Le vilain banquier

Tribune libre
par  C. ECKERT
Mise en ligne : 5 août 2006

Sous sa rubrique “Initiatives”, la GR 1066 présentait une pièce de théâtre écrite par Alain Vidal pour faire comprendre le mécanisme la création monétaire ex nihilo par les banques. Comme nous demandions à nos lecteurs ce qu’ils pensaient de cette initiative, et du texte résumé de cette pièce, Caroline Eckert réagit ici en prenant la défense d’un type particulier de banques, celles qui justement, au nom de la morale, affirment qu’elles se refusent à utiliser l’effet multiplicateur du crédit. Se contentant ainsi de prêter l’épargne de certains de leurs clients à d’autres, elles peuvent faire valoir qu’elles rendent un service et donc le font payer :

Le travail qui est évoqué mérite d’être salué. Le texte publié étant présenté comme un résumé, on imagine sans peine l’effort que l’écriture de la pièce a dû représenter. D’autant plus qu’exposer le processus d’apparition de la monnaie de manière accessible à des enfants d’une dizaine d’années n’est pas la chose la plus aisée qui soit. Et l’écriture achevée, il reste à faire la mise en scène. Heureux spectateurs qui ont pu assister aux représentations. Les impressions de ces derniers et celles des enfants qui ont participé à cette entreprise éveillent ma curiosité.

Outre le fait de répondre à la sollicitation pour complimenter l’auteur, ce qui m’a décidé à prendre la plume, ou plutôt le stylo, c’est la lecture de la fin du texte. On lit en effet « Le banquier est au service de tous, avec l’argent gagné par son travail il peut, lui aussi, aller faire ses courses », puis « Le banquier ne se contente pas d’être payé comme tout le monde. Il décide de prendre un pourcentage sur chaque somme prêtée. Ce pourcentage, c’est ce qu’on appelle les intérêts. C’est un privilège qu’il s’accorde et qu’il a fait reconnaître comme légal ». C’est peut-être uniquement dans le résumé qu’il en est ainsi, et pas dans la pièce elle-même, toujours est-il que “le banquier”, initialement dépeint comme un citoyen ordinaire, devient ensuite un odieux personnage. Loin de vouloir défendre “le banquier”, comme on dirait “la golden” si on parlait de pommes, il me semble percevoir un certain parti-pris dans cette façon de décrire une profession qui, comme le montre d’ailleurs le début du texte, est de prime abord tout aussi utile que n’importe quelle autre.

Commençons justement par une de ces “n’importe quelle autre”, par exemple un fabricant de chaussures pour se fixer les idées. En simplifiant à l’extrême on pourrait dire que, pour fabriquer des chaussures, il doit acheter les matières premières, acheter ou louer un local et des outils (qui peuvent être des machines), se payer lui-même ainsi que ses collaborateurs (en supposant qu’il en ait) et quelques autres frais (électricité, taxes diverses ...). Ce sont ses charges. Du côté des produits c’est simple, il vend des chaussures.

Nul ne doute qu’il existe des fabricants de chaussures qui n’ont pas choisi cette activité pour faire du profit. Dans ce cas le prix des chaussures est égal au rapport entre la somme des charges et le nombre de paires de chaussures produites. Cependant il existe aussi des fabricants de chaussures plus cupides qui ont choisi cette activité non pas parce qu’ils sont passionnés par la fabrication des chaussures mais parce qu’ils y voient une source d’enrichissement. Dans ce cas, et chacun a certainement quelques noms de tels fabricants en tête, ils lésinent sur la qualité des matières premières et maltraitent leurs collaborateurs en leur proposant des conditions de travail et des rémunérations indécentes, avant de les licencier pour augmenter leur profit. Or ce profit, qu’est-ce sinon un pourcentage prélevé sur la vente de chaque paire de chaussures ?

Revenons maintenant au cas du banquier. À l’origine, son travail est de faciliter la circulation de l’argent, c’est-à-dire de mettre l’argent de ceux, les épargnants, qui n’en ont pas besoin à un instant donné, à la disposition de ceux, les emprunteurs, qui en ont justement besoin à ce moment-là, mais n’en ont pas. C’est ce que l’on appelle le travail d’intermédiation bancaire.

Pour illustrer ce travail, plaçons-nous dans le cadre l’une économie locale, au sein d’un village. Lorsque le restaurateur doit faire des provisions importantes à l’approche des fêtes de fin d’année, il va voir son voisin et ami agriculteur. Ce dernier ayant vendu toute sa récolte, et ne prévoyant pas de dépenses avant le printemps suivant, prête au restaurateur l’argent nécessaire, et ce sans intérêt, en lui demandant simplement de le rembourser en janvier. Seulement voilà, le restaurateur ne connaît peut-être pas l’agriculteur. Ou peut-être sont-ils en mauvais termes. Ou peut-être la récolte a-t-elle été exécrable. Ou l’argent prêté par l’agriculteur ne suffit-il pas ... De manière générale, une personne qui a besoin d’emprunter ne sait pas forcément à qui elle peut demander ce service.

C’est là qu’intervient la banque car elle a, parmi ses clients, des personnes ayant une somme d’argent disponible, somme que la banque peut donc prêter. À charge pour elle de veiller, par une bonne appréciation de l’évolution de l’épargne et de la capacité de remboursement des emprunteurs, à ce que les épargnants puissent recouvrer leur bien en temps voulu. Après cette digression sur le rôle d’une banque, revenons à la comparaison avec le fabricant de chaussures. Du point de vue des charges, la seule différence se trouve au niveau des matières premières. En effet, le banquier a lui aussi un local et des outils (surtout des ordinateurs) à payer, des salaires à verser et quelques autres dépenses telles que le chauffage ou les impôts. En revanche, pour le banquier, c’est l’argent qui est la matière première. Le plus souvent il doit l’acheter car la plupart des épargnants n’imaginent même pas que leur épargne puisse ne pas être rémunérée [*]. Et lorsqu’ils savent que c’est possible, rares sont ceux qui l’acceptent. L’argent et les intérêts versés aux épargnants sont donc le coût de la matière première pour les banquiers. Du côté des produits, si le fabricant de chaussures vend des chaussures, le banquier vend des prêts. Un banquier qui ne voudrait pas faire de bénéfice devrait pourtant arriver à ce que les produits couvrent les charges. À l’emprunteur il devra donc demander de rembourser, outre la somme qui lui a été prêtée, une somme qui servira à s’acquitter des intérêts dus à l’épargnant, du local, des outils, des salaires et des autres frais. Il pourra bien sûr, en plus, ajouter un pourcentage destiné à générer du profit.

Qu’est-ce qui donne naissance à l’intérêt ? Ce n’est pas forcément, et en tout cas jamais seulement, un privilège que se seraient [**] accordé les banquiers. C’est aussi ce qui permet de verser des intérêts aux épargnants et de régler les frais de fonctionnement. Lorsque le fabricant de chaussures vend une paire à un prix supérieur à celui du morceau de cuir qu’il a utilisé pour la fabriquer, cela ne paraît pas choquant puisqu’il a fallu des outils et du travail et que ceux-ci doivent être rétribués. Le banquier, lui, vend de l’argent. Entre l’argent épargné par les uns et celui emprunté par les autres, il a aussi fallu des outils et du travail [***]. Ne doivent-ils pas eux aussi être payés à leur juste prix ? Si l’on admet que oui, on admet en même temps la nécessité de demander des intérêts aux emprunteurs. Même à supposer qu’aucun épargnant ne revendique une gratification pour son épargne, les prêts à taux nuls ne seraient pas possibles car il resterait néanmoins les frais de fonctionnement à approvisionner.

Ainsi le fabricant de chaussures, comme le banquier, demande à ses clients une quantité d’argent supérieure à celle qu’il a lui-même utilisé. C’est de ce processus dont il est question lorsque l’on nous explique qu’une entreprise crée de la valeur ajoutée. Ce qui est bien entendu présenté comme un effet positif. Seulement, c’est ce même mécanisme qui impose la création continuelle de monnaie, et donc la croissance.

Arrivé à ce point, on peut se demander s’il faut se résigner et, par conséquent, accepter ce système. Cependant cela signifierait accepter une croissance sans fin ainsi que le cortège d’aberrations et de dégâts qui l’accompagnent. Une autre possibilité est de se demander ce qui pourrait permettre la sortie de ce cercle vicieux. Sans prétendre qu’il n’existe pas d’autre manière, il me semble que l’économie distributive en est une. En effet, avec ce mode de gestion, la banque n’a déjà plus à se préoccuper du salaires de ses employés puisqu’ils perçoivent le revenu social, déconnecté de l’emploi. De plus, le revenu garanti entraîne la disparition de la peur du lendemain, ce qui déciderait beaucoup de gens à renoncer à la rémunération de leur épargne. D’ailleurs la monnaie étant devenue une monnaie de consommation, cette prime n’aurait probablement plus lieu d’être et serait donc peut-être purement et simplement supprimée. Enfin, la monnaie de consommation serait fabriquée en quantité suffisante pour faire face aux frais de production (cuir pour le fabricant de chaussures, locaux, outils, électricité etc. pour tous). Les frais de fonctionnement seraient donc pris en charge. Le coût de la matière première se réduirait finalement, pour le banquier, à la somme non utilisée à un moment donné par un citoyen (ou plusieurs). Rien n’empêcherait alors la banque de prêter cette somme sans intérêt à un autre citoyen.

Mais on n’en est pas encore à ce stade et, en attendant, ce n’est pas parce que votre banquier vous demande des intérêts lorsque vous empruntez qu’il est un vilain banquier. C’est à chacun de nous de s’informer et de le questionner sur l’utilisation qu’il fait de notre argent, tout comme nous nous informons pour savoir si le fabricant de chaussures rémunère correctement ses collaborateurs.


Rendons ici hommage à l’attitude du valeureux banquier qui, en se privant lui-même de la possibilité de tirer parti de l’effet multiplicateur du crédit, se distingue de ses collègues. Mais déplorons ensemble que son abnégation n’empêche pas ses confrères d’en profiter. Car cette façon de créer de la monnaie procure à ces derniers, qui sont la très grande majorité, un pouvoir énorme, non justifié, qui les place dans une situation malheureusement très dominante ! M-L D.


[*NDLR : depuis longtemps, les banques françaises faisaient exception en ne rémunérant pas les comptes de leurs clients. Certaines viennent, récemment, de décider de le faire, mais très faiblement.

[**NDLR à propos de ce conditionnel : pour qu’il n’y ait pas confusion, précisons que dans notre étude de la monnaie, le privilège accordé aux banquiers et que nous avons dénoncé, est (c’est un fait et non une hypothèse) celui qui consiste à ouvrir plus de crédits qu’ils n’ont de dépôts.

[***NDLR à propos de “juste prix” : Quand le savetier fait deux paires de chaussures identiques, il lui faut évidemment deux fois plus de cuir et deux fois plus de travail que pour en faire une seule. Mais pour le financier, faut-il admettre qu’inscrire un milliard sur un compte lui demande mille fois plus de travail et de frais que pour y inscrire un million ?