Lettre ouverte à M. Marcel Lucain de « Paris-Midi »


par  A. SOUCHON
Publication : 16 novembre 1935
Mise en ligne : 8 octobre 2006

Paris, 31 octobre 1935.

Monsieur,

Suivant régulièrement vos artices dans Paris-Midi, j’ai l’impression que vous vous attaquez aux travaux d’Hercule à moins que vous n’ayiez quelque désir de jouer les Don Quichotte.

Comment pouvez-vous supposer qu’il soit possible de rétablir une situation économique et financière en employant des procédés désuets qui ont montré, à l’usage, qu’ils ne pouvaient plus rien arranger ?

Equilibre budgétaire : c’est courir après des ombres...

Reprise économique : impossible puisque le pouvoir d’achat s’amenuise régulièrement pour tous...

Abandon de l’étalon-or, inflation, déflation, dévaluation : manipulations monétaires dont les effets sont sans lendemain...

Destruction des machines : alors, tant qu’à faire, pourquoi ne pas revenir à la chaise à porteur...

Recherches des responsabilités dans le régime parlementaire, la démagogie, les grandes Commissions : des mots tout cela...

Les origines profondes de la crise sont dans les progrès de la science et du machinisme qui, en supprimant le travail humain et en développant la production mécanique ont contraint les hommes au chômage et les capitaux à l’immobilité.

Je sais bien que vous y avez depuis longtemps songé ; mais ce que je sais aussi, c’est que le chômage des hommes et des capitaux ne pourra plus aller qu’en augmentant et les grands travaux non rentables, dont l’Amérique nous a donné l’exemple, permettent de constater que, bien avant la fin de ces travaux, le nombre des chômeurs est déjà plus important qu’il ne l’était avant leur mise en route.

La thésaurisation : c’est un vieux dada qui n’a plus aucun sens, et s’il est exact que certains capitaux demeurent inemployés, c’est parce que le billet de banque semble être actuellement le plus sûr placement. Qu’adviendrait-il si la majeure partie de ces capitaux dits « thésaurisés » s’investissait dans le commerce ou dans l’industrie : la production, déjà considérée comme surabondante, augmenterait ; quant à la consommation, ses possibilités n’en seraient guère améliorées.

La technique moderne qui a permis aux industriels de réduire le nombre de leurs ouvriers et aux commerçants de supprimer des employés, a paru, durant quelques années, favoriser les producteurs en assurant leur profit ; mais la concurrence a fini par supprimer presque totalement tout profit, puisque dans l’espoir de mieux vendre on a régulièrement baissé les prix. La revalorisation des produits est impossible, tant que le pouvoir d’achat de la consommation ne sera pas parallèlement augmenté.

Par ailleurs, pourquoi parlez-vous de « disette » alors que c’est « abondance » que vous devriez dire ; c’est cette abondance qui a détruit tout un système basé sur des lois économiques de rareté. La seule limite qui puisse être imposée à la production, c’est la saturation des besoins réels, et non, comme c’est de règle aujourd’hui, l’approvisionnement restreint des seuls besoins solvables.

Est-il donc si difficile de comprendre que l’Economie Anarchique ne peut pas se perpétuer ; n’importe qui pouvant faire et fabriquer n’importe quoi, cela conduit irrémédiablement à la faillite d’un système basé sur des amortissements matériels devenus impossibles, en raison de la vitesse accélérée des progrès de la Science.

Voyez-vous, ce qui m’apparaît lamentable, c’est que les hommes qui ont la lourde charge d’informer et de diriger l’opinion publique, n’osent pas dire des vérités qu’ils n’ignorent point. Les partis politiques s’affrontent et risquent demain de se heurter dans la plus épouvantable des guerres civiles, alors qu’ils sont, au fond, tous d’accord sur le but : améliorer la vie sociale des peuples.

Les moyens qu’ils préconisent diffèrent parce que le problème est mal posé et, qu’en conséquence, les solutions sont fatalement entachées d’erreurs. Sir Samuel Hoare a ouvert à Genève une voie nouvelle, lorsqu’il a reconnu la nécessité d’une meilleure répartition, et d’une distribution plus équitable, des matières premières dans le monde. Pourquoi voudrait-on qu’une vérité économique internationale ne soit pas, a fortiori, une vérité économique nationale.

Organisation, développement, distribution, répartition de la production, voilà, à mon sens, l’étude à faire pour un esprit ouvert comme le vôtre, ayant à sa disposition des moyens d’information, et désireux d’éviter le pire. Quant au système de translation des richesses, croyez-moi, il existe et vous en connaissez d’autres, que celui que nous impose aujourd’hui un capitalisme étriqué.

S’il veut survivre à l’actuel chaos, il est grand temps qu’il comprenne qu’il n’est qu’un moyen et non une fin.

Si j’ai abusé de votre patience, vous me le direz, et si je me trompe, redressez mes erreurs.

Au-dessus de toute politique partisane, la propagande de Jacques Duboin fait son œuvre dans tout le pays, et les efforts que nous faisons à ses côtés nous conduiront, bien vite, à éclairer une opinion publique que la presse n’a plus le droit d’égarer, quand la guerre civile risque d’être la conséquence d’erreurs volontaires.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma parfaite considération.