L’heureuse évolution de M. François Perroux


par  A. R.
Publication : novembre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006

M. François Perroux est le maître à penser de tous ceux qui, dans les Facultés de droit et des Sciences économiques, enseignent et apprennent l’économie politique. Son oeuvre immense a une influence considérable sur plusieurs générations d’économistes. C’est la base de toute culture économique sérieuse, la base de toute science, presque la science elle-même. Voici ce qu’il écrivait dans son livre « La Valeur » en 1943 :

« Les doctrinaires français de l’abondance, montrent qu’ils sont peu familiarisés avec le rudiment économique en même temps que médiocrement sensibles à l’évidence. Leur raisonnement conduit à l’erreur par l’enchaînement du reste peu rigoureux de trois propositions.

- L’abondance supprime la valeur. Formule indéterminée tant que l’on ne sait pas avec précision ce qu’il faut entendre par abondance. L’abondance absolue, c’est-à-dire un état dans lequel tous les biens sans aucune exception seraient des biens libres est proprement impensable. Cette hypothèse implique que les besoins humains s’expriment comme une quantité fixe et immobile, et que le temps lui-même est un bien libre. Quant à l’abondance relative, elle ne désigne rien de plus qu’un état de l’approvisionnement jugé plus satisfaisant qu’un autre choisi arbitrairement comme point de comparaison. Entre « abondance relative » et « limitation moins rigoureuse » aucun criterium de distinction ne peut être fourni et la théorie dite de l’abondance perd alors toute spécificité. La confusion initiale se répercute sur les propositions consécutives.

- L’échange suppose la valeur. Donc l’abondance tue l’échange, et rend nécessaire une économie purement distributive. Veut-on dire simplement que les biens libres ne sont pas échangés ? Personne ne le conteste. Veut-on suggérer au surplus que la technique moderne conduit à un état où tous les biens sont libres ? On énonce gravement une puérilité et si, tant que l’homme et le monde extérieur sont ce que nous savons qu’ils sont, on pense que l’échange est éliminable, on énonce une contre vérité. Pas plus qu’ils n’ont médité profondément sur la valeur, les doctrinaires de l’abondance n’ont sérieusement analysé le contenu économique essentiel de l’échange ou du pouvoir de disposition. Ajoutons qu’ils n’ont pas compris la nature profonde du coût, comme le montre leur troisième proposition.

- Une économie sans effort est possible et les économies réelles se rapprocheraient de ce type sans les méfaits de l’économie de rareté. Il faut donc « déshonorer le travail » (Jacques Duboin). Recommandation de politique économique qui repose ou bien sur une banalité : la machine épargne l’effort humain, ou bien sur une erreur : la machine tombe du ciel, dans la cité de l’abondance, sans dépense de facteurs naturels, de travail et de temps, c’est-à-dire de biens qui sont tous soumis à la limitation.

- Les exégèses sur l’abondance ne sont finalement ni une doctrine, ni une théorie. Elles sont un cas. Il jette une lumière crue sur le caractère délirant des recommandations de politique économique que font nécessairement des hommes de bonne volonté qui n’ont pas jugé opportun de consacrer un minimum de temps à la théorie générale de l’activité économique. »

Suit un éloge de la rareté dont nous donnons quelques extraits :

« La rareté économique indépendante de la forme de chaque système est un rapport entre les biens limités et besoins pratiquement illimités. Elle est la réalité essentielle dans l’ordre économique et la relation la plus générale et la plus dépouillée sous laquelle notre activité appliquée à l’aménagement du monde extérieur puisse être saisie. C’est une relation majeure, soubassement de toutes les évaluations. »

Voici un deuxième texte du même auteur dans son livre : « La création collective dans l’économie de notre temps » (revue philosophique n° 4, octobre-décembre 1963, page 473 et S).

« Considérons les effets de l’automation. L’automation n’est pas l’automatisation de détail, mais le couplage de la machine de calcul, de la machine de contrôle et de la machine de fabrication. Cet ensemble ordonné pose dès maintenant, et avec une acuité non pareille, le triple problème de la surproduction, du chômage technologique, et de l’inégalité entre les statuts des divers salariés et des divers postes de travail. L’invention de nouveaux équilibres sociaux doit prendre la relève des spontanéités et des quasi-mécanismes économiques. En passant à la limite, on comprend la portée révolutionnaire de l’automation. Que l’on suppose la plus grande partie du travail d’exécution rejetée sur les esclaves mécaniques et confiée aux systèmes automatés. Un petit nombre de travailleurs et de contrôleurs des machines, hautement qualifiés, obtiennent avec un appareil perfectionné, tout le produit social. Ils produisent pour eux-mêmes et pour tous les autres. Oui sont les autres ? L’ensemble des travailleurs éliminés durablement par la technologie et l’ensemble des inadaptés, de ceux qui sont incapables, pour quelque raison que ce soit, de participer à la production sous ses formes nouvelles.

Si l’on persistait à juger d’après les critères économiques courants (pas de rémunération sans produit), cette masse d’individus devrait être éliminée sans appel. Si elle ne l’est pas, c’est par l’effet d’un principe de civilisation qui fonde une économie distributive ; il faut qu’il soit reconnu et pratiqué pour qu’une multitude d’individus qui ne participent plus à la production des choses, participent encore à la société des hommes. Telle est la dialectique d’une société des travailleurs sans travail. Dans la transition, la société fondée sur le travail est menacée de chômage massif...

L’économie occidentale est pensée et organisée selon le principe de la rareté. La valeur économique y naît d’un déséquilibre entre le nombre des emplois possibles et le nombre des biens présents. Cette rareté peut bien être considérée comme inéliminable théoriquement. EN FAIT les moyens de l’industrie permettent malgré les gaspillages des capitalismes historiques, d’envisager l’octroi à chacun d’un minimum vital et l’aménagement pour l’avantage de tous de zones de gratuité. L’économie de l’abondance est devenue une idée force que parce qu’elle peut être réferrée à des réalités et à des tendances observables. »

De 1945 à 1963, en vingt ans le professeur Perroux a quand même progressé.

Mais qu’a-t-il donc enseigné pendant 20 ans, au Collège de France ? Aujourd’hui il revendique volontiers la paternité des idées nouvelles de l’économie d’abondance. Qui s’en étonnera ?

par A. R. licencié en Droit et des Sciences économiques, élève de A. VEXLIARD

N.B. Notre camarade est tout surpris que M. François Perroux, professeur au Collège de France, n’ait pas fait allusion dans son second livre, au Mouvement Français pour l’Abondance. Rien d’étonnant, comme beaucoup de mortels, il prend son bien où il le trouve.