Un bien étrange royaume
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Publication : octobre 2004
Mise en ligne : 5 novembre 2006
Notre “grand témoin” du Cambodge aborde ici la situation actuelle de ce pays qu’il connait si bien. En l’évoquant, il offre un exemple, alors que la presse française en parle rarement, de l’ingérence de la diplomatie des États-Unis et de la pression qu’elle se permet d’exercer, par le biais de l’économie, sur la politique intérieure de ce pays dont il rappelait, dans notre précédent numéro, qu’il avait pourtant obtenu en novembre 1953, la reconnaissance de son indépendance…
NB. Ceci amène G-H Brissé à utiliser, pour parler des partis politiques, les sigles qui les désignent habituellement. Ils lui sont tout à fait familiers, mais pas à nous, alors nous les explicitons en marge.
Voilà plus d’un an que le deuxième Royaume du Cambodge survit avec un gouvernement dit “de coalition” (PPC [*] - FUNCINPEC [**]) dont le moins que l’on puisse dire est qu’il se succèda à lui-même, puisque désigné en 1998, il a résisté aux résultats du scrutin du 27 juillet 2003 - sous supervision de la communauté internationale qui, pour la plus grande part, en a assumé les frais.
À vrai dire, la composition d’un nouveau gouvernement a peu diffèré du précédent, puisque le le PSR [***] rejeté dans l’opposition, en est exclu, faisant ainsi voler en éclats l’Alliance Démocratique conclue entre le FUNCIPEC et le PSR. Ce dernier ne se contenta plus de jouer les trublions dans l’opposition et aurait souhaité avoir sa part de responsabilités au sein de l’Exécutif, histoire de mieux le contrôler et le transformer de l’intérieur.
S’il est indéniable que le PPC a remporté la majorité, celle-ci n’est pas suffisante pour lui permettre de gouverner seul. Les deux tiers des suffrages des députés sont requis par la grâce des règles édictées par l’APRONUC [****] et pour gouverner, il doit composer avec des formations politiques alliées.
Après bien des heurts et des vicissitudes, l’alliance de raison Hun Sen-Ranariddh a fonctionné cahin-caha jusqu’en juillet dernier, mais rien ne va plus depuis que, pour renforcer leur cohésion, FUNCINPEC et PSR ont constitué une Alliance Démocrate qui se voulait l’interlocuteur obligé du PPC, ce dont Hun Sen ne souhaitait à aucun prix. Le Premier ministre, d’abord répudié comme tel par l’Alliance, puis reconnu comme partenaire par le FUNCINPEC, ne veut pas entendre parler d’un ménage à trois, mais à deux (FUNCINPEC - PPC) ou, tout au plus, à deux et demi (FUNCINPEC - PPC + PSR). Pour sauver la face et dans la perspective de surmonter un blocage, le FUNCINPEC a décidé à la limite de prendre le PSR comme son enfant adoptif. Histoire de mettre à l’épreuve les liens très forts qui existent dès longtemps entre le Prince Norodom Sirivudh, l’actuel secrétaire général du FUNCINPEC, et M. Sam Rainsy. Car cet enfant turbulent de la politique fut déjà partie prenante de la grande famille royaliste, sous la tutelle débonnaire de l’APRONUC.
FUNCINPEC et PSR, réunis au sein de l’Alliance Démocrate, ont mis en avant 73 propositions, qui sont en réalité des conditions pour faire partie d’un gouvernement, lequel comporte, au grand dam du roi, quelque 332 membres, incluant les ministres, secrétaires d’État, soussecrétaires d’État et une floppée de conseillers. Il n’y avait plus, à la mi-mai 2004, que quelques points en litige.
Comment expliquer ces palabres interminables, alors que le 5 novembre dernier, le roi était parvenu à mettre tout ce petit monde d’accord lors d’une réunion au pavillon Kantha Bopha du Palais Royal ? Par la suite, certains participants ont affirmé que le Souverain leur avait quelque peu forcé la main.
Depuis lors, Sa Majesté le Roi a pris ses quartiers de printemps, d’abord à Pékin, où de toute façon il est régulièrement suivi par ses médecins chinois, puis à Chhang Suu On, une résidence mise à sa disposition depuis 1974 dans la banlieue de Pyong Yang, d’où il continue à envoyer pour son site intemet [1] ses chroniques, souvent critiques vis-à-vis du deuxième Royaume. Il a fait savoir qu’il ne reviendrait à Phnom Penh qu’après règlement intégral des problèmes liés à la réunion de la nouvelle Assemblée Nationale - pour désigner ses responsables - et à la formation d’un gouvernement de coalition issu des dernières élections. Devant la lenteur des pourparlers il a menacé d’abdiquer pour dénoncer une évolution qu’il juge “kafkaienne”, puis, finalement, il y a renoncé.
LE JEU DES GRANDES PUISSANCES
En réalité, il faut rechercher l’explication de ces zizanies intestines dans les constantes de l’histoire du Cambodge. Selon la tradition, le Kampuchea s’articule autour du Mont Méru, pivot de l’univers. Centre du monde, il est également exposé aux influences extérieures, en premier lieu de ses voisins qui ont acquis la sinistre réputation « d’avaleurs de terres khmères ». Et tout aussi traditionnellement, la Chine a toujours considéré le Cambodge comme sa zone d’influence privilégiée. L’Empire du Milieu, naguère considéré comme “l’ami numéro un” du premier Royaume, est toujours très présent depuis le départ de l’APRONUC. Les Chinois y investissent beaucoup dans le tourisme, l’hotellerie- restauration, l’industrie, le commerce, les infrastructures, y compris... la livraison d’armements.
En recevant officiellement, courant mai, le Premier ministre Hun Sen, accompagné d’une imposante délégation, répondant ainsi à la récente visite au Cambodge du vice-Premier ministre chinois, les autorités de Beijing désignent clairement leur interlocuteur privilégié, avec lequel d’importants accords de coopération ont été signés. L’autre interlocuteur présent à Beijing n’étant autre que le Prince Norodom Sirivudh - et non le Prince N. Ranariddh, en délicatesse avec Beijing depuis qu’il a tenté une reconnaissance diplomatique officielle avec Taïpeh.
Comme par hasard Hun Sen et N. Sirivudh eurent de longs entretiens en territoire chinois, dans l’esprit de la réunion informelle de Phnom Penh, le 5 novembre dernier. C’est dire l’importance que Beijing attache à une reconduction des conventions actuelles, sous l’égide du Premier ministre Hun Sen…
Bien présents, les États-Unis, qui jouaient officiellement un rôle volontairement modeste et effacé du temps de l’APRONUC, entendent désormais relancer à travers le Cambodge la politique de “containment” à l’égard de la puissance chinoise, laquelle avait si mal réussi dans les années 1960-1970. Et ils s’apprêtent à inaugurer, en plein centre de la capitale Phnom Penh, au pied du Phnom, là où était autrefois le Cercle sportif français (tout un symbole !) l’une des plus rutilantes de leurs ambassades en Asie. Certains milieux américains n’ont pas renoncé à éliminer de la scène politique les anciens régimes socialistes encore au pouvoir au Vietnam et au Laos. Les gouvernements successifs de Washington ont tenté, en particulier, d’utiliser à leur profit les rescapés du FULRO [*****] créé au début des années 1960. Regroupés dans la province de Ratanakiri au Cambodge, ils furent ensuite acheminés vers un camp créé pour eux en Thaïlande, avant d’être officiellement rapatriés aux États-Unis. Et là, des volontaires sont formés pour être de nouveau opérationnels “sur le terrain”. Nous avons connu plus récemment au Cambodge l’épisode des Cambodian Freedom Fighters, qui firent mine d’attaquer certains ministères-clés, et ne dissimulent pas leur intention d’éliminer le Premier ministre Hun Sen.
On sait que les États-Unis entretiennent au Cambodge une quarantaine d’associations religieuses, en majorité de confession protestante, qui se livrent auprès des populations à un prosélytisme d’un goût pour le moins douteux. Les Américains financent peu ou prou, directement ou indirectement, 90% des ONG présentes au Cambodge ; ils portent à bouts de bras quelque 80% des entreprises du secteur textile et de la confection qui bénéficient de quotas d’importation privilégiés aux États-Unis. Ces entreprises, on le sait, font vivre actuellement quelque 220.000 salariés. La suspension des avantages liés au système des quotas pourrait entraîner des licenciements massifs… Une telle échéance est évoquée pour le 31 janvier 2005. Faire reposer le développement industriel d’un pays sur un seul secteur d’activité est un jeu dangereux. En l’occurrence, il expose l’avenir du Royaume à toutes les pressions possibles.
Cette menace n’est pas vaine. La part des États- Unis dans l’aide financière multilatérale n’est pas négligeable et on comprend mieux de quelle marge de manœuvre Washington dispose pour faire pression sur la politique cambodgienne.
Il est clair que certains milieux, aux États-Unis, et non des moindres, cherchent par tous les moyens à affaiblir le PPC au profit de l’Alliance Démocrate. D’où la démarche clairement réalisée par Hun Sen, qui, tout en maintenant des liens solides avec le Vietnam et le Laos voisins, cherche à renforcer ses rapports de coopération avec la Chine, qui en contrepartie lui accorde ouvertement son soutien. D’où les va-et-vient récents des principaux leaders de l’Alliance, notamment le Prince Norodom Ranariddh et Sam Rainsy, aux États-Unis, pour obtenir confirmation d’un appui politique mais aussi une aide en dollars et des garanties pour l’avenir.
UNE TRAGÉDIE SANS IMPORTANCE
Mais l’élément déterminant sera ce tribunal international destiné à juger les anciens dirigeants encore en vie de l’ex-Kampuchea Démocratique, dont l’instauration est déjà programmée à Phnom Penh, avec l’appui technique et financier de l’ONU et une contribution financière du Cambodge ; un budget n’ayant pu encore être voté, faute d’institutions adéquates, d’autres nations, notamment le Japon et l’Australie, ont proposé leur participation.
Déjà, le lieu a été défini : ce sera la salle Chakdomukh, où se déroulent les représentations du théâtre cambodgien. Évidemment, tous se sentent concernés par cette échéance qui devrait donner lieu à de furieux débats. Non seulement la douzaine des principaux acteurs du drame qui s’est déroulé de 1975 à 1979 et même dans les années qui ont suivi, mais encore ceux qui seront cités comme témoins, ne serait-ce que parce qu’ils prirent une part active à un mouvement de résistance dont les Khmers Rouges devinrent le fer de lance.
Parmi ceux-ci, d’anciens cadres Khmers Rouges qui s’insurgèrent à partir de 1977-78 contre Pol Pot, créèrent leur propre mouvement avec l’appui du Vietnam voisin, accédèrent au pouvoir dans les années 1980 et sont encore en place aujourd’hui à Phnom Penh. En 1996, ils acceptèrent la reddition de leurs anciens maîtres, avec le risque de se retrouver dans le même panier que les principaux accusés !
De cette tragédie “sans importance” - l’expression est de l’écrivain britannique William Shawcross - aucune famille khmère ne sortit indemne. Le roi luimême, retenu en résidence (très) surveillée dans son palais, perdit cinq de ses enfants et quatorze de ses petits enfants.
Tour à tour, il a annoncé qu’il se rendrait, en tant que témoin, à ce tribunal - si on l’y conviait puis que sa présence ne paraissait pas souhaitable en raison du manque de fiabilité, d’objectivité et de compétence des juges cambodgiens qui en feraient partie. Au demier moment, il semble bien qu’il sera présent, selon ses dernières déclarations.
Le Souverain n’est certes pas hostile à l’idée d’un jugement, sous réserve qu’un tribunal réunisse toutes les conditions d’objectivité et d’indépendance, à la manière de la Cour pénale de La Haye sur l’ex- Yougoslavie. Mais il a toujours marqué sa préférence pour le concept de pardon et de réparation, plutôt que de réactiver une pulsion de vengeance qui comporterait le risque de rallumer la guerre civile en son pays déjà si meurtri. C’est dans cet esprit qu’il fut amené à proclamer une amnistie en faveur de son pire adversaire, l’ancien ministre du régime Khmer Rouge Ieng Sary. Et qu’il n’a cessé de préconiser que l’on rende hommage aux victimes, que l’on rassemble leurs ossements et qu’on les incinère à l’occasion de cérémonies religieuses, d’après une très ancienne croyance selon laquelle les âmes des défunts de mort violente viennent tourmenter les vivants aussi longtemps qu’on ne les honore pas. Des esprits chagrins ont vu dans cette proposition une manière d’éliminer toutes traces des atrocités commises ; à quoi il est facile de rétorquer qu’entre-temps des monceaux de documents photographiques et autres ont pu être réunis, en particulier par le Centre de documentation sur le Cambodge que dirige M.Youk Chhang.
Ce projet de tribunal pour juger les crimes commis par les Khmers Rouges ne date pas d’hier ; il fut dès longtemps élaboré par une poignée d’intellectuels et d’universitaires américains qui ont collecté des fonds destinés à accumuler les preuves d’un génocide - le terme “politicocide” nous paraissant plus approprié. Les Américains ont ceci de particulier qu’ils veulent instaurer des tribunaux internationaux aux quatre coins de la planète, pour y juger des dictatures ou pouvoirs forts qu’ils ont eux-mêmes installés ou encouragés ou un temps aidés, et puis qu’ils ne jugent plus conformes à la défense de leurs intérêts. Il en fut bien ainsi du Kampuchea Démocratique et de sa principale composante Khmere Rouge admis à l’ONU et reconnus un temps à Washington comme État et régime légitimes. Mais ils ne veulent surtout pas d’un tribunal international qui jugerait des citoyens américains !
Les derniers développements extrêmement négatifs de l’intervention américaine en Irak font dire à une personnalité proche du roi du Cambodge que le procès visant les Khmers Rouges, n’aura pas lieu. Déjà, l’un des principaux accusés, M. Khieu Samphan, a annoncé la couleur en publiant(1) un ouvrage dans lequel lui-même et son ancien camarade de classe à Paris, l’avocat Jacques Vergès, annoncent la couleur : si ce tribunal se met en place, ce sera le procès de l’impérialisme américain !
L’une des conditions indispensables à l’ouverture et au fonctionnement de ce tribunal international est qu’il soit approuvé par l’Assemblée Nationale cambodgienne et avalisé par un gouvernement cambodgien légal. Ce qui, au moment où nous écrivons ces lignes - fin août 2004 - est loin d’être le cas !
La souveraineté du Cambodge contemporain demeure encore fragile. Après l’intervention de l’APRONUC jusqu’en 1993, ce pays bénéficie d’une aide internationale importante, reconduite tous les ans par des conférences restreintes réunissant les principaux donateurs et des ONG, et qui siègent tantôt à Paris, tantôt à Tokyo.
Or le Cambodge est toujours tributaire pour sa reconstruction et son développement du soutien technique et financier de la communauté internationale. Par delà des progrès importants réalisés dans certains secteurs d’activités - tourisme, agriculture, hévéaculture - il ne parvient pas à éradiquer durablement une très grande pauvreté qui conceme 43% de sa population - contre 36% deux ans plus tôt.
D’autres fléaux, régulièrement dénoncés par le roi : les bas salaires dans la fonction publique, leur corollaire, la corruption, les inégalité croissantes de revenus, l’insécurité, les trafics de drogue, etc. en font toujours l’un des pays les moins avancés d’Asie et du monde.
La cohésion nationale autour d’un programme de développement plus en phase avec les ressources du pays et le bien-être général de la population, le respect des grandes conquêtes de l’indépendance, de la souveraineté, de l’intégrité territoriale de la nation, sont les exigences rappelées et soulignées sans cesse par le Roi Norodom Sihanouk, lequel redoute un avenir fort compromis par les zizanies intestines à la merci d’ambitions extérieures.
Qui plus est, l’avenir des institutions monarchiques s’avère très incertain.
Il fut un temps où le slogan : “le Cambodge s’aide lui-même”, invitait les Khmers de toutes conditions à prendre leur destin en mains. Aujourd’hui, si certains Cambodgiens savent fort bien s’aider eux-mêmes, ils trouvent difficilement les voies d’un destin national à [soutenir(?)].
[*] PPC = Parti du Peuple Cambodgien, nom donné au Parti Révolutionnaire du peuple du Kampuchea, parti communiste cambodgien qui a dirigé le pays de 1979 à 1991 avant de se transformer en PPC. Le président en est actuellement M.Chea Sim, et le secrétaire M. Hun Sen.
[**] FUNCINPEC = Front UNi pour un Cambodge INdépendant, NEutre et Coopératif. Fondé en 1981 par Norodom Sihanouk et présidé par le prince Norodm Ranariddh. Le roi N.Sihanouk n’a plus aucun rôle dans ce parti qu’il a pourtant fondé, notamment depuis que cette formation a absorbé les militants du Front National de Libération du peuple Khmer, fondé et présidé par M.Son Sann, aujourd’hui décédé.
[***] PSR = Parti Sam Rainsy, du nom de son fondateur, qui a fait sécession du FUNCINPEC. Aujur’hui le PSR est le seul parti dans l’opposition, après avoir tenté en vain d’être associé à l’actuel gouvernement.
[****] APRONUC = Autorité PROvisoire (15/3/1992-24/9/1993) des Nations Unies au Cambodge, instituée par les Accords de Paris sur le Cambodge le 23/10/1991.
[1] adresse de ce site : http://www.norodomsihanouk.info/Messages
[*****] FULRO = Front Uni de Libération de la Race Opprimée.