenne davantage d’ampleur ?

— Nous l’avons mis en évidence dès les premières lignes : l’affirmation que le retour au plein emploi est possible, que seuls l’agriculture, l’industrie et certains services créent de la richesse en alimentant le monde de la marchandise et que l’écoulement espéré de celle-ci dégagera des profits substantiels.

Cet état d’esprit n’est pas près de changer car il est directement dépendant d’une idéologie et de structures économiques et financières qui, pour l’instant, ne sont pas remises en question.

En paraphrasant le titre d’un ouvrage9, nous serions tenté de dire que nos sociétés sont contraintes de préférer le “bien” au “lien”.

Voilà qui repousse aux calendes grecques la perspective dessinée par Jacques Attali : voir le secteur associatif « détrôner le capitalisme ».


[1Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995.

[2J.M. Keynes. Perspectives économiques pour nos petits-enfants, 1930.

[3Jeremy Rifkin, La fin du travail. La Découverte, 1996.

[4Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne. Calmann-Lévy, 1961.

[5déjà cité.

[6Jacques Attali, Interview dans Le Nouvel Observateur, N° 2058, Avril 2004.

[7déjà cité.

[8Lire avec intérêt les ouvrages de Roger Sue, entre autres : La richesse des hommes, Odile Jacob, 1997 et Renouer le lien social, Odile Jacob, 2001.