Des chiffres


par  D. DELCUZE, M.-L. DUBOIN
Publication : septembre 1983
Mise en ligne : 15 octobre 2006

Ainsi peut-on conclure avec Ch. DUPONT : "Toutes les sociétés actuelles, y compris les sociétés "socialistes", reposent, pour l’élevage des enfants et les services domestiques, sur le travail gratuit des femmes" et elle ajoute : "Ces services ne peuvent être fournis que dans le cadre d’une relation particulière à un individu (mari) ; ils sont exclus de l’échange et n’ont conséquemment pas de valeur..." [21].

Pas de valeur, parce que gratuits. C’est ainsi qu’on raisonne dans l’économie de marché :

"La "valeur" dans notre société de marché, ne peut se concevoir en dehors de l’étalon monétaire, et toute production-consommation, dépourvue de cet étalon est considérée comme nulle ou inexistante, à la fois dans l’opinion populaire et dans la sociologie traditionnelle et l’économie néo-classique qui ne font que ratifier les préjugés populaires. Une femme qui effectue 100 heures de tâches domestiques à la maison par semaine ne dit-elle pas "qu’elle ne travaille pas", même si elle produit un nombre élevé de biens et de services pour la famille et la société ?" [23].

Il n’est donc pas surprenant que les économistes aient mis si longtemps avant de se pencher sur le travail gratuit, considéré comme dû, qu’accomplissent les femmes tout au long de leur vie.

John Kenneth GALBRAITH a souligné la nécessité, pour la production capitaliste, de ce travail domestique :

"L’économie moderne a besoin pour son bon fonctionnement d’une classe de crypto-domestiques. C’est cette classe qui permet l’expansion plus ou moins définie de la consommation, compte tenu des tâches considérables de gestion que celle-ci nous impose. Une des réussites remarquables du système planificateur a été d’obtenir l’adhésion des femmes à cette "crypto-servitude" en leur faisant incarner une des formes les plus typiques des Vertus sociales requises ... Le rôle de l’épouse-servante est d’une importance vitale pour l’expansion de la consommation dans l’économie moderne ... S’il n’y avait pas la femme pour gérer la consommation, ses possibilités d’expansion seraient singulièrement limitées" [24].

Or ce travail essentiel n’est comptabilisé nulle part :

"Le travail qu’accomplissent les femmes pour aider à la consommation n’est pas comptabilisé dans le revenu ou le produit national. Cela ne contribue pas peu à son camouflage : toute chose qui n’est pas comptée reste souvent ignorée ... Si les femmes ainsi employées devaient recevoir le salaire de leur travail, elles formeraient de loin la catégorie la plus importante de la force de travail" [24].

Cette opinion est enfin reprise :

"Dans les pays capitalistes comme dans les socialistes, les sociologues et économistes sont de plus en plus sensibilisés à cette production de services domestiques par la famille et au poids que ces tâches représentent pour les femmes puisque les enquêtes américaines, françaises et soviétiques, révèlent que ce sont elles qui en effectuent la plus grande partie" [22].

Comment estimer ce travail puisqu’il n’est pas comptabilisé ? En évaluant le nombre d’heures consacrées au travail domestique. En France, une statistique de l’INSEE de novembre 1975 donne 122 millions d’heures de travail par jour pour le travail domestique, fourni pour les 3/4 par les femmes (qu’elles travaillent aussi dans la production ou pas), et 132 millions d’heures de travail salarié par jour au total donc le travail domestique est à peu près égal à la totalité du travail rémunéré !

"Aux Etats-Unis, la Chase Manhattan Bank évalue à 100 heures par semaine le nombre d’heures consacrées aux tâches domestiques par les femmes américaines, tandis que Kathryn WALKER estime que les femmes au foyer et celles qui travaillent à l’extérieur effectuent un total moyen de 60 à 70 heures hebdomadaires de travail. En Union Soviétique, Z.A. YANKHOVA estime à 100 milliards le nombre annuel d’heures consacrées par les femmes soviétiques à la production de tâches domestiques non rémunérées, soit l’équivalent de 12 milliards de journées de travail effectuées. Le calcul des budgets-temps révèle les incidences de ces tâches sur les loisirs féminins : les femmes soviétiques n’ont que la moitié du temps libre quotidien des hommes et du point de vue du temps libre leur situation s’est dégradée entre 1959 et 1963" [23].

On peut faire une estimation du travail ainsi fourni gratuitement par les femmes : il suffit de multiplier le nombre d’heures trouvé par le coût horaire d’un employé de maison. Reprenant les chiffres de l’INSEE pour 1975, quand ce coût horaire était de 13,30 F, charges incluses, on trouve la bagatelle de 444 milliards, c’est-à-dire la moitié du produit intérieur brut marchand.

En fait le problème est encore plus complexe, car, comme le remarque C. DUPONT :

"Ce sont les femmes qui sont exclues du marché (de l’échange) en tant qu’agents économiques, et non leur production ... En France aujourd’hui, le travail des femmes est non rémunéré non seulement quand il est appliqué aux produits d’usage domestique mais aussi quand il s’applique à des productions pour le marché. Ceci est vrai dans tous les secteurs où l’unité de production est la famille (par opposition à l’atelier ou à l’usine), c’est-à-dire dans la majeure partie de l’agriculture, dans le commerce et dans l’artisanat ... Le travail gratuit d’une femme est donc compté dans l’économie générale de l’exploitation, ainsi que l’était le travail des cadets, frères ou soeurs déshérités au sens littéral, et celui des enfants. Bien que les cadets et les enfants d’aujourd’hui dans la majorité des cas, exigent un salaire sous menace de partir ..." [21].

Il est un autre aspect de leur travail qui rend incalculable, au sens purement économique, la contribution des femmes à la société, c’est, dit A. MICHEL que les heures consacrées par les mères à l’éducation de leurs jeunes enfants représentent la formation d’un capital humain, dont la valeur est donc infinie et d’un capital "dont le bénéficiaire, le consommateur, sera l’enfant et non pas le producteur, c’est-à-dire la mère" [23], ce qui permet à A. MICHEL de remarquer : "Si la production domestique non marchande de la femme, soit en tant qu’élément indispensable à la carrière de son mari (cas des cadres supérieures), soit en tant que reproduction de la force de travail de son mari et de la force de travail potentielle de la société, était comptabilisée dans les indices économiques, alors on peut supposer que les caisses de retraite, les compagnies d’assurances et les lois successorales ne pénaliseraient pas la femme à la mort de son mari. La même injustice se produit en cas d’invalidité ou d’incapacité de la femme au foyer, à la suite de maladie ou d’accident de circulation. Les compagnies d’assurances, ignorantes de la contribution de la femme à la reproduction de la force de travail de son mari et au bien-être de ses enfants, ne lui attribuent généralement qu’une indemnité dérisoire, ce qui lèse non seulement la femme elle-même mais tout le groupe familial puisque celui-ci se trouve amputé de la consommation des services domestiques non marchands effectués par la femme avant son invalidité ou son incapacité" [23].

Les débats soulevés par la question de la retraite à 60 ans pour les femmes ont permis de mettre en relief injustices et mentalités aberrantes, comme le soulignait N. BISSERET en février 1979 : "Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi présentée au nom du RPR par C. LABBE on peut lire : "il est certain que la véritable tâche de la femme est celle qu’elle accomplit chez elle ... J’ajoute que le départ à la retraite des travailleuses âgées diminueraient fortement les dépenses du régime de l’assurance maladie en raison de la suppression des indemnités journalières dont le montant est actuellement considérable". Et il ajoutait plus loin : "le simple bon sens permet de penser que le montant des pensions qui seront servies aux femmes qui s’arrêteront de travailler sera probablement inférieur à celui des allocations de chômage versées aux femmes sans travail. L’allocation minimum de chômage atteint 1200 F par mois, alors que la pension de retraite normale est de l’ordre de 800 F par mois". La conclusion est au niveau de ce qui précède : "Ce n’est en quelque sorte, pour ces femmes que - pourquoi ne pas le dire ? - nous aimons, notre cadeau pour la fête des Mères". [17].

On peut difficilement trouver moins d’élégance pour faire comprendre que le meilleur moyen de régler le problème de l’emploi des travailleurs est de supprimer l’emploi des travailleuses, fait encore remarquer N. BISSERET qui relève d’autres aspects de la question : les femmes ont rarement droit à une retraite à taux plein, pour la bonne raison qu’elles ont rarement cotisé 37 ans 1/2, obligées de rester au foyer quand les enfants étaient en bas âge. Ainsi le droit à la retraite "qui est le droit de gagner sa vie sans travailler parce que cette vie de retraite a déjà été gagnée dans le passé" n’existe pas pour les femmes : "Non seulement elles n’ont pu gagner leur vie de façon régulière et suffisante, en sorte que les cotisations qu’elles ont versées pour l’assurance vieillesse ne leur ouvrent droit qu’à une pension de retraite symbolique, mais de plus elles ont toutes, retraitées ou non, à fournir encore du travail non payé quand elles sont âgées. Le "droit au repos" proclamé par les syndicats et les partis de gauche, ne concerne que les hommes retraités" [17], et N. BISSERET explique : "Les femmes qui n’ont pas de pension propre pour vivre à l’âge de la retraite ne peuvent espérer autre chose que le vivre et le couvert en échange de prestations domestiques et sexuelles assurées à un homme retraité. Or économiquement dépendantes, la plupart des femmes n’ont aucune garantie, même pas à 60 ans, d’être assurées du vivre et du couvert pour le lendemain. Leur "employeur" domestique garde à tout moment la liberté de les priver de tous moyens d’existence en les quittant, sans même avoir à verser une indemnité de licenciement". Tous les hommes ne sont pas aussi ingrats, mais, ajoute N. BISSERET "à l’âge où les hommes prennent leur retraite, l’intérêt qu’ils tirent de l’appropriation individuelle de leur épouse va croisant. Etant donné la différence d’âge au mariage et la différence d’âge moyen au moment du décès, les épouses assurent jusqu’au bout les services dûs à leurs époux. Ces services deviennent d’ailleurs pour elles de plus en plus pénibles physiquement, non seulement parce que leurs propres forces diminuent mais surtout parce que le type de services (soins à un malade généralement) réclame une énergie physique considérable.

A l’âge de la retraite donc, loin de pouvoir se reposer, elles doivent fournir une charge de travail qui va s’alourdissant ... Si l’on réfléchit à la somme d’heures de travail fournies par l’ensemble des épouses garde-malades de leur mari âgé, on réalise quelles économies les femmes, privées de retraite argent et de retraite-repos, font faire à la collectivité". De plus "Si les hommes vivant seuls bénéficient généralement des soins gratuits assurés par une femme (soeur, fille, belle- fille, nièce), une femme âgée vivant seule doit au contraire fournir pour des hommes du travail non payé : elle fait les courses, la cuisine, le service à table, la vaisselle, les comptes, etc ... si ce n’est pour un époux, c’est pour un frère, un enfant célibataire" [17]. L’enquête faite par l’auteur lui a montré, de plus, qu’en cas de décès de leur mari, les femmes n’ont pas automatiquement droit à la moitié de la pension qu’il touchait car les conditions pour cela sont telles que sur 1.200.000 veuves dont le mari a été assuré au régime général, 380.000 seulement (pas une sur trois) touchent une pension de réversion. Ainsi : "la pension de réversion n’est donc pas un droit reconnu à une épouse pour le travail qu’elle a fourni à un homme et aux enfants qu’il a engendrés. C’est une forme d’assistance qui maintient l’épouse dans la dépendance économique du mari décédé ... mais avec diminution du niveau de vie" [17]. Et N. BISSERET dénonce toutes les autres situations qui font que tant de femmes âgées sont sans autre ressource que l’assistance qui leur assure le minimum-vieillesse, soit la moitié du SMIC (épouses dont les maris, n’ont pas cotisé régulièrement, .femmes divorcées, concubines) et rappelle que "d’après une enquête faite à Nancy [25] sur la totalité des bénéficiaires de l’allocation spéciale du Fonds National de Solidarité, la moitié des femmes avaient travaillé en moyenne 37 ans comme ouvrière, femme de ménage, couturière, laveuse. Si les allocations diverses d’un montant déterminé, n’assurent pas le minimum vieillesse, les personnes âgées peuvent être sélectionnées et assistées par les municipalités qui leur verse une aide sociale en espèces ou en nature (nourriture, charbon). Certaines femmes de plus de 75 ans sont encore contraintes de travailler, essentiellement des femmes de ménage et femmes de service. Récemment ; de 1968 à 1975, la proportion de femmes devant encore gagner leur vie à 75 ans a doublé" [17].

Le texte dont nous tirons les citations précédentes analyse ensuite l’échec des accords de pré-retraite signés en juin 1977 et conclut : "prendre sa retraite c’est bien à condition d’avoir de quoi vivre", ce qui nous amène tout naturellement à exposer comment l’économie distributive est un projet de société qui répond aux revendications exprimées par les femmes ... qui osent exprimer l’injustice dont leur sexe est spécifiquement victime dans notre société de marché.


[21Ch. DUPONT, L’ennemi principal, Revue Partisans, 1972.

[23Andrée MICHEL, Famille et production domestique (Problématique nouvelle), Les femmes dans la société marchande, (PUF).

[24J.K. GALBRAITH, La science économique et l’intérêt général, (Gallimard), 1976.

[22Le droit à l’emploi des femmes, Coordination des groupes femmes entreprises GRIEF,

[17Noelle BISSERET, Un coup de force ; la retraite des femmes à 60 ans, Questions Féministes, n° 5.

[25H. HARTZFELD et G. MENARD, Cent personnes âgées à revenus très modestes. Rapport d’enquête, office nancéen des personnes âgées et Université de Nancy II, 1973.