Alfred s’en va-t-en guerre mironton mirontaine
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Publication : octobre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006
Alfred Sauvy part en guerre contre l’abondancisme... bien que les événements donnent de plus en plus raison à l’école économique fondée par Jacques Duboin ! Nous allons utiliser les flèches ébréchées et les pétards mouillés de notre illustre adversaire pour étaler au grand jour l’incroyable ignorance, la déficience mentale et la faiblesse d’imagination des défenseurs du profit, ennemis jurés d’une économie humaine et, par conséquent, ennemis de l’homme. Voici le premier coup de tromblon de notre héros, embusqué dans les colonnes de « La Dépêche du Midi » du 3 juillet dernier :
Richement nourri de fausses idées sur l’abondance, le Fiançais, même cultivé, ignore les faits économiques tout autant que les mécanismes élémentaires. Nombreux sont ceux qui considèrent les exportations comme un moyen d’écouler au dehors des excédents encombrants.
Abondancistes, mes amis, nous sommes des ignorants, et nous allons voir ci-dessous comment l’analyse nous conduit à une idée fausse :
Les producteurs de noix, par exemple, exportent une partie de leur production pour en tirer un profit. Si la vente au dehors ne leur procurait pas de profit, il est certain qu’ils cesseraient d’exporter. Les producteurs n’ont donc qu’un seul but en exportant leurs produits : leur profit. Cependant, l’exportation de noix ne prive pas les Français d’un seul de ces fruits oléagineux, il n’y a pas pénurie, nos compatriotes mangent toutes les noix qu’ils désirent, à condition, bien entendu, qu’ils aient l’argent nécessaire pour se les procurer. Le marché français est suffisamment approvisionné de noix pour satisfaire tous les besoins solvables habituels. Toutes celles qui sont exportées peuvent donc être considérées comme « excédentaires ». Si cet excédent était mis sur le marché intérieur au lieu d’être exporté, il y aurait excès de l’offre sur la demande et les prix baisseraient. Il pourrait même arriver aux noix la même aventure qu’en ce moment aux tomates, aux abricots, aux pêches, etc., l’effondrement des cours, c’est-à-dire un prix de vente égal ou inférieur au prix de revient et plus de profit. Il faut donc réduire la production et, en attendant, détruire les « excédents » pour faire remonter les cours, ou mieux, les écouler au dehors, si possible, avec profit. Ce qui est vrai pour les noix est également vrai pour toutes les marchandises. Conclusion : les exportations sont un moyen d’écouler au dehors les « excédents », qui sont encombrants en ce sens qu’ils exercent une pression sur les prix, dans le sens de la baisse, ce qui amenuise le profit. Tel est un premier but des exportations : assurer des profits aux producteurs en élargissant les marchés, c’est-à-dire en écoulant au dehors ce qui ne s’écoulerait pas au dedans.
Si cette conclusion est bien l’expression de la réalité, que faut-il penser d’un docteur ès-sciences économiques qui qualifie d’idée fausse un mécanisme économique aussi élémentaire ?
Mais les exportations ont un deuxième but, bien connu des abondancistes. M. Sauvy l’expose dans les termes reproduits ci-dessous, après avoir rappelé que la France importe du coton, de la laine, de l’huile, du café, de l’essence, du cuivre, du jute, du plomb, du zinc, du bois, des demi-produits, des machines, etc. :
L’arrêt ou même le ralentissement de ces importations signifierait l’asphyxie économique, un effondrement sans précédent, avec répercussions sanitaires graves, sans parler des troubles politiques. (...) Pour importer tout ce nécessaire, il faut exporter, car en économie, on n’a rien pour rien. Si la France n’exportait plus ou exportait moins de produits chimiques, de voitures, de journées d’hôte !, etc. toute la vie du pays serait en cause, notre économie s’arrêterait comme un puissant moteur privé d’essence.
Le rôle d’un économiste digne de ce nom serait précisément de rechercher la cause première de l’arrêt ou du ralentissement des importations, afin de supprimer cette cause et ses funestes effets. Puisqu’il y a carence stupéfiante de la part des économistes distingués, les abondancistes se sont livrés à cette recherche, et nous allons l’exposer une fois de plus. ` Constatons auparavant que de nombreux pays sous - développés d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, qui n’ont rien ou peu de chose à exporter, ne peuvent pas, de ce fait, importer ce qui est nécessaire à leur vie et à leur développement économique. Ils sont donc actuellement condamnés à un état d’asphyxie économique, d’effondrement social, de mauvais état sanitaire, de troubles politiques, de misère, de famine, d’émeute - et aussi de guerre civile, de sécession ou de diversion, comme c’est le cas partout dans le monde.
Quant aux pays bien équipés, la plupart, sinon tous, sont obligés d’exporter des produits manufacturés et agricoles pour pouvoir importer des matières premières et autres marchandises. Ils se livrent donc une concurrence acharnée pour la conquête ou la conservation des débouchés, et d’autant plus impitoyable que les progrès techniques engendrent de plus en plus d’abondance. Quand un pays bien équipé ne peut plus, par suite de la concurrence internationale, exporter suffisamment pour compenser toutes ses importations, il exporte l’or détenu en réserve par sa banque centrale. Et quand il n’a plus d’or, il importe moins et c’est alors que commence l’asphyxie économique, accompagnée de son terrible cortège de maux sociaux.
Mais les individus et les peuples ne se laissent pas passivement plonger dans la misère. Ils réagissent contre les conditions inhumaines qui leur sont imposées au sein d’un monde opulent. Par exemple, les Noirs américains réagissent par l’émeute et le pillage, les chômeurs allemands s’enrôlèrent en masse dans les troupes d’assaut hitlériennes. Pour éviter l’asphyxie économique de tout un peuple, les gouvernements réagissent par le seul moyen qui leur reste, la conquête de l’espace vital, c’est-à-dire la conquête des matières premières et des débouchés, sous un prétexte quelconque. Ce fut le cas, par exemple, du Japon (Mandchourie en 1934 et Sud-Est Asiatique en 1941), de l’Italie (Ethiopie en 1936), de l’Allemagne (Autriche, Tchécoslovaquie, Pologne en 1939 et 2e guerre mondiale).
Tous ces maux, de l’asphyxie économique à la guerre, provoqués par insuffisance de biens de consommation ou d’équipement, sont d’autant plus affligeants que le monde possède, dans son ensemble, les moyens de satisfaire très largement, et même richement, tous les besoins essentiels de l’univers. Pour se faire une idée des immenses possibilités des moyens de production modernes, rappelons que le déluge d’armements, de fer et de feu créé pour tuer et détruire pendant la deuxième guerre mondiale, équivaut à la construction d’une villa meublée et équipée d’une façon moderne pour chacune des familles du monde entier ; un lit dans un hôpital moderne pour chaque malade ; la nourriture, le vêtement et les distractions au choix de chacun des trois milliards d’humains ; sans compter je ne sais plus combien de barrages, d’usines, d’écoles, d’universités, de centres de recherches, de milliers de kilomètres d’autoroutes, etc... Et depuis la guerre, il s’est écoulé 25 ans pendant lesquels la capacité des moyens de production a plus que triplé ou quadruplé dans les pays bien équipés, puisque, à ma connaissance, elle a doublé en France en 10 ans, de 1955 à 1965...
Mais des marchandises abondantes, susceptibles de mettre un terme aux maux sociaux, sont loin de s’écouler en totalité, car elles doivent être vendues à un prix suffisamment élevé pour assurer un profit. L’abondance est alors jugulée, de diverses manières : en ne produisant que ce qu’on espère vendre ; en limitant la production aux besoins solvables et non aux besoins réels ; par l’inaction de plus d’un demi-million de chômeurs français ; par la nécessité, pour quatre ou cinq millions de nos compatriotes, de se livrer à un travail inutile ou nuisible, par exemple en préparant la guerre ou en inondant notre pays d’alcool ; en détruisant et en laissant se détériorer ou se démoder les « excédents » invendus ; etc.
Et voici notre conclusion :
Quand les marchandises deviennent de plus en plus abondantes, et qu’elles ne peuvent plus être vendues avec profit en totalité jusqu’à satisfaction de tous les besoins réels, le moment est venu dans l’évolution du monde de remplacer le profit par un revenu social.
Malheureusement, nos contemporains agissent à contre- courant et assurent la survie du profit en luttant contre l’abondance. Nos économistes n’avouent jamais la lutte contre l’abondance, tant elle est monstrueuse et criminelle. Un ministre de l’agriculture, diplômé de l’ENA, qui « assainit » les marchés agricoles inflige le supplice de Tantale aux affamés du monde. La main qui arrose des aliments de mazout pour sauver le profit guide la main du garçon qui égorge ou éventre un autre garçon sur tel champ de bataille. Tout défenseur du profit prépare l’assassinat de ses propres enfants. Cela n’est pas de la littérature, mais l’expression imagée et simplifée de la réalité.
L’abondance et le profit sont deux ennemis qui ne peuvent coexister. Messieurs les économistes, vous avez choisi le profit qui empêche l’abondance de se manifester, ce qui maintient ou provoque l’asphyxie économique, la misère et la guerre.
Nous, abondancistes, avons, comme notre nom l’indique, choisi l’abondance et, par voie de conséquence, l’économie distributive, qui permettrait à l’abondance de se manifester et de s’écouler dans le monde. La répartition des richesses ne serait plus entravée par le profit, les échanges internationaux et le don aux pays insuffisamment développés pourrait se faire librement.
- Est-ce une utopie ?
- L’économie distributive est matériellement possible, mais elle est néanmoins une utopie, puisque nos contemporains, trompés par tous les Alfred Sauvy du monde, ne sont pas préparés à la transformation sociale, pourtant nécessaire et urgente, si nous voulons en finir avec le paupérisme et la guerre autrement que par le verbiage stérile et l’action sans efficacité de tous ces faux-bergers.
Pour M. Sauvy, professeur au Collège de France, l’économie distributive n’est pas une nécessité inscrite dans l’évolution du monde par la science et la technique, mais un rêve d’étourdis. Accordons-lui cependant le dernier mot :
Les idées étourdiment répandues à loisir sur l’abondance, la toute-puissance de la machine, l’économie pousse- bouton ont créé, chez les jeunes notamment, peu au courant des rouages profonds, des rêves sereins, des facilismes déconcertants auxquels les événements de mai sont loin d’être étrangers (sic).