La grande révolution

MORCEAU D’ANTHOLOGIE
par  J. DUBOIN
Publication : octobre 2004
Mise en ligne : 5 novembre 2006

Dans un de ses premiers ouvrages La grande révolution qui vient, Jacques Duboin mesurait l’importance du bouleversement économique dont le XXe siècle allait être le témoin. En voici un extrait. Il date de 1934.

De la plus lointaine histoire à la fin du XVIIIe siècle, soit pendant 6 000 ans environ, les civilisations qui se succèdent ont un caractère commun : la production des hommes est strictement limitée à ce qu’ils peuvent produire avec leurs bras et, si l’on y ajoute l’énergie du cheval, du bœuf, de quelques roues mues par le vent ou le courant d’une rivière, le total de l’énergie utilisable représente l’équivalent de 2 000 à 4 000 calories par jour et par habitant. Si l’antiquité et même les peuples plus rapprochés de nous connurent quelques machines, celles-ci restèrent à l’état de curiosités scientifiques parce qu’une machine est un cadavre tant qu’on ne lui fournit pas l’énergie qui lui transmet la vie.

Égyptiens, Grecs, Romains, Perses, Chinois, hommes du Moyen-Âge, de la Renaissance, des XVIIe et XVIIIe siècles, sont, sous le rapport qui nous préoccupe, logés à la même enseigne. Une pièce de terre, pour être mise en culture, exigeait autant d’heures de travail à la mort de Louis XV qu’au temps des Pharaons. Les maisons étaient construites à la main ; les étoffes étaient tissées à la main ; tout ce qui était utile sortait des mains de l’homme. Comme toutes les richesses avaient cette unique origine, il est clair que la production totale d’une société ne put jamais dépasser la mesure du travail effectif de tous les citoyens. Cependant, au cours de ces 6 000 années, à cet égard si uniformes, certains peuples parvinrent à élever légèrement l’énergie dont ils disposaient. Cela va leur conférer une supériorité sur leur voisin.

Ne croyez-vous pas que, si certains peuples se sont imposés à d’autres, par la conquête notamment, c’est peut-être parce que l’énergie dont ils disposaient était plus considérable que celle des peuples qu’ils assujetissaient ? Je pense aux Espagnols qui ont fait la conquête des Aztèques et des Incas. Ne serait-ce pas parce qu’ils possédaient des chevaux et savaient se servir de la poudre à canon ? On pourrait peut-être dire qu’une civilisation à 4 000 calories doit supplanter celle qui ne dispose que de 2 000 ! Alors que penser de la nôtre qui dispose peut-être de 140 000 à 160 000 calories par jour et par tête d’habitant, c’est-à-dire près de 40 fois plus qu’au siècle de Louis XIV ?

Quelle transformation inouïe et quels bouleversements sociaux !

Inouïe, parce que d’une brutalité extraordinaire, parce que cette révolution s’est faite en 150 années, et à quel rythme ! Si nous observons qu’au cours de 6.000 années, l’énergie dont disposa l’homme a crû dans le rapport de 1 à 2, je constate qu’il a fallu un seul siècle pour qu’elle passe de 2 à 5 ; puis vingt-cinq années seulement pour qu’elle saute de 5 à 8 ; enfin elle bondit de 8 à 40 environ au cours des vingt-cinq dernières années que nous venons de vivre.

Cent cinquante années pour passer d’une civilisation où tout était rare, car rien ne sortait que des mains de l’homme, à une civilisation animée par les forces que l’homme avait captées dans le monde extérieur. Autrement dit, car j’y insiste encore, l’humanité a marché pendant des siècles et des siècles à la conquête de l’énergie, puis brusquement, en un temps quarante fois plus court, elle en possède quarante fois davantage.

Voilà la cause du désarroi actuel des hommes et des choses, car notre régime social n’a pas tenu compte de cette évolution inouïe.

C’est son adaptation à un progrès technique aussi étourdissant qui provoque la révolution qui s’annonce et dont nos esprits bouleversés constatent les signes avant-coureurs.