Au fil des jours
Publication : septembre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006
Pour certains journalistes français, les Etats-Unis sont le pays de la grande prospérité. Leur économie nous est donnée en exemple. En conséquence, à part la, quelques petites difficultés suscitées par les Noirs, la paix règne dans ce pays de Cocagne.
Il faut en rabattre : outre-Atlantique le revolver est roi. On abat froidement les hommes avec lesquels on n’est pas d’accord. A ce sujet, la presse américaine révèle un fait ahurissant.
On sait que les Américains ont pris part aux deux guerres mondiales : ils y ont perdu du monde. Mais ces pertes sont inférieures au nombre des assassinats commis sur leur territoire depuis le début du siècle.
***
Au cours de l’actuelle campagne présidentielle, un grand débat s’est ouvert sur la Pax americana. Il est né de la guerre du Vietnam où les Etats-Unis se prétendent chargés de faire la police dans le monde. D’éminentes personnalités affirment que ce n’est pas leur rôle.
A ce sujet l’éminent journaliste Walter Lippmann s’est montré sévère. L’obstacle à la paix, écrit-il dans Newsweek. n’est qu’une absurde fierté. On ne peut remporter une victoire impossible, ajoute- t-il, mais le Président Johnson ne daignera jamais en convenir, car il se croit infaillible . Nos troupes ne peuvent alors rentrer chez elles que victorieuses !
Il ferait mieux, ajoute Walter Lippmann, de se préoccuper de notre situation intérieure qui ne fut jamais aussi grave depuis un siècle. Nous sommes peut-être à la veille de la guerre civile : Blancs centre Noirs.
***
Ajoutons que la dernière encyclique papale a été fort mal reçue aux EtatsUnis, même par le clergé catholique. Il fallut interdire certains de ses membres. Le grand reproche tenait en peu de mots : il s’occupe de choses qui ne le regardent pas, ou encore : de quoi se mêle ce célibataire ?
***
On sait qu’une marche de la faim avait été organisée sur Washington. Des pauvres venus de tous les états de l’Union avaient réussi à gagner la capitale, où la municipalité leur avait réservé un terrain pour se reposer. - Mais ils n’avaient le droit de l’occuper que pendant un certain temps. Rapidement les pauvres y avaient édifié de nombreuses cabanes dont l’ensemble avait été baptisé un peu pompeusement la Cité de la Résurrection !
Newsweek nous apprend que le lendemain du jour où expirait l’autorisation municipale, 425 sergents de ville, casqués, armés de scies et de marteaux, démolirent la Cité de la Résurrection et en chargeaient les débris sur des camions. On juge du désarroi de ces pauvres gens. Pour hâter leur départ, d’autres policiers en arrêtèrent plus de 100. Mais 250 trouvèrent le moyen de se reformer derrière leur chef Ralph D. Abernathy, puis se dirigèrent sur le « Capitol » où siègent les élus municipaux. Là leur chef lut ce qu’il appela le testament de la cité de la Résurrection. En voici un résumé : « Nous sommes venus à Weshington pour signaler que les besoins des pauvres n’ont jamais reçu la plus petite satisfaction. Et pour dire aux Etats-Unis que leur politique consistant à tout donner aux riches et à tout refuser aux pauvres, finirait par une catastrophe !. » Ainsi se termina la grande marche de la Faim organisée par les pauvres de la nation la plus riche du monde.
Ajoutons que la réaction des jeunes de Washington fut immédiate. Dès le lendemain, quelques milliers d’entre eux brisaient les vitres et bousculaient les étalages de la 14e rue, la plus luxueuse de la capitale. Il fallut faire intervenir des forces importantes de police et même des détachements de la Garde Nationale !
Chose digne de remarque, nos grands quotidiens n’en ont rien dit. Quant à J.-J. Servan-Schreiber, peut-être y fera- t-il une allusion dans la prochaine édition de son livre « Le Défi américain »...
***
Rappelons que le projet de loi du gouvernement des Etats-Unis, intitulé Guerre à la Pauvreté, concerne un peu plus de 32 millions d’Américains. Mais ce projet de loi est resté « en carafe », car on ne peut pas le financer en même temps que la guerre au Vietnam et comme cette guerre peut durer indéfiniment, Walter Lippmann dixit...
***
L’I.N.S.E.E. a estimé que la production française avait subi, au cours des mois de mai et de juin, une perte de 1.500 milliards (anc. francs). Admirez ce chiffre rond, quelle merveille de précision.
Mais cette perte n’est en réalité qu’un manque à ;gagner. Remarquez, au passage, que nos magasins regorgent toujours d’autant de marchandises : il n’a jamais été question de restreindre les achats de la clientèle, et, si quelques milliers de riches Américains débarquaient demain en France, ils trouveraient à satisfaire leurs désirs les plus coûteux.
Quoi qu’il en soit, un effort supplémentaire de production nous échoit ; il va falloir retrousser toutes les manches. Qui parie qu’on n’embauchera pas un travailleur de plus ?
Au contraire, le gouvernement redoute une aggravation du chômage d’ici la fin de l’année. Et cette fois il voit juste.
La révolte des étudiants, contrairement à ce que croient beaucoup de parlementaires U.D.R., n’est pas un phénomène typiquement français. Des bagarres ont éclaté à Madrid, et aussi en Amérique du Sud : en Uruguay, au Pérou, Brésil, Venezuela, Chili, Colombie, Bolivie. Même à Cuba. Dans plusieurs pays les Universités ont été obligées de fermer leurs portes.
***
C’est aux Etats-Unis que les désordres ont commencé dès le mois d’avril, et ils n’ont pas cessé depuis lors.
En Allemagne, le calme n’est pas revenu dans les Universités.
***
Contrairement à ce que laisse entendre certaine presse, le problème des jeunes est très loin d’être résolu.
On croyait l’Académie Française absorbée à faire et à défaire son dictionnaire. Erreur ! Beaucoup de nos Messieurs ne se préoccupent que de problèmes économiques et confient au Figaro le fruit de leurs cogitations.
Ainsi M. Thierry-Maulnier (de l’Académie Française !) n’hésite pas à publier la lettre ouverte qu’il adresse aux Américains. On aimerait savoir s’ils en ont accusé la réception.
Pierre Gaxotte (de l’Académie Française !) écrit froidement que l’Université ne prépare que des chômeurs. Il a raison, mais déraille quand il incrimine la mauvaise orientation donnée aux étudiants : ils ne pourront pas trouver de débouchés ! On aimerait que Pierre Gaxotte (de l’Académie Française !) indiquât qu’elle serait, à son avis, la bonne orientation.
Ce n’est pas la faute de l’Université si les étudiants ne trouvent pas d’emplois, c’est qu’on n’a plus besoin d’eux. Voilà pourquoi ils se révoltent dans toutes les nations hautement industrialisées. La production scientifique devient de plus en plus automatique, et le secteur tertiaire est archi-plein. C’est la plus grande révolution de tous les temps. Mais est-ce une raison de se montrer grossier vis-à-vis de Cohn - Bendit ? Quelles vilaines manières a ce Monsieur Gaxotte (de l’Académie Française !) ...
Quant à M. Jules Romains (de l’Académie Française !), c’est dans l’Aurore, qu’il opère. Il tremble en pensant que les hommes deviennent . si nombreux que les cinq continents et tous les Océans seront incapables de les nourrir (sic). Mais que M. Jules Romains (de l’Académie Française !) ne songe pas à disparaître, histoire de faire un convive de moins... L’ami auquel il écrit tous les lundis dans l’Aurore ne s’en consolerait pas !
***
Avec quel courage M. Edgar Faure accepte de résoudre tous les problèmes de notre temps. Jamais il ne se dérobe. Il a déjà réussi à régler verbalement et momentanément celui de l’agriculture. Il résoudra de même celui de l’Université. Quelle trouvaille que ces e passerelles » qui permettent de « passer » d’une mauvaise orientation à une meilleure. Si l’on tombe de Charybde en Scylla, c’est, qu’on se sera trompé de « passerelle » !
***
Il y a pourtant de bonnes choses dans le projet de M. Edgar Faure, mais elles ont le don d’exaspérer certaines gens. Ainsi quand il propose que le latin ne soit plus enseigné en sixième, l’honorable M. Bayet, Président des Agrégés, entre en pâmoison. Cet homme n’a pas encore compris qu’il vivait au XXe siècle.
***
Une sage mesure que M. Edgar Faure devrait prendre : surveiller le sujet des narrations que les élèves ont à rédiger. En particulier : « Une bonne récolte réjouit le coeur du paysan », est un sujet interdit tant il est absurde. Autre sujet interdit : « Abondance de biens ne nuit jamais ». En revanche on peut leur substituer des sujets d’actualité, comme celui-ci : « L’austérité est la plus belle des vertus », ou encore : « Serrer sa ceinture est un devoir national. »
***
Notre franc lourd a été secoué, nos réserves d’or et de devises ayant fondu de presque un tiers en peu de jours. En conséquence, les touristes français ont eu la fâcheuse surprise de se voir refuser nos francs lourds par les garçons de café italiens et espagnols. A la banque, on les changeait à 10 et même 15 % de moins que le cours officiel.
On voit que notre franc lourd n’est guère plus solide que la livre sterling. Et le dollar lui-même est-il aussi invulnérable que les « experts » l’affirment ?
Le gouvernement français n’en a pas moins supprimé le contrôle des changes qu’il avait rétabli en toute hâte. Est-ce bien prudent ?
Quoiqu’il en soit, le mythe de l’or, cher à M. Jacques Rueff, vient d’en prendre un bon coup.
***
Dans le Figaro (15-7-68) a paru une dépêche d’Arles annonçant que des centaines de tonnes de fruits (pêches, poires, pommes) avaient été détruites au domaine de Chartrousse et au verger du grand Rhône, près d’Arles. On avait mobilisé des tracteurs pour écraser la plus grande quantité possible de fruits. « Paradoxalement », ajoutait le correspondant, les pêches ont encore été vendues de 0,50 à 2,40 le kilo en Arles.
Ce « paradoxalement » est ce qu’il y a de plus paradoxal dans cette histoire. N’est-ce pas parce qu’on avait détruit des tonnes de pêches qu’on avait pu vendre cher le petit nombre qu’on ne détruisait pas ?
Rappelons que les crédits destinés à « assainir » les marchés, ne cessent d’augmenter chaque année. Ils sont dix fois plus élevés qu’il y a dix ans.
Il faut reconnaître que produire pour détruire est lune politique très originale, car c’est l’évidence : plus nous produisons, plus nous détruisons ! Si c’est ça le progrès, à bas le progrès !