Les analyses du Professeur H. Marcuse
Publication : novembre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006
Son oeuvre a eu beaucoup de retentissement parmi les jeunes. On prétend qu’elle inspira les provos d’Amsterdam, puis les étudiants allemands qui manifestèrent à Berlin, enfin les nôtres au cours de mai et juin. Son principal livre : « L’Homme unidimensionnel » a été traduit en français (Editions de Minuit).
H. Marcuse est né à Berlin en 1898. Ayant adhéré au parti social-démocrate, il passa en Suisse lorsque l’hitlérisme faisait des progrès en Allemagne. Il se fixa ensuite à Paris où, disciple de Heidegger, il soutint une brillante thèse sur Hegel. Mais on verra plus loin que c’est surtout de Freud et de Marx qu’il se réclame. Enfin quand Hitler menaça d’envahir la France, il estima prudent de s’installer définitivement aux Etats-Unis. D’abord attaché à l’Université de Harvard, il est maintenant professeur de Philosophie et de Politique à l’Université Brandeis, à Boston.
H. Marcuse est donc un philosophie, l’ami de la sagesse disait déjà Pythagore. En cette qualité il devrait avoir connaissance de toutes choses. Mais est-ce possible au XXe siècle, les connaissances étant devenues si nombreuses, que chacun est obligé de se spécialiser ?
Cependant si j’insiste, c’est que le professeur Marcuse s’exprime en langage philosophique, lequel est si curieusement ésotérique, qu’on s’en aperçoit déjà dans la préface de l’édition française, revue par l’auteur :
« La meilleure satisfaction des besoins est certainement la tâche et le but de toute libération, mais, en progressant vers ce but, la liberté elle- même doit devenir un besoin instinctuel et, en tant que telle, elle doit médiatiser les autres besoins aussi bien les besoins médiatisés que les besoins immédiats. Il faut supprimer le caractère idéologique et poussiéreux de cette revendication la libération commence avec le besoin non-sublimé, là où elle est d’abord réprimée. En tant que telle elle est « libidinale » : Eros en tant que vie (Freud), contre-force-primitive opposée à l’énergie instinctuelle agressive et destructive et à une activation sociale. », Un esprit taquin n’aurait-il pas envie d’ajouter : et voilà pourquoi votre fille est muette ?
Les 280 pages de « L’Homme Unidimensionnel » sont un dur réquisitoire contre le système économique actuel des Etats-Unis, mais on peut l’appliquer également à celui de toutes les nations hautement industrialisées ; en fait c’est le capitalisme, dans sa plus récente évolution, que l’auteur met en accusation. Il le désigne sous des noms différents : « la société d’abondance », ou « la société de consommation » ou encore « la société industrielle avancée ».
A ses yeux l’abondance, conséquence d’une grande productivité, n’apporte aux hommes ni la liberté ni la paix. Au contraire les difficultés croissantes qu’on éprouve à écouler l’abondance, provoquent une publicité incessante dans la presse, la radio et la télévision. Elle nous emplit à la fois les yeux et les oreilles, avec la volonté de nous créer de faux besoins et d’obtenir die tous les hommes une obéissance passive. A cette intention ce qu’on appelle vulgairement lie bourrage de crâne est scientifiquement pratiqué. Il convient surtout de nous faire peur. On brandit donc le spectre du communisme qui veut nous dépouiller de tout ce que nous possédons, et le spectre de l’U.R.S.S. qui guette l’occasion de nous exterminer corps et biens.
Quel merveilleux emploi de la technique que la construction d’armes de plus en plus meurtrières ; le budget de l’armement et surtout celui de la bombe atomique sont hors de proportion avec les besoins d’une sauvegarde qui, en réalité, est quasi-inutile. Mais H. Marcuse estime qu’il importe de faire croire au bon public qu’il vit encore à l’heureux temps des Barbares.
Il écrit page 76 : « Les institutions libres rivalisent avec les institutions autoritaires, pour faire de l’Ennemi un force mortelle à l’intérieur du système. Et si cette force mortelle stimule la productivité et les initiatives, ce n’est pas seulement parce que le « secteur » de la défense acquiert une importance et une influence économiques décisives, c’est parée que la société dans son ensemble devient une société de défense, car l’Ennemi est là en permanence. Il n’apparaît pas incidemment dans des moments de crise, il est présent dans l’état normal des affaires. Il est aussi menaçant en temps de paix qu’en temps de guerre (il est peut-être plus menaçant en temps de paix) ; il a ainsi une place dans le système, c’est un élément de cohésion...
Et cinq lignes plus loin : « L’Ennemi est le dénominateur commun de tout ce qui se fait et de tout ce qui ne se fait pas. »
Pour ce qui est des besoins réels, on les dévie intentionnellement pour en faire des besoins factices, la satisfaction de ceux-ci étant nécessaire pour maintenir un soi-disant équilibre économique, lequel serait un mythe si l’Etat n’intervenait pas à tout bout de champ. Le public accepte alors d’un coeur léger le gaspillage et la destruction des produits alimentaires excédentaires...
H. Marcuse remarque page 82 : « De même que les gens savent ou sentent que les annonces publicitaires, les plateformes politiques ne sont pas nécessairement vraies ou justes et qu’ils continuent pourtant de les écouter et de les lire, qu’ils vont mérite jusqu’à se laisser guider par elles, de même ils acceptent les valeurs traditionnelles et ils en font une part de leur matériel mental. Si les communications de masse confondent harmonieusement, et souvent de manière subreptice, l’art, la politique, la religion, la philosophie et le commerce, elles n’en réduisent pas moins ces doaines culturels à un dénominateur commun : la forme marchande. La musique de l’âme est aussi une musique commerciale. Seules comptent les valeurs d’échange et toute autre rationalité doit lui céder. »
Ainsi donc, nous sommes si bien endoctrinés que les élections ne signifient plus rien, car les électeurs éprouvent le sentiment d’être dominés, dépassés par les événements. Dans ces conditions comment soutenir qu’ils ont la liberté de leur choix ? En définitive, l’abondance a créé le totalitarisme démocratique (sic).
De plus un contrôle rigoureux de l’opinion s’acharne à faire croire aux masses populaires, que l’état de fait actuel est le seul possible, et le seul légitime par la simple raison qu’il existe dans toutes les nations modernes. Enfin les forces de pression sont devenues si puissantes, qu’elles sont entrées dans les replis les plus profonds des individus.
On devine la question du lecteur : beaucoup de ces critiques sont fondées, mais quelles sont les conclusions du professeur H. Marcuse ? On les cherche vainement dans les 10 pages du dernier chapitre de son livre. Certes il reconnaît qu’un changement est nécessaire, mais il écrit que prendre conscience que l’état de choses est néfaste, cela sert à rien... Et il ajoute : « Etant damé les tendances totalitaires de la société unidimensionnelle, les formes et les moyens traditionnels de protestation ont cessé d’être efficaces. Ils sont peut-être même devenus dangereux parce qu’ils préservent l’illusion de la souveraineté du peuple. »
Alors quoi ? Voici la réponse : « Cependant, au-dessous des classes populaires conservatrices, il y a le substrat des parias et des « outsiders », les autres races, les autres couleurs, les classes « exploitées » et persécutées, les chômeurs, et ceux qu’on ne peut pas employer. Ils se situent à l’extérieur du processus démocratique ; leur vie exprime le besoin le plus immédiat et le plus réel de mettre fin aux conditions et aux institutions intolérables.
C’est tout, mais n’est-ce pas bien peu ?
Je me permets donc une observation. Le raisonnement du professeur H. Marcuse est celui d’un philosophe dont la réputation est amplement méritée. Cependant un point lui a échappé : c’est l’importance de la misère dans le pays qu’il habite, les Etats-Unis. Il est vraisemblable qu’au moment nu il écrivit son livre, elle n’était pas aussi évidente que lorsque le Président Johnson déposa son fameux projet de loi intitulé : Guerre à la pauvreté ! Il concerne un peu plus de 32 millions d’Américains, soit 16 % environ de la population du pays le plus riche du monde. Or l’abondance existe aux Etats-Unis, le professeur H. Marcuse l’a lui-même constatée.
Cependant un économiste averti eut remarqué que cette abondance n’a été créée que grâce à une prodigieuse technicité, et au détriment du très grand nombre de travailleurs qui furent éliminés. Plus on produit de richesses, moins on distribue de pouvoir d’achat. Le capitalisme ressemble beaucoup aujourd’hui à certain animal mystérieux des anciens, le catablépas ; il avait pris la mauvaise habitude de manger ses pieds pour se nourrir. C’est pour pallier l’insuffisance grandissante du pouvoir d’achat, que les gouvernements fabriquèrent toujours plus d’armements. Ceux-ci sont pain bénit puisqu’ils créent et distribuent du pouvoir d’achat sous forme de salaires et de profits, sans rien apporter à vendre sur des marchés déjà saturés.
Bien plus les armements apportent des commandes à un grand nombre de secteurs industriels. Citons l’automobile, l’aéronautique, la fonderie, les aciéries, le génie civil, la construction navale, les carburants, le caoutchouc, l’industrie chimique, le cuir, les textiles, les télécommunications etc.
Enfin lorsque l’arme nucléaire fut inventée, d’autres secteurs industriels s’y intéressèrent. Quelle manne ! Sept milliards d’anciens francs par heure du Jour et de la nuit, fêtes et dimanches compris, pour l’ensemble des nations. Tel est le chiffre que les peuples prétendus civilisés, consacrent à semer la mort. Ce chiffre doit être exact, car il a été calculé par la Société des Nattions. A eux seuls, les Etats-Unis y consacrent pus de la moitié de leur budget.
Pour nous résumer, disons que le professeur H. Marcuse a fait naître une équivoque en parlant de notre « société de l’abondance ». Elle n’est pas réalisée. Nous vivons dans une économie édifiée dans la « rareté », où l’apparition soudaine de l’abondance a créé un peu plus de désordre. En second lieu, le jeu capitaliste élimine aujourd’hui toujours plus de joueurs. N’est-ce pas l’heure de la « mutation » qu’annoncent les gouvernements et beaucoup d’économistes ?
L’essentiel et que cette « mutation » s’opère dans l’ordre. Pour cela il faut faire comprendre aux jeunes que tout est à pied d’oeuvre pour créer la vraie civilisation : celle où l’homme n’est plus condamné à gagner sa vie !