La réforme universitaire ne pouvait pas résoudre le problème des jeunes
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Publication : octobre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006
On lira plus loin l’article de notre camarade Alexandre Vexliard sur la réforme de l’Université. Comme il est du bâtiment, son opinion mérite attention. Je me place à cet autre point de vue que voici : Quelque excellente ou défectueuse que soit la loi votée, même si son texte eut été encore plus copieusement amendé, elle ne pouvait résoudre le problème que pose le sort des jeunes. Que réclament—ils dans toutes les Universités ? Un débouché, c’est-à-dire la possibilité de se créer la situation qui permet de vivre. A ce sujet, pas d’équivoque, sans quoi la révolte qui gagna toutes les Universités d’Europe et d’Amérique, n’aurait eu aucun sens. Si cette revendication n’a pas été clairement exprimée, c’est que les étudiants sont plus ou moins imprégnés des écrits de Marcuse ; on détruit alors tout et l’on ne construit rien.
Les débats parlementaires, sur la réforme de l’enseignement supérieur, ont d’ailleurs fait preuve d’un souci dominant : garantira-t-elle un débouché à tous les étudiants ?
« Non, répondit d’abord M. Edgar Faure, l’Université n’est pas un bureau de placement. » Mais il ajouta : « L’Université orientera les étudiants vers des situations correspondant à leurs aptitudes et à leurs désirs. »
Evidemment orienter un étudiant vers une situation, n’est pas lui en fournir une. Mais l’opposition n’a pas entendu faire de différence, car M. Léo Hamon, professeur à la Faculté de Droit et des Sciences économiques à Orléans, parlementaire par surcroît, s’empressa de déclarer : « Il faudra bien en arriver à une organisation dans laquelle chacun sera conseillé et orienté vers ce pour quoi il est le plus apte et qui répond le mieux aux besoins. »
On voit que cet éminent professeur est intimement persuadé qu’il y aura toujours des emplois pour tous les étudiants, et que chacun trouvera celui pour lequel il est lie plus apte. Ce raisonnement était peut-être exact au début du siècle, mais aujourd’hui ?
M. Raymond Aron, autre professeur éminent, a donc fait des réserves concernant en particulier les étudiants de nos Facultés des Lettres, lesquels, a-t-il écrit, n’ont en fait qu’un seul débouché : celui de devenir professeur de Lettres. Comme ils constituent 32,6 % des étudiants de France, nous ne tarderons guère à posséder beaucoup plus de professeurs de Lettres que d’étudiants poursuivant des études littéraires. De leur côté, les étudiants inscrits dans nos Facultés des Sciences ne sont que 22,7 %, alors que le V, Plan prévoyait que leur nombre dépasserait 40 % ! Reconnaissons qu’une réforme de notre Université n’avait jamais été plus urgente...
M. Raymond Aron n’en critique pas moins celle qui vient d’être accomplie, et les reproches qu’il lui adresse furent repris par l’opposition : il faut remettre le projet du gouvernement sur le chantier, car la rénovation de l’enseignement supérieur dépend de la solution qui sera donnée à deux problèmes : celui de l’entrée (ou de la sélection), et celui de la sortie (ou des débouchés). Aussi M. Raymond Aron, dans une louable intention, donnait-il au Ministre de l’Education nationale le Plan d’une réforme digne de ce nom :
1°) régler l’accès de l’Université ; le baccalauréat ayant perdu toute valeur (sic) ;
2°) fournir un débouché à tous les diplômés ;
3°) enfin choisir les meilleurs pour les préparer à la recherche scientifique. Et l’éminent professeur ajoutait que la réalisation de ce plan assurerait la transfiguration du magicien en homme d’Etat. C’est sur ce mot aimable qu’il termina son article-fleuve dans « Le Figaro ». N’insistons pas sur la prétendue insuffisance du baccalauréat, mais un nouvel examen, subi deux mois agrès, serait-il vraiment plus concluant ? Enfin affirmer qu’une Université qui se respecte doit assurer un débouché à tout étudiant qui le mérite, est l’énormité qui fut répétée à satiété à l’Assemblée nationale ; n’est-ce pas basse démagogie ?
Si M. Raymond Aron n’était pas un ingrat, il remercierait le Ciel, chaque soir, de l’insigne faveur qu’il lui a accordée jusqu’ici : celle de ne pas être assis dans certain fauteuil de la rue de Grenelle. Ignore-t-il que tous les progrès techniques de notre temps consistent, non à créer des emplois, mais à en supprimer le plus possible ? Et à cet égard nous sommes sur la bonne route, car le général de Gaulle, dans une conférence de presse, n’a-t-il pas déclaré que notre industrie produisait trois fois plus qu’avant la guerre ? Or, a-t-elle exigé le triple de travailleurs ? Au contraire, le chômage n’a cessé d’augmenter. Le chef de l’Etat a dit aussi que notre agriculture, bien qu’exigeant moins de bras, avait presque doublé son rendement.
Dans les années à venir on fera mieux encore. Qu’on nous exotique par quel miracle les jeunes pourraient avoir tous un emploi, alors qu’on licencie constamment des adultes compétents, expérimentés, la production des richesses n’ayant plus besoin d’eux ? M. Raymond Aron prétendrait-il que le secteur tertiaire, celui des services, serait prêt à les accueillir ? Allons donc ! il est déjà trop plein...
A l’heure où nous commentons à utiliser l’informatique, la cybernétique, il est sûr que l’automation va fatalement progresser. Dans ces conditions, on doute fort que même une pythonisse s’aventurerait à prévoir le nombre d’emplois dont nous aurions besoin demain.
Le problème des jeunes est devenu insoluble dans notre système économique actuel. C’est pourquoi M. André Malraux répète qu’une « mutation » s’impose.
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Mais que devient l’Université dans cette « mutation » ? Son rôle devrait prendre une importance considérable. Ne parle-t-on pas constamment de la prochaine civilisation des loisirs ? Ici une précision est nécessaire : les loisirs n’ont jamais cessé d’exister pour un petit nombre de privilégiés, les « happy few » des Anglais. Sous la pression des progrès technologiques, d’autres loisirs firent leur apparition, mais par la porte basse du chômage : Ils accablent des malheureux qu’une allocation dérisoire maintient tout juste en-deçà de la misère la plus noire. Cependant, pour être dignes de définir une civilisation, les loisirs doivent être « heureux », c’est dire que qui en bénéficie est libéré du souci d’avoir à gagner sa vie. Constatez que chacun les dépeint déjà sous la forme qui lui paraît personnellement la plus séduisante : sports, beaux-arts, grands voyages agréables etc. Mais ne confond-on pas trop souvent loisir avec paresse, oisiveté ? S’étendre au soleil est délicieux, mais lasse vite... Au contraire existe-t-il plus grand plaisir que d’être agréablement occupé ? Si l’on y réfléchit le travail obligatoire devrait être retranché de l’existence véritable, seul le loisir compte ! De plus nous chérissons tous la liberté, n’est-il pas vrai ? Or, n’est vraiment libre que celui qui jouit du bien-être et de loisirs. Mais il est sûr qu’il doit être capable de meubler ses loisirs, sans quoi ils deviennent intolérables. Et voilà pourquoi le rôle de l’Université devient immense. Elle devra indistinctement dispenser la culture générale à tous les cerveaux : il suffira qu’ils soient fertiles. Comme l’a dit fort justement M. Edgar Faure : nous devons permettre à l’Université de limiter son accueil aux places dont elle dispose, mais l’Etat doit faire le nécessaire pour que tous les étudiants soient accueillis.