De la guerre à la paix


par  G. ALBERT
Publication : février 1968
Mise en ligne : 22 octobre 2006

Personne ne semble s’être encore demandé, pas plus dans la presse mondiale qu’à la radio ou à la télé, comment il se faisait que la nation la plus puissante et la plus riche du globe, forte de deux cent millions d’habitants et pourvue de moyens d’attaque et de défense mille fois supérieurs à ceux de son adversaire, n’était pas encore parvenue, après bientôt cinq ans de guerre, à venir à bout de ce petit Vietnam du nord qu’elle arrose, impunément pour son propre territoire, de napalm et de bombes. Elle en détruit pourtant chaque jour les usines, les routes et les ponts, voire les hôpitaux, et, pour en décimer la population, elle use, sans la moindre honte, de toutes les armes interdites par ces chiffons de papier où s’étale, parmi tant d’autres, sa signature au bas de prétendues lois de la guerre que son hypocrisie n’a jamais respectées. Soyons juste ; elles ne sont pas davantage respectées par ses co-signataires quand il leur arrive de faire également la guerre.

Pourquoi donc l’AMERIQUE s’obstine-t-elle à poursuivre celle-ci ? Car elle est tellement injuste et mal fondée qu’elle lui aliène l’ensemble de presque toutes les nations du globe, y compris quelques-uns de ses propres alliés, et une respectable partie de ses ressortissants. D’autre part cette guerre lui coûte déjà plus cher en argent et en hommes qu’aucune de celles auxquelles elle a été mêlée dans le passé. Aurait-elle donc une raison qui nous échappe ou qu’elle n’ose avouer, pour refuser d’y mettre fin ? Car il n’est pas douteux, ses scrupules moraux n’arrêtant ni ses hommes d’Etat, ni ses hommes de guerre, ni même ses princes de l’Eglise, qu’elle pourrait le faire quand bon lui semblera, et cela en un clin d’oeil, comme ce fut le cas pour le JAPON. Soyons bien assurés que ce n’est pas un HIROSHIMA de plus ou de moins qui l’arrête. Mr. FORRESTAL, Secrétaire d’Etat à la défense des Etats-Unis ne déclarait-il pas, le dix octobre 1948 : « Les soviets commencent à se rendre compte pour la première fois que les ETATS-UNIS utiliseraient vraiment la bombe atomique contre eux en cas de guerre. Pourquoi donc pas contre ces jaunes qui, de toute façon ne sauraient leur appliquer la moindre mesure de représailles ?

L’effort à faire pour comprendre n’est pourtant pas bien grand. En 1939, lorsque fut déclenchée une guerre dont personne n’osait déjà plus dire, comme en 1914, qu’elle serait la dernière, il y avait dans le monde, chez les nations qui furent entraînées à y participer, 33 millions de chômeurs bel et bien recensés, compte non tenu d’ailleurs de tous ceux, sans doute plus nombreux, qui ne touchaient aucune allocation et qui vivaient on ne sait comment. Or cette guerre mondiale a fait 50 millions de victimes, éliminant d’un seul coup la horde dangereuse de tous les sans-travail dont la révolte se faisait de jour en jour plus menaçante. La guerre n’avait été que cela une immense machine à faire le vide dans cette armée de chômeurs, un préventif contre la guerre civile. Or, pour éviter les odieuses tueries que celle-ci entraîne, il n’est pas de moyen plus radical que d’en lancer les futurs participants dans la guerre étrangère, qu’ils l’aient ou non voulue, en invoquant les contes bleus auxquels ils sont toujours sensibles, la justice, le droit, l’honneur, la liberté, voire l’amour de la patrie et cet espace vital qui lui est subitement devenu nécessaire, dût-on l’aller chercher jusque dans la lune.

Ce qui se passe au VIETNAM n’a rien à voir avec la prétendue guerre idéologique que nos bons apôtres d’outre - Atlantique affirment mener dans ce coin reculé de l’ASIE pour y défendre le monde entier contre l’invasion d’une idéologie qui s’oppose à la leur et qu’ils s’efforcent de combattre sur tous les continents. Or, lorsqu’elles renferment ne fut - ce qu’une infime parcelle de justice ou de vérité, nos idéologies n’ont jamais besoin de faire la guerre pour s’imposer et c’est au contraire celle qu’on leur fait qui, tôt ou tard, assure leur victoire. Nos dirigeants et nos économistes officiels ne l’ignorent pas qui s’efforcent de faire à tout prix le silence autour des thèses défendues par le M.F.A. afin d’en retarder le plus longtemps possible leur triomphe.

C’est en vain que, pendant près de trois siècles, les Romains jetèrent aux bêtes, dans le cirque, les disciples du doux Nazaréen qui leur avait promis qu’ils trouveraient dans le ciel la justice qui leur était refusée sur la terre. Vingt siècles après la mort du CHRIST, nous assistons, depuis que l’abondance a fait son apparition dans le monde, au même phénomène qui souleva les peuples sous les règnes de NERON, de TIBERE, de CALIGULA et de leurs successeurs. A tort ou à raison, des hommes s’inspirent aujourd’hui d’une nouvelle promesse qui leur fut faite par un de leur semblables. Celui-là ne fut pas crucifié, mais il n’en fut pas moins chassé de son pays natal et mourut en exil. Son « CAPITAL » est devenu la « BIBLE » de tous ceux qui ont faim et qui proclament, qu’il est souverainement inique, l’abondance régnant, qu’ils n’en aient pas leur part ici-bas et qu’on leur demande d’attendre que justice leur soit rendue dans un monde à venir « dont nul n’est revenu leur dire qu’il existe. » Les frontières à rectifier, les territoires à conquérir, les sauvages à civiliser, ne sont plus guère, à notre époque, que des prétextes et que des faux-semblants destinés à masquer la peur des responsables d’une inégalité sociale que rien ne justifie plus, mais dont ils entendent demeurer les seuls à profiter. Quand règne l’abondance dont M. FOURASTIE lui- même n’hésite plus à reconnaître qu’en moins de deux siècles nous pourrions l’accroître mille fois, la paix est une catastrophe et la guerre étrangère une nécessité.

Elle est une catastrophe, car c’est en temps de paix que les hommes multiplient leurs machines et leurs robots, qu’ils perfectionnent et qu’ils automatisent leurs usines dont la production ne cesse d’augmenter au fur et à mesure qu’augmente le nombre des chômeurs. La machine, en effet, prive de plus en plus ceux qu’elle chasse de l’usine ou des champs de leur gagne-pain et, à l’insoluble problème du plein emploi qu’on nous promet chaque jour pour demain, nos brillants hommes d’Etat ne connaissent toujours qu’un ultime remède : la guerre étrangère.

Car le chômeur, qu’il soit blanc, noir ou jaune, est toujours, plus ou moins, un être dangereux, un fauteur de troubles et d’émeutes, un révolutionnaire en puissance dont il faut se débarrasser avant même et surtout que ses meneurs ne lui ouvrent les yeux et qu’il ait pris conscience de la force destructrice que lui donne le nombre. C’est la guerre civile qu’il convient d’éviter avant qu’elle ne fasse à son tour le vide dans les rangs, cette fois, des exploiteurs. Or, le meilleur moyen de l’éviter c’est de se découvrir quelque part dans le monde un nouvel ennemi.

Soyons donc bien assurés que, si pour des raisons politiques pressantes, l’AMERIQUE décidait brusquement de rappeler ses troupes du VIETNAM, il lui faudrait, dans le plus bref délai possible, déclencher ailleurs une autre guerre, sa quatrième en moins de vingt cinq ans, en invoquant toujours le même prétexte, celui d’une idéologie qui s’oppose à la sienne et dont elle affecte de vouloir en préserver tous les peuples de la terre. Notons d’ailleurs au passage qu’avec l’INDOCHINE et l’ALGERIE nous avons fait presque aussi bien et que nous nous apprêtons à faire beaucoup mieux, notre force de dissuasion nous permettant désormais d’aller chercher nos ennemis sous tous les azimuts.

Mais la guerre étrangère n’abolit jamais le chômage que pour de trop courtes périodes. Souvenons- nous : avant même qu’elle ne se découvre au VIETNAM, après l’avoir combattu en COREE, ce nouvel ennemi idéologique, l’AMERIQUE comptait déjà sa large part de sans-travail. S’il ne reste plus, à cette heure, qu’un tout petit million de chômeurs au pays de ces croisés d’un nouveau genre, c’est que, pour un soldat mobilisé, il faut, rien qu’en temps de paix, le travail de dix hommes pour le loger, le vêtir, le nourrir et lui fournir toutes les munitions dont il a besoin pour s’entraîner. Mais, lorsqu’en temps de guerre, il faut encore le transporter à des milliers de kilomètres de ses propres frontières sur les lieux de ses futurs exploits, qui dira combien d’hommes et, par surcroît, de femmes et d’enfants seront condamnés à travailler pour lui, jour et nuit, dans les usines d’armement dont la production sera bel et bien distribuée gratuitement à l’adversaire.. En temps de guerre, pour peu qu’elle se prolonge, le chômage ne sévit plus. Et c’est l’unique raison pour laquelle les ouvriers américains font aujourd’hui partie des faucons qui soutiennent la politique de M. JOHNSON au VIETNAM ; mais il ne s’agit plus pour eux de voter démocrate ou républicain. Ils ont simplement compris qu’une fois la paix signée quelques millions d’entre eux redeviendraient chômeurs.

Car les ETATS-UNIS n’entretiennent pas seulement au VIETNAM et chez eux une armée de 500.000 soldats, aviateurs et marins, il leur faut encore subvenir aux besoins en munitions, en chars d’assaut et en avions du dernier modèle de toutes ses bases réparties dans le monde, de son armée d’occupation d’ALLEMAGNE (quelque 200.000 hommes), et du million de Chinois que TCHANG KAI TCHEC mobilise, depuis des années à FORMOSE, contre cet autre idéologue de MAO TSE TOUNG qu’il faudra bien un jour se résigner à combattre, lui, ou ses successeurs ! Le calcul est donc facile à faire ; il suffirait de multiplier ces chiffres par dix ou un multiple de dix pour connaître le nombre de chômeurs, c’est-à-dire de séditieux, d’émeutiers futurs, que compterait aujourd’hui l’AMERIQUE si elle mettait fin au génocide qu’elle poursuit et sur lequel trop d’entre nous ferment encore les yeux.

Grâces en soient rendues d’ailleurs à MM. JOHNSON et POMPIDOU, pour ne citer que ces deux-là ; les peuples n’auront plus désormais à combattre, comme autrefois, ces « ennemis héréditaires » dont on ne savait jamais lequel était le bon et qui variaient dans le temps. On nous les a transformés en ennemis idéologiques dont on sait toujours, ceux-là, où les trouver, encore qu’on ne nous ait jamais dit quelle pouvait bien être leur vraie nature.

S’agit-il des disciples attardés d’un Karl MARX, mort il y a près d’un siècle, ou de ceux d’un LENINE, d’un STALINE, d’un MAO TSE TOUNG ou d’un FIDEL CASTRO dont les doctrines se ressemblent à peu près autant que le christianisme d’un FRANÇOIS d’ASSISES ressemble à celui d’un cardinal SPELLMAN ? Où nous faut-il aller chercher ces ennemis ? Serait-ce au sein de cette RUSSIE devenue en moins de cinquante ans l’égale et l’adversaire des ETATS-UNIS, ou dans cette Chine, sortie à peine d’une affreuse misère et de ses luttes intestines, mais qui n’en rêve pas moins de régler leur compte à ses deux rivaux en moins de temps qu’il ne lui en a fallu pour passer de la bombe A à la bombe H ?

La vérité dont on n’ose se prévaloir, c’est qu’il nous faut dorénavant compter au nombre de nos ennemis idéologiques, quel que soit le coin du globe où ils se terrent, tous ceux qui ne pensent pas comme nous, tous ceux dont les enfants ont faim dans un monde où nous pouvons faire régner l’abondance quand bon nous semblera. Or l’U.N.I.C.E.F. nous apprend que, chaque année, il meurt dix millions de ces enfants dont les pères et les mères n’ont même plus la force de les soulever dans leurs bras pour demander l’aumône, dix millions d’innocentes victimes que nous pourrions sauver si nous leur consacrions ne fût-ce que le prix d’un seul jour de combat, d’un seul jour d’escalade !

Nos ennemis idéologiques, ce sont aussi ces utopistes qui réclament depuis toujours l’abolition des privilèges de la naissance et de la fortune et qui rêvent d’améliorer le sort de leurs frères avant qu’ils ne brandissent,

« Sur le pavé des villes » « Les rouges étendards de la guerre civile. »

Le subtil raisonnement de ces assoiffés de justice sociale, de ces songe-creux d’idéologues, ne varie jamais : la rareté que nos ancêtres ont connu avant l’apparition de la machine, était en quelque sorte un phénomène naturel et les plus forts et les plus riches pouvaient l’accaparer en abusant de leur force et de leur richesse. Ce n’est, fort heureusement, plus le cas d’une abondance qu’il dépend de nous seuls de pouvoir accroître presque indéfiniment. Quel que soit le prix que nous y mettrons, dans le régime désuet auquel nous nous accrochons, nous serons de plus en plus condamnés à brûler nos surplus de café dans nos locomotives, à rejeter en mer le poisson de nos chalutiers, à rendre impropres à la consommation pommes de terre et blé, comme à laisser pourrir les fruits et les légumes que nous n’aurons pu vendre à tous ceux d’entre nous à qui la machine n’apporte que des salaires de famine ou qu’elle réduit au chômage.

Voici pourtant que les riches eux-mêmes commencent à s’apercevoir que l’abondance n’est pas un mythe et que, si la machine produit et produira de plus en plus, elle n’achète pas cependant qu’elle prive chaque jour davantage de leur pouvoir d’achat les hommes dont elle n’a presque plus besoin pour fonctionner automatiquement. Or, ce ne sont ni les allocations de chômage, ni le smig ou le smag, pas plus que la sécurité sociale, les pensions de vieillards, de veuves de guerre ou d’anciens combattants, ce ne sont pas, dis-je, ces pauvres palliatifs que nous avons trouvés pour sauver le régime qui peuvent permettre à qui que ce soit de vivre dignement et d’élever une famille.

Qu’on le veuille ou non, aussi longtemps que durera ce régime des salaires, prix, profits, il faudra bien qu’un jour, et le plus tôt sera le mieux, on alloue aux hommes comme aux femmes, sous la forme d’un revenu social qu’ils toucheront de leur naissance à leur mort, tout le pouvoir d’achat dont ils auront besoin pour demeurer des acheteurs solvables, et dont le propriétaire de la machine aura lui- même besoin qu’on le leur serve afin de pouvoir écouler sa marchandise.

Un régime économique ou politique n’est jamais que l’expression des conditions de vie qui l’ont engendré. Le nôtre a pris naissance dans une rareté que nous ne connaissons déjà plus. C’est elle qui condamnait jadis le producteur à mettre sa marchandise aux enchères, afin de la vendre au plus offrant ou à l’imposer par la force, c’est-à-dire en fabriquant des armes de plus en plus perfectionnées et meurtrières.

Or, on ne fabrique pas d’armes pour ne pas s’en servir, et nos fils trouveront demain une bombe en miniature dans la hotte aux jouets du bonhomme NOEL comme nous y avons nous-mêmes trouvé les modèles réduits de sabres, de fusils, d’auto-mitrailleuses et de chars d’assaut dont nous avons commencé d’apprendre à nous servir au foyer paternel, hélas ! et dans la cour de l’école.

C’est afin d’assurer leur survie que nos lointains ancêtres ont fabriqué leurs armes et qu’ils ont fait la guerre,- mais voici que la bombe ne nous permet plus de la faire et qu’il nous faut apprendre à préparer la paix comme nous avons jadis appris à préparer la guerre. Nous n’avons plus le choix : ou nous entrerons dans la voie du désarmement général, ou nous disparaîtrons.

Nous n’avons su jusqu’à présent que produire pour détruire. Or, à tous les problèmes que soulève pour nous l’apparition de l’abondance, à celui de la guerre sous toutes ses formes comme à celui du pouvoir d’achat des masses ouvrières, l’humanité, au cours de sa lente évolution vers un monde meilleur, ne connaîtra un jour qu’une solution et qu’une seule, celle autour de laquelle nous nous obstinons à faire le silence, celle qui mettra fin à nos luttes de classes en comblant le fossé qui sépare les riches et les pauvres, l’ECONOMIE DISTRIBUTIVE.