Bilan de nos efforts communs - 2ème partie


par  J. DUBOIN
Publication : février 1968
Mise en ligne : 22 octobre 2006

Résumé du chapitre I : la première guerre mondiale (14-18) ruina la France dont dix de ses plus riches départements furent dévastés. Nos « experts » expliquèrent qu’un siècle serait nécessaire pour reconstruire nos régions libérées. Or, 10 années suffirent à tout remettre en état et déjà la grande crise mondiale des années 30 éclatait. Les « experts » prétendirent qu’il ne s’agissait que d’une surproduction « généralisée » (sic). Les gouvernements des IIIe, IVe et Ve Républiques « assainissent » depuis lors les marchés pour en retirer les « excédents » invendables. Une campagne de presse favorisa la création du M.F.A. qui dénonce inlassablement l’abominable combat livré à l’Abondance, alors que, même dans notre pays, la misère est loin d’être vaincue.

Quelques mots maintenant sur l’attitude des économistes à l’égard de la campagne du M.F.A. Il ne s’agit évidemment pas des professeurs Antonelli et Mossé, pour n’en citer que deux, car ils se sont toujours libérés des doctrines du passé, mais de ceux qui se prétendent modestement « dépositaires de la science économique », ou encore « économistes officiels », leurs avis étant toujours respectueusement suivis par tous les gouvernements de droite, du centre ou de gauche. Nous nous attendions à leur hostilité, notre grand ami Albert Bayet nous ayant prévenus : Quoi ! vous avez la prétention de les prier de refaire leurs cours ? Mais c’est impossible, ils sont ronéotypés, souvent même édités aux frais de l’Etat !

Il est tout de même amusant de noter quelques unes de leurs réactions qui furent assez variées.

Pour l’éminent professeur Raymond Aron, oracle du « Figaro », l’abondance est une sottise. C’est clair ; dommage que ses livres et. articles le soient beaucoup moins.

L’illustre François Perroux, du Collège de France, me prend à partie : « C’est un ignare ne connaissant même pas les rudiments de la science économique ». Dans son livre L’Economie du XXe siècle, (page 528), il résume sa doctrine dans un admirable raccourci : « Aucun mécanisme économique, ni aucun mécanisme social lisible dans le présent n’engendre l’économie de demain ou du surlendemain. »

C’est nier l’évolution : l’esclavage ne s’est pas transformé en servage, le servage en salariat. C’est à se demander si François Perroux ne serait pas aussi ignare que moi !

M. Bernard-Lavergne, professeur honoraire de la Faculté de Droit de Paris, a une opinion originale sur les crises économiques. Elles n’ont rien à voir avec la surproduction ni avec la sous-consommation. En effet, on lit dans son livre « La crise et ses remèdes (pages 42 et 60) : « Les crises économiques ont des causes psychologiques... Les crises sont en un sens des phénomènes naturels comme la pluie et le beau temps... Elles tiennent à la débilité de la nature humaine... La psychologie humaine, mère de tous les crises, ne changera pas. » Comme c’est curieux ! De même qu’il fait beau temps ou qu’il pleut, les producteurs vendent ou ne vendent pas, les clients achètent ou n’achètent pas.

L’économiste classique, Paul Leroy-Beaulieu prévoyait au contraire l’avenir. On lit dans son livre « Essai sur la répartition des richesses » (page 552) : « Le travailleur manuel va devenir le favori de la civilisation. » Hum !

Une dernière citation : celle de l’éminent Murat, professeur d’économie politique à la Faculté de Droit de Lyon. Dans son livre « Renaître », il consacre tout un chapitre aux « Doctrines de l’Abondance ». On lit, page .105 : « A-t-on remarqué combien de doctrines nouvelles se nourrissent de paradoxes ? Quel substantiel aliment que celui de la misère résultant de l’Abondance ! Et voilà nos publicistes - je n’ose pas dire nos économistes, le terme sans doute ne leur plaira pas, lancés au grand galop avec une monture qui boit l’obstacle ! Rappellerai-je leurs succès ? Si les économistes officiels (sic) ne leur témoignaient pas beaucoup d’estime, le bon peuple de France, et surtout peut-être de Paris, en était emballé. Ces « théoriciens » siégeaient au Parlement, de grands journaux accueillaient avec empressement leurs articles, les éditeurs se disputaient la faveur de leurs ouvrages, leurs conférences étaient applaudies par un public nombreux. C’est ainsi que je fus un jour pris à partie dans un des derniers tramways parisiens (que l’on me pardonne l’anecdote, elle est courte mais vraie) par une dame qui n’avait rien d’un suffragette et qui prétendait me convertir à l’abondance !

Telle est la force de pareilles « doctrines ». Elles font des prosélytes et rebutent les docteurs (sic). Elles empruntent à la science ce qu’il faut pour plaire et lui laissent tout ce qui n’enflamme pas l’imagination, tout ce qui n’est pas simple et frappant, tout ce qui n’est pas d’une évidence apparente, tout ce qui exige un trop gros effort : la Science du Musée de la Découverte !

Suivent une vingtaine de pages de cet économiste qui se qualifie lui-même d’ « officiel », et voici sa conclusion :

« Le règne de l’abondance est, dans l’absolu du terme, incompatible avec la nature humaine. Une humanité fainéante et satisfaite est impensable ! Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front est une malédiction divine. »

Qui ne s’écroulerait sous un argument aussi écrasant ?

Plus positif, l’honorable M. Pisani, au cours du Congrès Agricole d’Angers, prévient charitablement les agriculteurs accourus pour l’entendre « Si vous attendez que la crise arrive, que l’abondance provoque l’effondrement des cours, c’est que vous n’êtes pas conscients des vrais problèmes. »

Et dans une autre circonstance, il s’écriait : « Il faut savoir maîtriser l’Abondance ! » A la bonne heure, c’est franc ! Cet homme n’a pas peur des mots...

L’hostilité des économistes « officiels » se manifesta par quelques petites mesquineries. Le M.F.A. n’eut plus le droit de louer le grand amphithéatre de la Sorbonne qu’il remplissait trop facilement. Pas plus que la belle salle de conférences de la rue Pierre-ler-de-Serbie, lorsque le Patronat Français en reprit possession. L’entrée de la Cité Universitaire demeure encore interdite à « La Grande Relève ». Même offerte gracieusement, l’Institut du Pétrole la refuse. Elle risquerait d’y mettre-le feu ! Des librairies du quartier latin furent menacés de boycottage s’ils continuaient à mettre en vitrine des livres traitant de l’Abondance, etc.

Mais, infiniment plus grave : depuis l’avènement des IVe et V’ Républiques, les « abondancistes » n’ont plus accès à la radio, ni à la télévision. L’aimable Edgar Faure, alors président du Conseil avait bien répondu à l’« Officiel » (21 nov. 1955) que « des instructions ont été données afin qu’une fois par an un représentant du M.F.A. soit invité à participer à l’émission de la Tribune de Paris et soit mis en mesure ; de faire connaître sa doctrine aux auditeurs. » Le président du Conseil ne fut même pas obéi. Peut-être estimait-on que 5 minutes par an était beaucoup trop pour exposer la plus grande « mutation » de tous les temps...

***

Revenons à la crise mondiale des années 30. Quand se termina-t-elle ? Jamais ! répond le célèbre économiste américain John Kenneth Galbraith : elle s’est contentée de disparaître dans la grande mobilisation de la seconde guerre mondiale... Plusieurs millions d’individus qui désespéraient de jamais trouver un emploi, trouvèrent enfin une situation. (Le capitalisme américain, page 87 de la traduction française).

Ce que confirma le général Eisenhower dans son discours du 30 octobre 1952 à Pretoria « C’est la guerre qui a mis fin au chômage : c’est la guerre qui a permis de maintenir un degré élevé d’activité économique (sic).

Or, ces déclarations sont incomplètes. La crise mondiale des années 30 a fait beaucoup mieux elle déchaîna la seconde guerre mondiale !

J’ai rappelé (chapitre I) la déclaration désabusée du bourgmestre de Hambourg à ’’économiste italien G. Ferrero au sujet de la faim et du froid dont allaient souffrir ses chômeurs à l’entrée de l’hiver : « Je ne puis hélas rien faire pour eux ! »

Mais quelqu’un les prit en charge : Adolf Hitler ! Il en fit des soldats avec lesquels il envahit la Pologne, puis la Hollande, la Belgique et la France. Après avoir bombardé l’Angleterre pendant deux années, il se précipita sur l’U.R.S.S où l’attendait la défaite. Cette seconde guerre mondiale, battant le record de la première, dura un peu plus de 5 années et s’étendit en Afrique.

Sans doute, remarque finement l’idiot du village, mais la crise mondiale des années 30 n’a pas encore reparu. C’est vrai, mais réfléchissons :

La seconde guerre mondiale accumula beaucoup plus de ruines que la première,. et comme la première aussi, épargna les Etats-Unis, aucun obus n’ayant chu sur leur territoire. Mais toutes ces ruines n’ont elles pas été relevée en un petit nombre d’années ?

Cependant pour remettre en marche l’économie de tous les belligérants, ne fallait-il pas réaliser le plein emploi ? N’oublions jamais qu’il est la pièce maîtresse de notre système économique. Certes on se doutait bien que ce serait un peu plus difficile, la seconde guerre mondiale, comme la première encore, ayant fait accomplir à la production des progrès gigantesques.

En définitive, le problème était de découvrir une activité économique réalisant deux conditions :

1°) elle distribuerait une masse de salaires et de très gros profits ;

2°) elle n’apporterait rien à vendre sur les marchés puisqu’ils sont constamment sursaturés.

Or, ce problème n’était pas nouveau, car nous l’avions déjà très élégamment résolu. Sa solution consistait à fabriquer des armements toujours plus perfectionnés, toujours plus meurtriers : créant des emplois, ils distribuent salaires et profits, et, jusqu’à nouvel ordre, on ne vend pas aux enchères un sous-marin atomique, ni une bombe nucléaire. En bref il suffisait de préparer la troisième guerre mondiale !

Et voilà pourquoi, les armements devinrent l’industrie la plus prospère dans toutes les nations dites civilisées !

Ils sont le moyen patriotique de relancer l’économie. Aucun parlement ne lésinera jamais sur l’importance des crédits à consentir au gouvernement dès qu’il s’agit de défendre le sol sacré de la patrie contre quelque ennemi « héréditaire » que ce soit. C’est le principe de la défense tous azimuts. Et l’on sait si les armements se démodent facilement, s’ils sont vite surclassés ! Enfin, les armements favorisent un très grand nombre d’électeurs... n’est-ce pas magnifique ?

Les commandes d’armements sont en effet une véritable manne : elle tombe généreusement-dans presque tous les secteurs : bâtiment, génie civil, métallurgie, industrie mécanique, tôlerie, emboutissage, aéronautique, automobile, aviation, cuirs, textiles etc. etc. Et n’oublions pas l’énergie électronique puisqu’elle permet de fabriquer des bombes atomiques... Combien de milliards permettent- elles de dépenser ? On n’a jamais pu le savoir.

A cet égard, le lecteur désire-t-il connaître l’ordre de grandeur des sommes que les nations hautement industrialisées affectent chaque année à leurs armements ? Rien de plus simple, les statistiques américaines étant à la disposition du public. Nous savons ainsi qu’en 1962, le total des sommes consacrées à la guerre et à sa préparation atteignait le chiffre de 120 milliards de dollars. On fit mieux l’année suivante, car le total s’éleva à 140 milliards de dollars.

Pour l’année en cours, un nouvel accroissement ,est prévu : le total des dépenses d’armement sera d’environ 168 milliards de dollars, dont 72 milliards pour les Etats-Unis seuls, ce oui représente un peu plus de la moitié de leur budget fédéral. Ainsi quand un citoyen américain verse 2 dollars a l’Etat, 1 dollar est destiné à massacrer, le cas échéant, quelques contemporains. Ce qui n’empêche nullement les Américains d’être le peuple le plus pacifique de l’univers.

Les nations les plus évoluées consacrent donc chaque année 168 milliards de dollars à préparer la troisième guerre mondiale. Ce chiffre astronomique étant peu suggestif, ramenons le à une échelle plus accessible au contribuable moyen. A la dépense annuelle en dollars, substituons la dépense horaire en monnaie française. Nous dirons alors que chaque heure : du four et de la nuit (dimanches et fêtes compris) les peuples les plus industrialisés du monde dépensent !milliards (anc. francs) pour le massacre éventuel des hommes, des femmes et des enfants ; soit 168 milliards par jour !...

Si pareil effort était accompli pour faire la guerre à la misère, n’aurait-elle pas depuis longtemps disparu ?

***

Reste à examiner si la campagne du M.F.A. a quand même porté quelques fruits ?

(à suivre)


P.S. Dans le chapitre précédent j’ai fait allusion à notre brillante section de Saint-Nazaire. On me rappelle que son succès est dû à notre camarade E. Pilard qui n’habite plus la ville. Je sais qu’il habite Saint-Gratien près de Paris où il a déjà fondé une section, qui organise ce mois-ci une grande réunion contradictoire. Notre ami Pilard est un des plus solides piliers du M.F.A.


Navigation

Articles de la rubrique