Une cure d’austérité est-elle vraiment nécessaire ?
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Publication : septembre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006
Sans aucun doute, répondent nos « experts », et avec eux nos grands quotidiens. En présentant son projet de budget, notre ministre des Finances a précisé que la France y était contrainte. Mais qu’est-ce au juste que cette austérité ? Elle ne concerne jamais les gens très riches, mais tous les autres sont obligés de restreindre leur train de vie : ils doivent vivre d’une manière rigoureuse Ainsi nous avons connu l’austérité pendant les années d’occupation ; on avait même créé des tickets pour réduire les achats. En serions-nous là ?
Justement « Le Parisien Libéré », dans son numéro du 25 juillet, en première page, nous prouve le contraire. Sous le titre « La France regorge de tout ! », il ne parle même plus de l’abondance, mais de notre surabondance ! Notre production agricole bat tous les records : 143 millions de quintaux de blé, contre 127 l’année dernière ; 8,9 millions de quintaux de pommes de terre, contre 7,1 millions ; 576 millions de tonnes de pêches, contre 417 ; plus de beurre, plus de lait que jamais. Quant au vin, 1962 avait été « l’année du siècle ». 1968 sera encore meilleure !
Et le « Parisien Libéré » ajoute : on détruit les récoltes faute de pouvoir les écouler ! Nos lecteurs savent que cette opération porte le nom d’assainissement des marchés : qu’il sache eue ce soutien des marchés coûte aujourd’hui au contribuable, dix fois plus qu’il y a dix ans ! (« Le Figaro », 21-8-68).
En somme, nous finissons par considérer l’austérité comme une fin en soi. Ce serait une vertu qui, si nous parvenions à la pratiquer assez longtemps, nous permettrait de vivre comme un chameau de sa bosse. Pourquoi ses partisans nie vont- ils pas s’enfermer dans un monastère ?
Enfin, mais ne le répétez pas, si l’écoulement de nos récoltes ’est devenu si difficile, comment supposer que l’austérité le rendra plus facile ? Il faudrait que M. Couve de Murville voulut bien nous le dire.
Mais 1968 n’est qu’un accident, dit l’idiot du village. Erreur ! L’honorable sénateur Blondelle, agriculteur éminent, vient d’écrire, avec une larme dans son stylo, que la surproduction agricole était maintenant chronique. N’est-ce pas l’abomination de la désolation !
Cette aberration s’explique : on n’a pas encore pris conscience d’un événement unique dans l’Histoire : dans les pays hautement industrialisés, la production et le chômage augmentent simultanément. Ce qui nous oblige de transformer notre régime économique et social, car si les progrès scientifiques permettent de résoudre le problème de la production, ces mêmes progrès posent un problème nouveau : celui de la consommation.
Que production et chômage augmentent simultanément en France le général de Gaulle l’a formellement reconnu dans une conférence de presse : « Depuis la fin de la guerre, notre industrie produit trois fois plus ». A-t-elle exigé trois fois plus de travailleurs ? Au contraire, notre chômage ne cesse de grandir. « Notre agriculture produit presque deux fois davantage, avec moins de bras ». N’est-il alors pas évident que nos usines se vident et que nos campagnes se dépeuplent ?
C’est ce qui a permis à M. André Malraux, dans son discours du 9 novembre 1967 à l’Assemblée nationale, de déclarer : « Notre civilisation implique la rupture avec le passé la plus brutale que le monde ait jamais connue. Il y a déjà eu de grandes ruptures et en particulier la chute de Rome. Mais jamais elles ne se sont produites en une seule génération. Nous sommes, nous, la génération qui aura vu le monde se transformer au cours d’une vie humaine ». N’est-ce pas suffisamment clair ?
Mais voici qu’un adversaire déclaré de nos vaillants camarades belges, finit par entrer dans la voie des aveux. Il s’agit de M. le Professeur Fernand Baudhuin, une des lumière de l’Université de Louvain. Il vient d’écrire un article dans « La Libre Belgique », intitulé « Le chômage dans la Prospérité », avec en sous-titre : « Une énigme aux Etats-Unis et en Angleterre ». Pour ce brave homme, l’énigme est l’apparition du chômage dans deux grandes nations. En sa qualité d’économiste de réputation mondiale, il hasarde une hypothèse « L’explication la plus courante mais aussi la plus décevante (sic) est que ceci traduit l’augmentation de la productivité et constitue en somme la rançon (resic) des progrès récemment accomplis en ce domaine. »
Et sa conclusion ? Il ne change évidemment rien au désordre existant, mais il prédit que nous allons vivre de nombreuses années de « récessions » (crises économiques en langue belge vulgaire).
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Nos camarades ont raison de se réjouir. Ce fut long, j’en conviens, mais c’est que la vérité chemine très lentement. Comme elle possède un caractère mystérieux, elle se heurte à deux scepticismes systématiques. Le premier est celui du grand public : « On n’a jamais vu ça ! ». Le second est celui des « spécialistes » appelés encore « experts ». La nouveauté les désoblige, car ils n’admettent pas qu’un intrus leur révèle quelque chose. S’ils sont enseignants, leurs cours sont ronéotypés, peut-être imprimés dans un gros livre. Entre ces deux monstres, la pauvre petite vérité doit se frayer un chemin...
Toutes proportions gardées, rappelez-vous l’hostilité farouche à laquelle Pasteur se heurta pendant des années. Et, plus près de nous, cet humble professeur du lycée de Brest, M. Raulin, à qui son proviseur, par souci d’économie, reprochait de brûler inutilement, du gaz dans une étuve pour élever un champignon microscopique ! Or, le dit champignon devait donner naissance à la pénicilline. Et Faraday ?
Récemment, l’intéressante revue « Granit », paraissant à Duroux-en-Morvan près Montsauche, publiait l’extrait d’un rapport à l’U.N.E.S.C.O. où on lisait : « L’opinion publique évolue avec lenteur. Des études à ce sujet ont montré qu’un pourcentage important (40 %) des personnes interrogées, n’ont pas changé d’opinion pendant une période de vingt ans, même dans des circonstances très favorables à une évolution des idées. Dans d’autres cas encore, les changements d’opinion étaient à peine perceptibles. Cette apathie explique le décalage, chaque jour plus profond, entre les progrès techniques particulièrement rapides depuis les années 30 d’une part, et d’autre part la société, résultante d’opinions publiques retardataires. »
Ces lignes, mes chers camarades, sont à mettre sous les yeux des aimables plaisantins, qui, froidement, prétendent que, depuis 35 ans, le M.F.A. n’a rien fait...
P.S. A la demande de nouveaux camarades, je rappellerai très prochainement la manière dont se « fabriquent » les crédits.