Les élections européennes

DOSSIER : L’Europe
par  J.-P. MON
Publication : mai 2004
Mise en ligne : 7 novembre 2006

Après la conquête de toutes les régions de France, à l’exception de l’Alsace et de la Corse [1], la gauche se doit de confirmer son succès aux élections européennes du mois de juin. Encore faut-il pour cela qu’elle propose aux électeurs un choix sans ambiguïté. Cela passe par l’affirmation claire de son refus du projet de Constitution proposé par la Convention européenne présidée par Valéry Giscard d’Estaing. Bien qu’il ait été rejeté par la Conférence intergouvernementale de Bruxelles, le 13 décembre 2003, sous l’impulsion de l’Espagne et de la Pologne au nom de « leurs intérêts nationaux », il reste toujours le risque, quoique faible maintenant, de le voir ratifier en catimini, et même avant les élections européennes [2], par les Parlements de certains États membres.

Quand on sait que déjà 60 à 70% des textes législatifs appliqués en France sont des transpositions de directives européennes dans le Droit français, on ne peut plus se désintéresser des orientations politiques élaborées au sein de l’Union.

Les élections européennes prennent donc une importance capitale pour la vie quotidienne des citoyens.

Or l’adoption du projet de Constitution de la Convention européenne accélérerait considérablement la destruction des acquis sociaux et des services publics des populations de l’Union et, notamment, ceux des Français.

Pourquoi faut-il s’opposer à ce projet ?

Voici un point de vue juridique publié par Le Monde (daté du 23 avril, page 29) :

Le président de la République ne dispose pas en France du pouvoir constitutionnel de placer au-dessus de la Constitution française un acte dont l’objet est de […] définir des principes fondamentaux à la base de l’Union en opposition totale avec la Constitution française. En prenant position sur ce projet, il ne s’agit pas seulement de réviser la Constitution française selon des modalités prévues (référendum ou Parlement convoqué en Congrés). Il s’agit de placer au-dessus de la Constitution française une Constitution qui lui est supérieure et à propos de laquelle il est inconcevable, ni même possible, que le peuple n’ait pas à se prononcer. Car ce texte n’est pas un simple traité international […].

L’interrogation du peuple français, comme de tous les peuples européens ou candidats à l’intégration européenne, est d’autant plus obligatoire et incontournable que ce projet fait référence « aux héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe » […]. Cette référence à la religion rend impossible son adoption par la voie du Congrès. En effet…la Constitution française prévoit que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » et elle dispose que la forme républicaine ne peut faire l’objet d’une révision. D’où il faut conclure que, pour la France, l’adoption d’une référence à la religion comme composante de la Constitution européenne est une révision impossible par les formes de la Constitution française. Cette adoption, si elle doit avoir lieu en l’état, ne peut passer que par un référendum autonome, dont l’une des conséquences serait l’abrogation des articles de la Constitution française se référant à sa forme laïque.

• 1. D’abord, quoi qu’en aient dit les médias, la Convention chargée d’élaborer le projet de Constitution n’avait rien de réellement démocratique puisqu’elle comprenait, outre des représentants des Parlements européens et nationaux, des membres de gouvernements nationaux et de la Commission européenne qui n’ont jamais reçu un quelconque mandat électoral pour établir une Constitution [3]. Autrement dit, la démarche suivie par la Convention n’a rien à voir avec un processus constitutif qui suppose au préalable l’élection d’une Assemblée constituante. Le terme “Constitution” est donc parfaitement abusif. On ne peut pas accepter qu’un acte établi de cette façon soit placé au-dessus de la Constitution actuelle (lire à ce sujet l’endadré ci-dessous), alors qu’il définit des principes fondamentaux qui sont en opposition avec cette Constitution (au sujet de la laïcité en particulier, mais aussi sur bien d’autres points essentiels) laquelle ayant été démocratiquement établie prévoit de tout autres modalités de révision.

• 2. Ce projet est surtout inadmissible parce qu’il fige de manière définitive la politique de l’Union. Une Constitution doit fixer un cadre qui autorise le choix entre différentes politiques. Alors qu’avec ce projet, finie l’alternance ! Fini, par exemple, l’espoir qu’un nouveau gouvernement puisse revenir vers les mesures sociales qui furent instituées après tant de luttes et qui formèrent ce qu’on a appelé l’État-providence pendant les Trente glorieuses. Plus de marge de manœuvre pour tout gouvernement qui préfèrerait suivre une politique de solidarité. C’était devenu difficile dans l’Union actuelle, ce sera définitivement interdit. Car ce projet de traité impose tout le contraire, c’est-à-dire l’optique ultralibérale qui est définie dans le préambule [4] : « l’Union offre à ses citoyennes et citoyens […] un marché unique où la concurrence est libre et non faussée » [5].

Ceci fixe en particulier la position européenne dans les négociations à l’Omc [6] et sur l’AGCS [6] et signifie, par exemple, que les services publics, requalifiés dans le jargon de l’Union de “services d’intérêt général” (SIG), doivent être subordonnés à la règle de la concurrence. Et tant pis aussi pour toute entreprise qui aurait besoin d’une aide provisoire de l’État pour passer un cap difficile : qu’elle se débrouille, qu’elle licencie, ou qu’elle soit déclarée en faillite…

• 3. Avec ce projet, l’Union reste dans l’orthodoxie monétariste la plus rigide. Comme les banques nationales, la Banque centrale européenne est totalement indépendante, sans contre-pouvoir politique, n’a pas de comptes à rendre et son rôle est essentiellement d’éviter l’inflation.

Sous bien des aspects, ce projet de mise aux normes libérales de tous les pays de l’Union peut être comparé, en tout cas quant à ses conséquences sociales, aux plans d’asjustement structurel, les PAS [7], qui sont imposés par le Fonds monétaire international, dont la politique a également été fixée par l’idéologie libérale.

• 4. Enfin, et c’est là une démarche totalitariste dont on n’a pas d’exemple dans les Constitutions existantes, si une majorité des citoyens de l’Union souhaitaient un jour proposer une alternative à cette politique, la révision de cette “Constitution” ne pourrait se faire qu’à l’unanimité des 25 États membres [8]. Comme sur le nombre, il y en aura toujours au moins un qui ne sera pas d’accord, autant dire que ce serait définitivement impossible…

Si ce projet est adopté, tout ce qu’il implique est donc définitif…

Ses partisans ne font pas dans la dentelle : ainsi, après nous avoir fait avaler en 1992 le “hors d’œuvre” : « il faut voter pour le traité de Maastricht parce que c’est l’assurance de la paix en Europe », ils nous servent maintenant la tarte à la crème « contre la menace supranationale du terrorisme, seule vaut la réponse supranationale : la Constitution européenne, première étape vers la démocratie internationale » [9].

Ne nous laissons pas prendre à cette nouvelle forme de terrorisme.

L’Union européenne, championne de la mondialisation néolibérale

Cela n’est pas une nouveauté : nous avons maintes fois dénoncé la politique néolibérale défendue par l’Union européenne, notamment lors des diverse négociations à l’OMC (Seattle, Doha, Cancun …). Avant la très proche extension de l’Union à 25 pays, la Commission européenne tient à réaffirmer sa doctrine. Elle vient d’en donner un nouvel exemple très significatif en annonçant le 13 janvier qu’elle allait proposer « une directive visant à réduire la “paperasserie qui étouffe la compétitivité” ». Cela semble partir d’un bon sentiment… mais, traduit en français courant et analysé, on constate qu’il s’agit d’une directive relative aux services dans le marché intérieur de l’Union. Son objectif est d’imposer aux 25 États membres les règles de la concurrence commerciale, sans aucune limitation, dans toutes les activités de services qui ne sont pas, déjà, couvertes par des dispositions légales européennes (services financiers, télécommunications et transports). Ce qui signifie que la logique de la rentabilité va s’imposer partout puisque le projet de directive établit « un cadre juridique général en vue d’éliminer les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services au sein des États membres ». Ces services sont définis comme « toute activité économique non salariée visée à l’article 50 du traité de la Communauté européenne consistant à fournir une prestation qui fait l’objet d’une contrepartie économique » et un mémorandum de la Commission en présente une liste non limitative qui va des services juridiques aux professions artisanales, comme plombier ou charpentier, en passant par la construction, la distribution, le tourisme, les transports, l’enseignement, les services de santé et de couverture des soins de santé, les services environnementaux, les cabinets d’architecte, les activités culturelles ou encore les agences de recrutement. Bref, la liste inclut en fait tous les services, à l’exception de ceux qui sont fournis directement et gratuitement par les pouvoirs publics (tels que la police et l’armée). On note que la santé et l’ensemble du système de couverture des soins de santé font l’objet de dispositions particulières de cette directive. Nous allons y revenir plus loin.

Mais auparavant cherchons quels sont ces “obstacles” à l’établissement et à la libre circulation des services que la directive se propose d’éliminer ? Que sont les législations et réglementations nationales que la Commission européenne juge « archaïques, pesantes et en contradiction avec la législation européenne » ? Ce sont par exemple des dispositions prises par les pouvoirs publics pour une meilleure prestation du service concerné ou d’une meilleure gestion des deniers publics, ou pour assurer l’accès de tous aux services publics, garantir la qualité, le droit du travail, ou des règles tarifaires, des réglementations visant la publicité… Bref, ces “obstacles” sont les dispositions qui permettent d’éviter que l’immense secteur des services devienne une jungle où règne une concurrence débridée dont les seuls objectifs sont la rentabilité immédiate et le profit privé et à court terme…

Quelques implications nationales

Il y a déjà eu la réforme des retraites, faite l’été dernier dans l’optique recommandée par la Commission européenne pour le plus grand profit des banques et des sociétés d’assurances. L’abondance des publicités que déploient tous les organismes financiers, y compris la Poste, pour leurs “plans” de retraite devrait ouvrir les yeux de ceux qui avaient accordé quelque crédit aux arguments du gouvernement…

Ces mêmes arguments (déficit abyssal, nécessité de réformer pour être moderne, démographie, … ) sont à nouveau ressortis par les gouvernements européens pour justifier leurs réformes des services de Santé et de Sécurité sociale.

Si l’accent est mis sur le terme de “réforme”, synonyme de “modernisation” et utilisé tant par le gouvernement français que par les autres gouvernements européens, ce n’est pas une simple coïncidence. C’est le langage typique des libéraux, de droite comme de gauche, qui sous le couvert de modernisation démantèlent les acquis démocratiques et sociaux des deux cents dernières années…

Revenons au principal problème d’actualité dans la France de Raffarin III : la réforme de la Santé et de la Sécurité sociale. Elle s’inscrit dans le droit fil des projets de la Commission européenne et de l’AGCS. Alors qu’aucun secteur précis ne fait l’objet de dispositions particulières, nous avons déjà souligné plus haut que le projet de Directive relative aux services dans le marché intérieur de l’Union cible spécifiquement la santé et l’ensemble du système de couverture des soins de santé. Dans son article 23 (prise en charge des soins de santé), la Directive précise en effet qu’un prestataire de soins (par exemple un médecin ou une clinique privée) d’un pays A qui vient s’installer dans un pays B ne sera pas obligé de respecter le système de sécurité sociale du pays où il s’installe. Ce qui vise tout simplement à enlever aux États la maîtrise de leur politique de Santé !

On voit donc que le combat contre le plan Hôpital 2007 et contre la réforme de la Sécurité sociale qui est prévue se mène aussi à l’occasion des élections européennes… Encore une fois, la France ne constitue pas une exception en ce domaine : on a l’exemple de l’Allemagne qui vient de mettre en place une réforme de la Santé et de la Sécurité sociale qui va dans le sens souhaité par la Commission européenne.

Autre exemple : depuis le dimanche 18 avril, la réglementation européenne sur l’étiquetage et la traçabilité des organismes génétiquement modifiées (OGM) est devenue applicable. Cette mesure va conduire à la levée du moratoire qui frappe ces produits depuis cinq ans. Poiurtant, les représentants des 15 États membres de l’Union sont très divisés sur la délivrance d’autorisation de nouveaux OGM, notamment en ce qui concerne deux variétés de maïs. Mais s’ils ne parviennent pas à se mettre d’accord, ce qui va devenir encore plus difficile avec l’arrivée de 10 nouveaux membres, c’est la Commission qui aura le dernier mot. Et on sait déjà qu’elle donnera un avis favorable. Mais on ne sait pas si elle le fera avant ou après les élections du 13 juin.

Qui plus est, la législation ne prévoit rien sur la coexistence des cultures traditionnelles et génétiquement modifiées. Ce sont les États qui doivent prendre des dispositions pour éviter la contamination … et interdire la création de zones sans OGM ! Que vont alors pouvoir faire les régions qui avaient décidé de créer des zones hors OGM ???

Cela devient pourtant de plus en plus indispensable car on apprend [10], grâce à une expertise confidentielle, qu’un maïs transgénique le MON 863, produit par la société Monsanto, vient de recevoir du Comité scientifique européen un avis favorable de mise sur le marché, alors que la Commission du génie biologique française (CGB) avait émis le 28 octobre dernier un avis défavorable, ayant observé des malformations sur des rats nourris avec ce maïs ; son rapporteur précise aujourd’hui : « ce qui m’a frappé dans ce dossier, c’est le nombre d’anomalies. Il y a ici trop d’éléments où l’on observe des variations significatives. Je n’ai jamais vu cela. Il faudrait le reprendre ».

Ces deux exemples, et on pourrait en trouver beaucoup d’autres, illustrent bien le rôle joué par les institutions européennes dans notre vie quotidienne et l’importance que va prendre l’élection des prochains députés européens.

Où en sont les partis politiques ?

• à droite, l’UDR et l’UMP sont évidemment pour ce projet, même si un certain nombre de membres de l’UMP se sont prononcés contre l’adhésion de la Turquie à l’Union, ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour des prochaines élections, mais qui va rendre la situation encore plus confuse.

• les partis que l’on qualifie d’extrême gauche (LO, LCR,… ) ainsi que le parti communiste sont clairement contre ;

• l’extrême droite et la droite souverainiste sont contre ;

• avec une grande naïveté (ou une grande hypocrisie ?), les Verts défendent ce projet de Constitution [11], [12], tout en déplorant d’y retrouver « l’ensemble des détestables politiques libérales actuelles de l’Union et une clause de révision nécessitant une double unanimité qui rend difficile leur évolution future » !

• Quant au parti socialiste, il semble enfin avoir pris la mesure du problème [13], du moins si l’on en juge par la plate-forme adoptée lors de son dernier Conseil national, intitulée « Une ambition socialiste pour l’Europe ». Mais cela n’a pas été sans mal, ainsi Pierre Moscovici, auteur du projet initial de plate-forme, a-t-il dû renoncer à son idée de voir les socialistes faire campagne en faveur de l’adoption d’une Constitution européenne en 2004. Parmi les mesures que les socialistes souhaitent voir adopter dans un nouveau projet de Constitution figurent l’exigence de garanties renforcées pour les “services d’intérêt général” et le droit d’initiative constitutionnel sur les révisions ultérieures. À l’issue du Conseil national, François Hollande a conclu : « il faut que ces élections soient utiles, utiles pour l’Europe, pour l’Europe sociale, mais aussi pour garantir les acquis sociaux en France ». Acceptons-en l’augure !

Pareille dispersion des points de vue en France se retrouve, bien entendu, dans d’autres pays de l’Union, surtout parmi ceux qui viennent de connaître des changements d’orientation politique (Espagne, Pologne, Slovaquie,…).

Ce que nous voulons

Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que nous sommes des nationaux-souverainistes anti-Union à tout crin. Nous sommes clairement contre l’Europe néo-libérale du dumping social, contre une simple zone de libre échange où seule compte la marchandise et le profit privé.

Ce que nous voulons, c’est une Europe démocratique, indépendante des lobbies de toutes sortes, qui respecte les singularités de ses composantes, qui lutte sérieusement contre la spéculation financière internationale et les paradis fiscaux ; c’est une Europe dans laquelle les acquis sociaux seront préservés et harmonisés vers le haut, où les services publics seront maintenus et renforcés, l’environnement protégé et la croissance maîtrisée.

Mais il ne suffit pas de demander, comme le fait ATTAC [14], que l’Union « puisse emprunter, notamment pour les grands travaux d’infrastructures… » !!! Il faut au contraire être bien conscient qu’il ne pourra y avoir “progrès et civilisation pour tous les habitants” que si les pouvoirs publics reprennent, en plus du contrôle politique de la Banque centrale européenne (BCE) et des Banques centrales nationales, tout pouvoir de création monétaire.


[1Bien que la gauche y soit majoritaire !

[2L’Union des fédéralistes européens présidée par le député européen Jo Leinen (social-démocrate allemand) a appelé les États membres favorables au projet de Constitution présenté par la Convention, à le signer “sans délai” avant les élections de juin.

[3À propos d’absence de démocratie, il faut aussi faire remarquer que les peuples de l’Union ne sont pas consultés sur l’adhésion de nouveaux Etats.

[4Ce préambule fixe clairement l’orientation générale. C’est dans la partie III “les politiques et les actions de l’Union”, qu’apparaissent dans le détail les dangers qu’elle entraîne dans tous les domaines.

[5La concurrence est dite “faussée” si l’État intervient.

[6OMC = Organisation mondiale du commerce. Voir GR 992. AGCS = Accord général sur le commerce des services. Voir GR 1005.

[7Voir : étude de la monnaie IV, GR 1030, page 9.

[8Et ils pourraient être encore plus nombreux dans quelques années !

[9Fédéchoses pour le fédéralisme, N° 123, 1er trimestre 2004.

[10Le Monde, 23/04/2004

[11D. Cohn-Bendit et A. Lipietz, Le Monde, 20/09/2004.

[12G. Onesta et H. Flautre, Carré d’Europe, N° 17, 4 ème trimestre 2003.

[13Le Monde, 20/04/2004.

[14Lignes d’attac, N° 31, novembre 2003.