Pauvres droits que les droits des pauvres !
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Publication : juin 2005
Mise en ligne : 1er novembre 2006
C’est assurément un mauvais conseil d’hygiène que de dissuader d’allaiter leurs enfants, pour leur donner du lait en poudre, des mères ne disposant, pour le dissoudre, que d’une eau polluée qu’elles risquent de ne pas faire convenablement bouillir. Quand il s’agit d’une campagne de publicité orchestrée par le candidat à la fourniture de ce lait en poudre, on peut aller jusqu’à penser que c’est un crime d’atteinte à la santé, voire à la vie d’autrui. Et avec préméditation plutôt que par imprudence, à moins qu’il n’eût aussi envisagé de leur vendre l’eau qui va avec [1], car la grande multinationale “Nestout”* vend de tout, donc de l’eau (d’après le Quid 2004, sous 75 marques différentes, dont Perrier et Vittel). C’était quand même courageux de la part d’un genevois de l’écrire. Il fut d’ailleurs poursuivi pour diffamation et, ce qui était moins courageux, condamné par la justice de leur commune patrie à payer des sommes importantes de frais de justice et de dommages et intérêts. Mais c’est grâce à cela que j’ai découvert l’existence de Jean Ziegler.
* DES CHIFFRES
Voici les chiffres donnés par Jean Ziegler sur cette multinationale pour 2003 : – 275.000 employés dans le monde,
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Je suis heureux que sa notoriété et son influence se soient, depuis, étendues, et de le retrouver chargé par les Nations Unies d’un rapport sur le droit à l’alimentation. Mais qu’en feront-elles, face à d’autres droits brandis haut et fort comme le droit de propriété ou le droit à la liberté du commerce ?
Au Siècle des Lumières, un philosophe méconnu, Bonnot de Mably, avait déjà décelé que si tout le monde disait vénérer le Droit et la Liberté, il n’y avait dans les faits que des droits et des libertés entre lesquels chacun choisissait selon ses préférences. Ainsi accusait-il déjà la liberté du commerce, montrant qu’elle avait conduit à la colonisation et la colonisation à l’esclavage, qu’elle était donc antinomique d’autres droits et libertés bien plus fondamentaux.
À la lecture du nouvel ouvrage de Jean Ziegler, L’empire de la honte [2], on a de même le sentiment que, dans le système capitaliste d’aujourd’hui, le droit dominant qu’est le droit de propriété est en mesure d’abolir tous les autres.
Par exemple, si vous portez atteinte au monopole que des laboratoires se sont arrogé sur certains remèdes grâce à de sacro-saints brevets, vous risquez de graves ennuis, mais eux ont parfaitement le droit de condamner à une mort certaine les pauvres qui ne peuvent se les procurer au prix qu’ils imposent, en empêchant tout à fait légalement la fabrication de produits similaires à des prix qui leur soient accessibles. Toutefois, lorsque peu après le “11 septembre” Georges W. Bush a été pris de panique en voyant se profiler une possible attaque terroriste à l’anthrax, apparemment l’acte isolé et sans suite de quelque savant dérangé issu de ses propres laboratoires, il a immédiatement ordonné la fabrication massive d’un vaccin… sans se soucier de problèmes de brevets.
L’arrêt de la publicité incitant les mères à substituer le lait en poudre à l’allaitement maternel n’a pu être obtenu de façon légale, mais seulement par le boycott, lequel comporte aussi des risques. On a vu récemment l’Association Agir Ici lourdement condamnée pour avoir boycotté les feux d’artifices de deux entreprises qu’elle accusait de fabriquer aussi des mines antipersonnel.
Je ne vous donne ici que mon sentiment général. Impossible de commenter tous les sujets abordés dans cet ouvrage : les 780 milliards de dollars de dépenses militaires annuelles, les dépenses beaucoup moins élevées, mais qu’on refuse de faire, qui permettraient d‘éliminer la faim, l’analphabétisme, ou de donner à tous l’accès à l’eau potable, la toute puissance des multinationales et, fort heureusement, la résistance qui se dessine.
Jean Ziegler y fait également ce magnifique éloge de l’utopie :
« Au centre de toutes les prédications, de tous les livres, de tous les préceptes mis en forme par Joachim de Flore, Giordano Bruno et Thomas More, il y a le droit au bonheur…
« U-Topia. Le Non-Lieu. Ou plus précisément : le lieu, le monde qui n’existe pas encore.
« L’utopie est le désir du tout autre. Elle désigne ce qui nous manque dans notre courte vie sur terre. Elle embrasse la justice exigible. Elle exprime la liberté, la solidarité, le bonheur partagé dont la conscience humaine anticipe l’avènement et les contours. Ce manque, ce désir, cette utopie constituent la source la plus intime de toute action humaine en faveur de la justice sociale planétaire. Sans cette justice, aucun bonheur n’est possible pour aucun d’entre nous. »
[1] Trop cher pour ceux qui en auraient besoin ! Je viens de constater en Thaïlande qu’un demi-litre d’eau en bouteille était vendu sept fois le prix d’un bol de riz, le tiers du prix d’un litre d’essence.
[2] publié chez Fayard.