Si vis pacem


par  G. ALBERT
Publication : septembre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006

Je ne crois pas à la gloire dont nous avons paré les morts tombés pour nous sur nos champs de bataille, à la gloire de ces millions d’innocentes victimes baptisées par les survivants de morts au « champ d’honneur ». Car cette gloire, combien d’entre eux l’avaient volontairement cherchée et surtout désirée ? Nos champs d’honneur ne sont, hélas ! que des champs de carnage où nous avons donné libre cours à nos plus vils instincts. Bien qu’ancien combattant moi-même, je ne me suis jamais associé aux cérémonies officielles où les hommes d’Etat qui les lancèrent dans la guerre célèbrent leurs vertus qui n’eurent d’héroïque que leur passive obéissance à des ordres donnés par d’autres hommes, choisis pourtant par eux pour maintenir la paix. Aussi longtemps qu’à chaque anniversaire de leurs victoires, et parfois même de leurs défaites, nous abaisserons en grande pompe nos drapeaux sur leurs tombes, nos fils croiront, comme nous l’avons cru nous-même, qu’il est de leur devoir de préparer la guerre.

Au train dont se poursuivent, depuis plus d’un demi siècle, nos kermesses du souvenir, le calendrier n’y suffira bientôt plus, Pas un jour ne se passe sans qu’à la radio comme à la télévision on ne célèbre, et plutôt ’trois fois qu’une, matin, midi et soir, leurs plus humbles faits d’armes, sans qu’on ne commémore le centenaire, voire le cinquantenaire de la naissance ou de la mort de quelque illustre général ou maréchal décédé dans son lit, le tout accompagné d’un déploiement de force armée que l’Eglise bénit et d’ostentatoires remises de décorations à des héros futurs ou parfois oubliés au cours de précédentes distributions. C’est une intoxication continue, un perpétuel conditionnement des esprits auquel nul ne saurait échapper, pas plus les enfants que les hommes ou que ces mères à venir des soldats de demain qui défilent, elles aussi, en tenue de majorettes et battant la mesure au pas cadencé, dans les cérémonies de nos moindres villages. Une-deux, une-deux ; sonnez, clairons ; battez, tambours, pour tous ces morts dont pas un n’aura joui de cette gloire qu’ils n’avalent pas voulue et qu’on réserve aujourd’hui à leurs cendres.

Que l’homme ait toujours fait la guerre ; que, pour survivre, il ait toujours tué pour arracher à d’autres leur butin ou défendre contre eux le fruit de ses rapines, ne saurait justifier nos guerres d’à présent où vainqueurs et vaincus s’acharnent à détruire l’abondance créée par leur travail et leurs découvertes, cette abondance, qu’après l’avoir longtemps niée, ils se refusent à partager avec leurs frères.

La guerre n’a jamais eu de sublime que l’inconséquence et l’imbécilité des hommes qui la préparent et qui la font. Ils l’on faite jadis dans le stupide espoir de s’enrichir au préjudice de l’adversaire ; ils la font aujourd’hui avec la certitude de s’appauvrir. Car, devant l’effroyable efficacité de nos armes de guerre, jamais plus une nation vaincue ne sera capable d’acquitter la plus faible partie des dommages réclamés par le vainqueur sur des chiffons de papier, dont les signataires savent d’avance qu’ils n’honoreront pas leurs signatures.

L’article 231 du traité de VERSAILLES proclamait en effet que l’Allemagne étant la seule responsable du déclenchement de la guerre, elle seule avait l’obligation d’en réparer tous les dommages. Or, l’article suivant, l’article 232 !! n’en déclarait pas moins que ses ressources « étaient impuissantes à les couvrir toutes » comme elles seraient aujourd’hui impuissantes à couvrir la centième partie de toutes les destructions de la prochaine.

Les savants hommes d’état de la commission des réparations n’en avaient pourtant pas moins fixé à 132 milliards de marks or l’indemnité à payer par le vaincu ! Je laisse à ceux de nos lecteurs qui sont forts en mathématiques le soin de calculer à combien s’élevait, en anciens francs, cette indemnité qui dépassait, et de beaucoup, le montant des réserves d’or que pouvait encore posséder l’Allemagne après quatre ans de guerre et de destructions. Ce n’est d’ailleurs jamais avec l’or que la guerre se paie, mais avec le sang des morts et la sueur des survivants condamnés au travail, au travail forcé de la reconstruction.

Le traité de Versailles ne fut donc qu’une immense duperie comme le seront les traités à venir, si tant est qu’on se donne dorénavant la peine de les signer.

Mais au fait, en quoi tuer un inconnu sur le champ de bataille diffère-t-il du plus vulgaire des meurtres accomplis dans la rue ? En quoi le génocide perpétré au Vietnam est-il moins ignoble que celui voulu par un Hitler et de quel droit, naturel ou divin, certains de nos élus se permettent-ils de faire de leurs concitoyens des meurtriers qui ne sont même plus assurés comme autrefois depuis le procès de Nuremberg, de n’être pas poursuivis en justice et pendus ?

De la boue des tranchées, ce sont, hélas ! toujours les mêmes appels demeurés sans réponse qui montent vers le ciel : Dieu sauve la FRANCE ! Dieu et mon droit ! Gott mit uns ! Etc, etc. Car pour mieux nous laver du sang de nos victimes, nous savons chargé Dieu lui-même de nos crimes ».

Quand donc nous déciderons-nous à accomplir, sur le plan moral, pour assurer la paix, les progrès accomplis sur le plan matériel pour préparer la guerre ?

C’est parce qu’il était l’un des animaux les plus faibles, mais aussi le plus intelligent, que, de la hache de pierre à la bombe atomique, l’homme s’est fabriqué les armes dont la nature ne l’avait pas doué et qu’il a pris au cours des siècles l’habitude de s’en servir, alors qu’il n’avait plus, comme jadis, à tuer son semblable pour assouvir sa faim. Plus riches de savoir que nos lointains ancêtres, nous avons, dans tous les domaines, marché de découverte en découverte ; nous avons triomphé du froid et des ténèbres de la nuit, triomphé de l’espace et du temps, mais sommes-nous meilleurs ? Nous avons conçu la justice et ne la rendons pas ; alors que l’abondance est à nos portes nous acceptons que les deux tiers de l’humanité meurent toujours de faim et nous continuons de faire la guerre afin que l’inégalité des classes demeure la base d’un système d’économie sociale que dénoncent en vain de trop rares servants de la justice et de la paix.

Nous avons exalté trop longtemps les chantres de la guerre. Souvenons-nous : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle » !!

« Heureux ceux qui ont morts dans une juste guerre » !!

Comme si les morts pouvaient encore se souvenir de leurs exploits et s’en glorifier dans la « terre charnelle » où pourrissent leurs corps !

Nous les a-t-on assez serinés, sur les bancs de l’école ces vers de Péguy, pour que, l’heure venue du sacrifice, notre ardeur au combat ne se démente pas, pas plus d’ailleurs que celle de l’homme qui, en 1914, m’ajustait dans la tranchée d’en face, parce qu’on lui avait fait croire comme à moi-même qu’il n’y avait de juste cause que la sienne. Car il fallait, paraît-il, que nous allions tous deux arroser de notre sang, pour les mieux redresser, les incertaines et mouvantes frontières que nous avons tracées dans un monde qui ne connait pourtant d’autres frontières naturelles que les montagnes, quand elles sont infranchissables, et que les océans où nul ne peut planter de bornes.

Ces morts tombés pour nous, tombés à notre place, avaient-ils souhaité l’éclat de leur gloire posthume, et n’est-ce pas plutôt leur pardon que, devant leurs tombeaux, il conviendrait que nous leur demandions ?

Soyons justes ; PEGUY devait trouver la mort à la bataille de la Marne, mort stupide d’ailleurs, et tout aussi stupide que celle de son ami des anciens jours, ce Jaurès qu’il avait voué au poteau comme antipatriote et qui devait tomber sous la balle d’un assassin à la veille même du conflit qu’il ne cessait de dénoncer mais dont l’autre célébrait en vers grandiloquents l’inhumaine splendeur !

Lequel de ces deux hommes a mérité qu’on commémore sa mémoire ? Le chantre fanatique de la guerre ou celui de la paix ? Lequel a mérité que nous, les survivants, nous écoutions encore sa voix qu’aucune sonnerie de clairons, aucun roulement de tambours ne sauraient étouffer ?

Sommes-nous donc tous des assassins ? Combien de temps encore planterons-nous des croix à tous les carrefours de nos chemins publics pour y clouer, sans distinction de race ou de couleur, les apôtres de la non violence ? Du doux Nazaréen à Martin Luther KING, combien, aux quatre coins du globe, en avons-nous tués dont nos Ponce Pilates continuent de se laver les mains ?

La guerre n’est rien d’autre qu’un crime collectif, l’absurde survivance d’un passé de misère où nos ancêtres ont connu la peur de disparaître. Nous ne nous sommes armés, et nous n’avons perfectionné nos armes au point de ne plus même oser nous servir de certaine d’entre elles, que par peur de nos frères, peur aujourd’hui savamment entretenue par les profiteurs d’un régime économique élaboré lui-même dans la peur.

Quand nos yeux s’ouvriront-ils ? Comprendrons-nous jamais que ce n’est pas en cultivant la haine que cette peur engendre qu’on assure la paix et que l’heure est peut-être venue d’instaurer dans le monde la seule économie qui nous permettra de jouir de cette paix sans avoir à préparer la guerre, L’ECONOMIE DISTRIBUTIVE ?