Une belle voie... mais qui reste à percer

LECTURES
par  M.-L. DUBOIN
Publication : octobre 2004
Mise en ligne : 5 novembre 2006

La gauche a-t-elle encore quelque chose à dire ?… Y a-t-il place aujourd’hui pour un projet politique ? Les partis semblent ne pas avoir le courage de répondre à ces questions. Ils se contentent d’attendre qu’une sanction frappe l’autre camp. En particulier, les partis de gauche n’ont plus ni vision du monde, ni doctrine, ni projet, ni programme ; ils n’ont que des postures. Et pourtant, jamais la politique n’a été plus nécessaire. » Le responsable de la vente du dernier livre de Jacques Attali, La voie humaine [1], a su rendre alléchante sa “quatrième de couverture”.

Effectivement, les trois quarts de ce livre portent un regard très lucide sur “le monde tel qu’il vient” s’il poursuit son évolution sans changer d’orientation. L’auteur fait preuve de tant d’intelligence et sa plume est si claire qu’on comprend vite comment la démocratie et le marché, s’étant d’abord développés de façon complémentaire, ont bifurqué au point de s’opposer aujourd’hui. C’est le marché qui l’a emporté, et la société de marché s’est transformée en société de marchandises et on est dans l’impasse de la socialdémocratie de marché. Le constat est brossé en quelques lignes lumineuses : « la victoire du marché sur la démocratie ôte aux nations les moyens de corriger la distribution inégalitaire des revenus et des patrimoines que laissent organiser les marchés… Alors que la démocratie confère le pouvoir politique à des majorités pauvres, le marché, lui, octroie le pouvoir économique à des minorités riches » et c’est ainsi, pour prendre au hasard un exemple cité, qu’en Grande-Bretagne plus du quart des enfants n’ont plus accès aux service publics de base. Et cette dégradation se poursuit puisque la croissance a lieu précisément là où le marché écrase la démocratie.

Le verdict est donc sans appel. Mondialisation des marchés et développement des technologies vont favoriser les activités illégales, des entreprises et organisations criminelles vont se doter de tous les attributs des États, les firmes créant leur propre monnaie. Les institutions internationales seront incapables d’empêcher ces situations (qu’elles auront largement contribué à créer), ni les désastres écologiques qui en résultent, les citoyens ne seront que les spectateurs d’une “comédie” qui leur donnera sans doute l’illusion d’êtres responsables, mais la démocratie ne sera plus qu’un leurre et les hommes politiques, des fantoches.

ALORS QUE FAIRE ?

La France était une nation forte et reste un des premiers bénéficiaires de la mondialisation. Mais les marchés vont bousculer sa culture. À force de négliger l’enseignement supérieur, elle recule déjà dans de nombreux domaines du savoir. Bref, son statut risque fort de voler en éclats et elle pourrait s’effondrer comme le reste de l’Occident. La France, résume notre auteur, hésite entre quatre destins : se crisper sur elle-même (les souverainistes), s’inscrire dans la mondialisation (les libéraux), mieux répartir les richesses en acceptant tous les risques de la société de marché (la social-démocratie de marché qu’Attali qualifie judicieusement de gauche maladroite et dont il fait ensuite le procès), ou une quatrième voie qu’il propose sous le nom de nouvelle social-démocratie et qui consisterait à « inventer enfin une autre façon de vivre ensemble qui permette de combiner ce que le marché a de meilleur et ce que la démocratie peut inventer de plus fort ». Cette description colle si parfaitement avec nos propositions que nous avons été vivement attirés. Effectivement, on peut constater une grande convergence avec les concepts clés de cette “voie humaine”. D’accord pour voir le réseau compétitif céder la place à un réseau coopératif dont chaque membre a intérêt à ce que les autres membres possèdent aussi les biens essentiels, qu’il définit comme « l’ensemble des biens nécessaires à chaque personne pour pouvoir choisir librement son temps ». D’accord pour reconnaître l’importance du patrimoine relationnel de chacun et affirmer qu’à l’avenir, le premier des patrimoines sera l’appartenance à des réseaux, car si « pauvre, jusqu’ici, c’était ne pas avoir ; demain, ce sera ne pas appartenir » à un groupe, à un cercle familial, à une nation, etc. Oui aussi à une économie relationnelle fournissant des biens relationnels, gratuits ou non marchands.

DÉCEPTION

Mais, hélas, les “dix chantiers d’une nouvelle social-démocratie” qui sont énumérés ensuite sont bien insuffisants pour y parvenir ! Certaines pistes sont trop légèrement ébauchées. Il est dit, par exemple, qu’il faut maîtriser l’usage de l’énergie nucléaire, meilleur rempart contre l’effet de serre, et en éliminer efficacement les déchets… Point. Plus facile à dire qu’à faire !

On éprouve ensuite quelque inquiètude en lisant que la nouvelle social-démocratie doit, dans les secteurs où la gratuité n’est pas préférée, assurer à l’économie de marché les moyens d’être le plus efficace possible pour dégager le maximum de richesses marchandes à répartir entre tous. Comment ? — En créant un climat favorable à l’économie de marché, avec des règles durables, dans un environnement stable et une administration efficace par un État prévisible. On n’en sort donc pas ? Serait-ce que le passage de notre auteur à la Direction de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (la BRED, dont le but explicite était d’aider les pays de l’Est à aller vers une économie de marché) aurait définitivement placé une borne infranchissable dans son cerveau tellement brillant d’habitude ?

Certaines pistes sont d’abord attrayantes. On avait aimé l’annonce d’une économie relationnelle. Mais quand on découvre plus loin qu’il ne s’agit que d’« encourager fiscalement la création d’entreprises relationnelles, organisations civiques qui devront remplir des devoirs de solidarité, rendus nécessaires par la mondialisation et la précarité qui en découle », il faut bien en déduire qu’il s’agit de mettre notre pays sous un grand parapluie à l’abri d’une société de marché qu’on n’envisage pas de freiner. Alors ? Attali ne veut donc que rendre plus adroite “la gauche maladroite” et rester dans “la seconde voie” décrite plus haut ? La réorganisation du travail est proposée en ces termes : « Le travail doit être le lieu de la mise en œuvre des conditions nécessaires au “bon temps” ». Bon programme, puisque « chacun répartira plus librement les 100.000 heures qu’il devra encore consacrer tout au long de son existence au temps contraint », et qu’il faudra faire diminuer cette durée. Nous sommes preneurs. Preneurs également pour modifier autant la nature que la durée du travail et pour rendre responsables les différents acteurs de l’entreprise. Mais quand il est question ensuite qu’une meilleure gouvernance des entreprises conduise les conseils d’administration à décider d’une répartition plus juste des revenus, à compenser les délocalisations et à « réduire la part des revenus financiers par rapport aux revenus du travail », on découvre… que la montagne est en train d’accoucher d’une gentille souris.


[1« La voie humaine Pour une nouvelle socialdémocratie » par Jacques Attali, éditions Fayard, avril 2004, 200 pages, 15 euros.