Le travail, c’est la santé… ?

RÉFLEXIONS SUR LE TRAVAIL
par  J.-P. MON
Publication : octobre 2004
Mise en ligne : 5 novembre 2006

À Londres, une banque de la City vient d’engager un clown pour dérider ses traders stressés [1] ; aux États-Unis, des entreprises offrent des massages à leurs employés au lieu d’augmenter leurs salaires, d’autres leur proposent des séances de yoga ou de méditation ou encore des cours de taï chi ou de feng shui pour les aider à surmonter leur stress… Environ 20 % des salariés états-uniens ”bénéficient“ de tels programmes et les analystes de la société Market data Enterprises évaluent à 11,7 milliards de dollars le chiffre d’affaire de “l’industrie” de la gestion du stress. Cela fait aussi les affaires de l’industrie pharmaceutique dont les ventes d’antidépresseurs, d’anxiolytiques ou de somnifères augmentent d’année en année. (On observe le même phénomène en France où le marché des psychotropes est passé de 317 millions d’euros par an en 1980 à plus d’un milliard en 2001). Et, thème politiquement incorrect, nous ne disposons pas encore de chiffres sur le dopage des managers…

CADENCES INFERNALES

Aux États-Unis, comme partout dans le monde industrialisé, les travailleurs sont soumis à des cadences de plus en plus rapides, à une pression croissante. 62 % des travailleurs américains estiment que leur charge de travail s’est accrue durant les six derniers mois ; 53 % disent qu’ils sont submergés par leur travail et énormément fatigués. Même lorsqu’ils sont chez eux, restant toujours dépendant de leur téléphone cellulaire et de leur micro-ordinateur portable, ils ne se sentent jamais entièrement débarrassés de leur travail. À cela s’ajoutent l’insécurité de l’emploi l’augmentation du coût des assurances santé, les plans de retraite incertains. Pour beaucoup d’entre eux, le bureau est devenu un lieu d’angoisse.

DES FRAIS CONSIDÉRABLES

De telles conditions de travail coûtent, chaque année, aux États-Unis plus de 300 milliards de dollars en soins, absentéisme et développement d’une industrie de traitement du stress devenue nécessaire pour pérenniser une production élevée [2]. « Ces coûts importants ne concernent que les entreprises. Il faut y ajouter les frais mis à la charge des individus et de la société » [3]. Les salariés atteints de stress ont des dépenses de santé qui sont en moyenne 46 % plus élevées que celles des autres employés (ce qui correspond en gros à 600 dollars de plus).

Pourtant, la plupart des problèmes de santé liés au stress que l’on observe partout dans le monde restent, pour le moment, encore loin du phénomène connu au Japon sous le nom de “karoshi” ou “mort d’une overdose de travail”. Il n’empêche que, comme le constatent les analystes, les restructurations, la croissance rapide de certaines entreprises, l’externalisation, etc. – modes auxquelles certains attribuent la bonne santé économique américaine – se traduisent par une augmentation des jours de maladie, par l’allongement des hospitalisations, ou encore par de plus grands risques d’attaque cardiaque…

CROISSANCE DES EMPLOIS NON CONVENTIONNELS

« La carrière traditionnelle dans laquelle on progresse pas à pas dans une ou deux entreprises, c’est terminé » [4]. Aujourd’hui, un jeune américain ayant passé au moins deux années à l’université doit s’attendre à changer de travail au minimum une dizaine de fois avant sa retraite. Aux États-Unis, un travailleur sur quatre a un emploi précaire, y compris travail à temps partiel et emploi indépendant [5] et 4 Américains sur 10 travaillent maintenant essentiellement en horaires variables [6]. Les heures non conventionnelles incluent des soirées, des nuits, des changements d’horaires, des week-ends. Bref, il faut satisfaire les demandes d’approvisionnement et les clients à toute heure.

Ces emplois sont de plus en plus dévoreurs de temps. Selon le Bureau international du travail, aux États-Unis les salariés travaillent plus de 1 800 heures par an : 350 de plus que les Allemands et légèrement plus que les Japonais. Et grâce aux nouvelles technologies, « la distinction entre travail et temps non travaillé devient de plus en plus floue » [7]. Plus de 30% des employés se plaignent d’être toujours sous pression, et un quart de ceux qui ont été interrogés en 2002 disaient qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour effectuer la tâche qu’on leur attribuait [8].

Diverses enquêtes montrent que la situation ne s’améliorera pas : 62 % des travailleurs américains disent que la quantité de travail qu’ils fournissent ainsi que leurs responsabilités ont augmenté dans les six derniers mois et qu’ils n’ont pas pris la totalité des congés auxquels ils avaient droit l’an dernier. Rares sont ceux qui mettent en doute le fait que le niveau de stress est beaucoup élevé qu’il ne l’était peu d’années auparavant.

DU STRESS À LA MALADIE

Les sociologues et les médecins ont maintenant accumulé une abondante documentation concernant les effets du changement de la nature et de l’organisation du travail sur la santé. Des études entreprises sur de vastes bases de données américaines et scandinaves montrent notamment que les restructurations (ce qui, en clair, veut dire réductions d’effectifs) se traduisent par des troubles de santé tant pour les travailleurs licenciés que pour ceux qui ont conservé leur emploi. On constate ainsi que le risque de mourir d’une attaque cardiaque est deux fois plus élevé chez les employés qui ont échappé à une restructuration importante. Et, paradoxalement, dans des entreprises qui se sont fortement développées, on trouve, par rapport aux salariés des autres entreprises, 7% de plus de travailleurs qui prennent des congés de maladie de plus de 90 jours et 9% de plus qui sont hospitalisés pour une raison ou une autre.

On observe aussi des taux de cholestérol et d’hypertension beaucoup plus élevés parmi les employés des entreprises en cours de réorganisation. « Toute forme d’instabilité ou d’insécurité structurelle constitue un facteur de risque pour la santé des employés » [9].

Ces incertitudes ont, entre autres effets, celui de faire augmenter la consommation de médicaments… et, bien sûr, d’aggraver les maladies déjà présentes. Avec la destruction programmée de nos régimes de retraites, de notre sécurité sociale, de notre service de santé, et bientôt de nos services publics, il ne manquerait plus que le Medef et notre gouvernement réussissent à nous faire travailler plus… pour rattraper les Américains et adopter (leur système ?).


[1Le Monde, 12/08/2004.

[2Institut américain du stress de New York.

[3Steven L. Sauter, chef de la branche Sciences organisationnelles et facteurs humains de l’Institut national d’études de le sécurité et de la santé.

[4Richard Sennet, sociologue à l’Université de New York.

[5Étude récente de la Rand corporation.

[6Harriet Presser, Université du Maryland.

[7Donald I. Tepas, Étude des effets de l’excès de travail et du manque de sommeil sur la santé et la sécurité, Université du Connecticut.

[8Centre national de recherches sur l’opinion, Université de Chicago.

[9Hugo Westerlund, chercheur à l’Institut National de Médecine psychosociale de Stockholm.