Au banc des accusés
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Publication : février 1968
Mise en ligne : 22 octobre 2006
L’économie devrait être au service des hommes, et non les hommes sacrifiés à l’économie, comme c’est le cas dans notre économie du profit, où le progrès technique, l’abondance et l’automatisme imposent aux hommes l’austérité, le chômage et la guerre au lieu de leur prodiguer le bien-être, la liberté et la sécurité.
Nos économistes distingués sont parfaitement conscients de ces anomalies préjudiciables à tous, mais ils se gardent bien de les évoquer, pour ne pas mettre en cause l’économie du profit.
L’attitude de ces menteurs par omission serait certainement différente s’ils devaient assurer leur subsistance uniquement avec le S.M.I.G., une indemnité de chômage ou une allocation de vieillard - vivre dans un taudis en face de logements modernes désespérément vides - être privés des marchandises qualifiées par eux d’excédentaires, connaître la faim pendant qu’on « assainit » sur leurs conseils ou sous leurs ordres les marchés du lait, du beurre, des légumes, des céréales, des fruits, de la viande et du vin, etc.
S’ils devaient subir eux-mêmes ce régime d’austérité (effarant à notre époque d’automatisme et d’abondance !) qu’ils imposent aux autres, sans doute témoigneraient-ils d’une plus saine compréhension des faits économiques !...
Ces experts dans l’art de plonger les gens dans la misère, agrégés ou docteurs ès sciences économiques, professeurs d’économie politique, inspecteurs des finances, conseillers économiques, etc. poussent la société dans le désordre et l’incohérence, car le but unique de leur activité est de sauvegarder le profit qui est précisément la cause des maux dont la société est accablée.
Par exemple, il ne fait pas de doute que l’alcoolisme sert le profit des producteurs et des vendeurs de boissons alcooliques. Plus leurs clients boiront d’alcool, plus élevé sera leur profit... On se demande d’ailleurs quelle autre activité pourraient bien mener les personnes qui vivent de la vente de l’alcool, puisqu’il y a déjà 500.000 chômeurs à la recherche d’un emploi. Le fléau de l’alcoolisme est devenu un grand bienfait économique, puisqu’il fournit 2 millions « d’occasions d’emploi » ! Organisez donc des croisades anti-alcooliques quand 2 millions de personnes doivent nécessairement vendre de l’alcool pour vivre, vendre le plus possible d’alcool, pour vivre le plus confortablement possible...
Autre exemple. La guerre du Vietnam sert le profit de 10 millions d’Américains producteurs d’armements et de marchandises de toute nature, dont la consommation est assurée par 500.000 combattants américains et 1 million de soldats sud-vietnamiens. « L’atroce guerre » est nécessaire à la prospérité relative actuelle de l’économie (du profit) américaine.
Bref, pour un profit, le sous-sol est pillé, le sol saccagé, les matières premières gaspillées, la nourriture sophistiquée, l’air pollué, l’eau empoisonnée, l’homme trompé, exploité, sacrifié, martyrisé.
Nous n’en finirons pas de citer et de commenter de tels faits, devant lesquels les économistes distingués restent aussi muets que des carpes. Ils ferment pudiquement les yeux sur l’étendue des désastres humains provoqués par leur cher profit, alors que leur rôle, serait précisément d’alerter l’opinion publique et le Pouvoir. N’est-ce pas stupéfiant ? Les causes économiques des fléaux sociaux ne seraient-elles pas de la compétence des économistes ?
En défendant et en sauvant le profit de la mort, nos « médecins de l’économie » et autres « guérisseurs des monnaies » entretiennent les maladies sociales, l’alcoolisme et tous les vices, la politique des armements, la guerre, la misère ou l’austérité dans l’abondance, le chômage, le travail inutile, nuisible, pléthorique, parasitaire ou immoral, etc. C’est pourquoi ces charlatans sont mille fois plus dangereux que les malfaiteurs de droit commun, dont les méfaits sont localisés à quelques victimes, tandis que les leurs sont généralisés à l’humanité tout entière.
C’est un étudiant en sciences économiques qui m’a fourni dernièrement la clé du comportement de, ces véritables malfaiteurs. Après lui avoir développé les cas ci-dessus de l’alcoolisme et de la guerre du Vietnam, auxquels il opposa les habituelles sornettes chères à M. Alfred Sauvy, il finit par conclure :
- « Si je vous suivais sur une telle voie, je serais recalé à mes examens. Or, j’apprends l’économie politique pour me faire une situation... et elle me serait refusée si j’exposais des idées contraires à la tradition et à l’opinion commune... »
Eh oui... il faut vivre ! Le plus confortablement possible, bien entendu !... Alors, gardons-nous bien de heurter la tradition et d’informer l’opinion !...
Dire la vérité, pour un économiste professionnel, c’est se condamner à ne plus gagner d’argent, ou à se « reclasser », c’est-à-dire à se déclasser. Il faut être un homme, un Jacques Duboin, pour franchir le Rubicon. Les nabots qui le dénigrent sacrifient la vérité pour réaliser un profit. Ils vendent leur silence : prostitution de l’esprit. Que des centaines de millions de personnes en souffrent, c’est sans importance, ces affameurs sont à l’abri du besoin...
Quand ils ont « réussi » dans leur profession et gagné beaucoup d’argent, ils pourraient alors exprimer librement la réalité, mais leur cerveau s’est cristallisé, ou l’orgueil les empêche d’affirmer le contraire de ce qu’ils ont appris, répété et enseigné au fil des années passées.
L’économie politique classique, dépassée par le progrès technique et amputée de ce qui pourrait nuire au sacro-saint profit, n’a plus d’autre utilité que de fournir à des milliers d’économistes l’occasion de gagner de l’argent en occupant une chaire universitaire, un poste, de haut fonctionnaire, un emploi de conseiller, un fauteuil ministériel, etc. Ces personnages prétentieux sont soumis, comme nous tous, à l’implacable loi du profit : l’argent dont ils ont besoin pour vivre est tiré de la poche d’autrui. En échange, ils trahissent les contribuables qui les rétribuent, en refusant de remplir leur rôle d’informateur et en sauvant le profit au prix de l’épanouissement des maux et des fléaux sociaux.
Puissent-ils prendre conscience à temps que notre économie actuelle fait d’eux des esclaves du profit et non des hommes libres, des traîtres à leur mission de novateurs économiques, des faux-bergers du malheureux troupeau parqué sur notre petite boule que le profit transforme en lieu de séjour infernal et en champ de batailles économiques, sociales et internationales.
Ils deviendront des hommes et des savants dignes de ce nom quand un revenu social les aura libéré du souci de réaliser un profit et de l’obligation de se prostituer - comme des salariés pacifistes se prostituent nécessairement pour vivre en fabriquant des armements, ou des commerçants en abreuvant leurs clients d’alcool. Qu’un revenu social soit distribué aux uns et aux autres, et l’on verra le désarmement et la lutte anti-alcoolique progresser à pas de géant.
En ce début de l’année 1968, c’est la « conjoncture » qui se détériore à pas de géant avec la dévaluation de la livre, la fragilité du dollar, le renforcement de l’austérité, l’aggravation du chômage, l’intensification de la guerre économique, la détérioration rapide des relations internationales, etc. Les économistes distingués, pris de panique, sont-ils encore capables d’interpréter correctement cet ensemble de faits négatifs, qui rappellent dangereusement le début des années 30... ? Ils sont ici « sur le banc des accusés »... mais en réalité, ce sont les peuples qui sont condamnés, répétons-le, à l’austérité, au chômage et à la guerre.
Il y a beaucoup à faire pour nous tirer de ce mauvais pas, pour franchir favorablement notre époque de transition, la plus périlleuse de l’histoire de l’humanité. « La moisson est grande et il y a peu de moissonneurs »... mais beaucoup d’imposteurs et de « profiteurs »...