Un grand patron vous parle

LECTURE
par  P. VINCENT
Publication : mai 2004
Mise en ligne : 7 novembre 2006

Si vous avez le “Quid”, vous y découvrirez dans sa liste des auteurs français nés au 19ème siècle un certain Detœuf Auguste (1883-1947), qualifié “d’économiste”, dont l’unique ouvrage, qui le rendit célèbre, porte pourtant un titre énigmatique : Propos de O.-L. Barenton, confiseur. Comme je connais bien ces “Propos” et qu’ils me semblent souvent pasticher les Caractères de La Bruyère, j’ai cherché comment celui-ci se trouvait nommé dans cette même encyclopédie et j’ai trouvé en face de son nom : “moraliste”. C’est ce que je dirais plutôt d’Auguste Detœuf, et j’ajouterais aussi “humoriste”.

Quel grand patron d’aujourd’hui laissera dans soixante ans de semblables traces ? Car telle était en fait sa vraie spécialité. Polytechnicien comme son personnage, le summum à une époque où l’ENA n’existait pas encore, Auguste Detœuf était parvenu jusqu‘à la Présidence de la déjà prestigieuse société Alstom.

Alors cramponnez-vous bien pour écouter ces propos assez surprenants, venant d’un ancêtre des actuelles grosses têtes de notre Medef. Voici quelques extraits de cet ouvrage tiré en 1938 à petit nombre, pour un cercle restreint d’amis, puis publié après son décès par les Editions du Tambourinaire, et sans cesse réédité jusqu’aujourd’hui, en dernier lieu par les Editions d’Organisation :

• « Les économistes ont raison : le capital est du travail accumulé. Seulement, comme on ne peut pas tout faire, ce sont les uns qui travaillent et les autres qui accumulent. »

• « Xantippe a réussi… Il fut un temps où on ne lui serrait pas la main… Mais il a depuis si longtemps déjà le moyen d’être honnête, et il l’est tellement devenu, que ceux qui, par une sottise ou une fortune naturelles, l’ont toujours été, s’honorent d’être ses amis… »

• « Un idiot riche est un riche. Un idiot pauvre est un idiot. »

• « Un aventurier est toujours de bas étage… de haut étage, ce serait un homme d’affaires. »

• La Bourse : « le thermomètre de l’industrie, mais si mal placé qu’il l’empêche de marcher. »

• L’industriel français : « Comme il paie peu ses collaborateurs, ceux-ci sont médiocres. Mais ça ne lui déplaît pas. Il déteste les collaborateurs éminents. Aussi est-il obligé de faire le travail de ses subordonnés et n’a-t-il pas le temps de faire le sien… Il est sans rival dans l’affaire moyenne, où l’œil du maître peut tout voir, médiocre dans la grande affaire, où il faut faire confiance à autrui. »

• « S’il réussit… je dirai qu’il a été prévoyant ; s’il échoue… je dirai qu’il a été imprudent ; pour le moment je dis… qu’il est audacieux. »

• « L’expérience… ne s’acquiert qu’avec les années. Aussi se plaît-on volontiers à confondre, en parlant de soi, l’âge et l’expérience. »

• « Ne vous plaignez jamais du client à caractère difficile, car il est la cause de vos progrès. »

Le grand patron qu’était Auguste Detœuf avait un état d’esprit susceptible d’en choquer plus d’un parmi les autres membres de sa corporation. Pourtant, le directeur du Figaro de l’époque, Pierre Brisson, lui rendit hommage en ces termes : « Les avantages de sa situation, si justifiés qu’ils fussent, avaient accusé sa tendance aux scrupules... En se donnant la satisfaction de négliger ses intérêts personnels, il savait qu’il se diminuait dans l’esprit de ses pairs… Il acceptait mal, dans le fond, d’être tout à fait des leurs… Il semblait avoir accompli par hasard, ou plutôt par une sorte d’inadvertance, sa carrière dans le haut patronat… On était frappé de l’orientation constante de ses pensées vers le bien public… Les essais, propos, lettres, pastiches et aphorismes contenus dans ce recueil (tiré à petit nombre en 1938) ne valaient à ses yeux qu’à titre d’amusement… Il ne s’agit pas d’un moraliste professionnel, ni même d’un moraliste avoué. Il s’agit d’un praticien qui moralise autour de sa profession… »