Discours de M. Guntz

Professeur à la Faculté des Sciences d’Alger au cours de la Séance solennelle de rentrée de l’Université

par  GUNTZ
Publication : 16 décembre 1935
Mise en ligne : 3 juin 2006

Nous sommes heureux de publier des extraits qui nous sont communiqués par L’Echo d’Alger, de ce remarquable discours :

« Les jours que nous vivons - bon gré, mal gré sont-ils ceux d’une triste époque ? Le bon vieux temps est-il infiniment regrettable ? »

« La question n’est pas nouvelle. Il y a plus de cent ans, le physicien Oersted, à qui l’électricité doit beaucoup de progrès, dut rompre des lances en faveur de son époque, déjà vivement critiquée par les amoureux d’un passé plus lointain.

 » Que notre époque soit l’âge de la Science, il est difficile de le nier. Mais la science totalitaire qui nous absorbe pieds et poings liés doit-elle porter le poids de nos malheurs ? »

La science ne peut être tenue responsable de la destinée donnée à ses oeuvres, affirme l’orateur.

« La guerre n’est point notre fait, et, avec notre maître Jean Perrin, constatons que « tout moyen d’action nouveau peut servir indifféremment an mal ou au bien comme un esclave aveuglément fidèle à la volonté de son maître ; les haches préhistoriques ne servirent pas uniquement à façonner des huttes et, plus tard, le premier qui forgea une charrue se trouva du même coup en mesure de forger une épée.

 » Autre reproche - plus récent et plus imprévu - la science appliquée crée la grande misère des temps actuels - la surproduction, le chômage ! S’il en est bien ainsi, l’avenir n’est pas rose !

 » En effet, les progrès de l’espèce humaine, d’abord échelonnés au long de quelques centaines de siècles, mais qui se facilitent l’un par l’autre, sont allés se précipitant.

 » Comme la boule de neige qui, dévalant la pente, s’accroît sans cesse et finit en avalanche, la science, lancée sur la voie des progrès, va-t-elle tout emporter sur son passage et nous ensevelir sous ses bienfaits ?

 » Allons-nous, spectateurs impuissants, assister au déchaînement de l’ouragan que nous avons fait naître ?

 » Grave question ! Les peuples anxieux peuvent interroger les augures. »

Science et surproduction

... « La science crée-t-elle la surproduction.

« Surproduction ! que de crimes on commet en ton nom !

 » M. Jacques Duboin a bien timidement fait observer que, s’il y a trop de blé, on pourrait peut-être en donner aux indigents ; on enlèverait ainsi aux charançons le triste privilège de consommateurs à titre gratuit qu’ils ont et la faveur et la honte de détenir - dans notre économie bouleversée !

 » Il n’y a donc pas, sauf quelques exceptions, de surproductions essentielles - je ne vois partout qu’excès de production vis-àvis des possibilités de payement - mais non vis-à-vis des appétits !

 » Et, dans ce déséquilibre, quelle est la responsabilité de la science ? Elle est très simple.

 » Hantée par le spectre de la famine qui la torture depuis des millénaires, l’humanité a consacré tous ses efforts à produire.

 » La science appliquée n’a reçu qu’une consigne : produire - et cette consigne, ce devoir elle s’y est attachée.

 » Peut-on lui reprocher si, emportée par son élan - solitaire - elle a parfois, rarement, dépassé le but ?

 » Dans cette recherche exclusive de la production, le problème de la répartition a été négligé.

 » Mais maintenant il se pose avec acuité.

 » Des esprits distingués se sont déjà penchés sur ce problème, mais sa solution définitive attend les milliers de chercheurs qui, animés de la foi en la recherche scientifique, et utilisant la méthode expérimentale, sauront se dégager des discussions scolastiques.

 » Il en a été de même pour le problème de la production.

 » Depuis l’antiquité, il n’a pas manque de savants éminents qui y ont consacré leurs veilles, mais c’est seulement depuis un siècle que nous voyons se résoudre et tomber comme châteaux de cartes tous les obstacles accumulés dans la voie de la production.

 » Si des esprits géniaux peuvent aider, accélérer puissamment ce travail de déblaiement, le travail assidu, obscur et inlassable de milliers de chercheurs, véritables fourmis de la science, reste capital ; surtout en science appliquée.

 » Pour emprunter un exemple à la chimie, l’industrie des matières colorantes artificielles a demandé le labeur opiniâtre de centaines de chimistes pendant des dizaines d’années, sous la conduite de quelques maîtres éclairés.

 » De gigantesques usines se sont édifiées pour produire ces colorants.

 » Ce travail de synthèse, persévérant, poursuivi encore actuellement, ne se proposait point un but essentiel à la vie. La nature nous fournissait déjà des couleurs. Elle pouvait, et elle a pu longtemps, contenter les usagers.

 » Malgré cela, une colossale mise en oeuvre a été faite pour satisfaire, mieux encore, notre plaisir des yeux.

 » Mais alors de quelles immenses recherches ne devrait pas être actuellement l’objet le problème, urgent, de la répartition des biens excédentaires que la science met à notre disposition ?

 » Si j’en juge par le précédent exemple de la production, il vaut mieux ne pas trop compter sur le génie qui, d’un seul coup de baguette, fera faire à l’humanité le progrès technique espéré.

 » Ce n’est pas impossible, mais l’attendre, c’est spéculer sur le hasard, il est plus conforme à l’esprit scientifique de compter sur la loi des grands nombres et d’espérer d’un labeur assidu et mille fois répété, le miracle attendu.

 » Des efforts, déjà nombreux se manifestent un peu partout : Instituts de sociologie, Bureau international ’du Travail et même innombrables commissions de la vie chère, qui traduisent l’inquiétude de l’opinion publique et son désir profond, mais maladroitement réalisé, d’entrer dans l’économie dirigée.

 » Quand l’éducation scientifique aura produit tous ses effets, la politique elle-même en sera transformée comme l’industrie l’a déjà été si profondément.

 » L’une comme l’autre deviendra, suivant un mot célèbre, expérimentale.

 » Je suis certain que dans l’organisation scientifique de l’âge nouveau, tâche qui s’offre à toutes les ’bonnes volontés, l’Université saura prendre la place qui lui revient.

Le chômage naît-il des progrès de la science ?

 » La science subit encore un autre reproche : le chômage, misère pire encore que la surproduction sévit. En est-elle responsable ?

 » Si j’étais Normand, je repondrais oui et non.

 » Oui : parce que la science appliquée remplace la main-d’œuvre par la machine.

 » Non : parce que ce n’est pas elle qui, de l’homme libéré, fait un miséreux.

 » La science a eu pour premier but la diminution de l’effort de l’homme.

 » Toutes les améliorations culturales, toutes les améliorations mécaniques libèrent de la main-d’œuvre, et la science appliquée n’a pas à s’en excuser, au contraire, elle doit être légitimement fière de l’affranchissement de l’homme qui résulte de ses efforts.

 » Constatons seulement que ce n’est pas d’aujourd’hui que ces transformations libératrices se sont heurtées à la résistance des intéressés.

Mathieu de Dombasle invente une charrue qui est mal accueillie. Les tisserands lyonnais se dressent violemment devant le métier Jacquart, mais les cent tisserands de l’époque sont devenus mille grace à ce métier et à ceux plus perfectionnés qui l’ont suivi.

 » Les bateliers de la Saône protestent contre le projet de chemin de fer Paris-Lyon et ils obtiennent que la ligne ne soit que partiellement construite. Il est heureux que leurs influences politiques n’aient pas été de longue durée !

 » Malgré des incidents de ce genre, symptômes d’un état d’esprit difficile à déraciner, le problème du chômage n’avait pas pris l’acuité actuelle et les transformations nécessaires s’étaient, tant bien que, mal, effectuées sous le signe de la liberté.

 » Il est facile d’en saisir les raisons.

 » Les besoins à satisfaire étaient immenses. L’homme, au fur et à mesure que la machine le libérait d’anciennes servitudes, retrouvait un emploi souvent dans la même industrie à qui l’abaissement du prix de revient ouvrait de nouveaux débouchés.

 » Les ouvriers horlogers sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux qu’il y a cent ans.

 » A cette époque, une montre coûtait le prix actuel d’une automobile, c’était un objet de luxe, réservé aux privilégiés de la fortune - et transmise comme un bien précieux de père en fils.

 » Aujourd’hui, tout le monde a une montre - et même plusieurs.

 » D’autre part, la science créait de toutes pièces de nouveaux désirs s’ajoutant aux anciens. C’est le cinéma, grosse industrie qui fait vivre des milliers de personnes  ; c’est la T.S.F. C’est l’automobile, c’est la presse, etc.

 » Grâce à la conjugaison de ces effets, il s’était établi spontanément nu certain synchronisme entre es demandes et les offres d’emploi - mais cet accord n’est pas obligatoire, et si les demandes d’emploi devant des désirs à satisfaire ne suivent pas la cadence accélérée avec laquelle la machine tend de plus en plus à renvoyer la main-d’œuvre, il se produit une déchirure par où apparut le spectre grimaçant du chômage.

 » Alors, il n’y a plus qu’un remède : la diminution du temps de travail alimentaire.

 » Il est possible que la fin de la crise économique permette de résorber le chômage actuel, mais nous devons toujours craindre, que dis-je, plutôt espérer que la science appliquée mette toujours à la disposition de l’homme des machines plus automatiques, une puissance motrice accrue et plus aisément produite.

L’homme prêt à recevoir la machine

 » S’il m’était permis, pour terminer, de me livrer à quelques anticipations, il n’est pas insensé de prévoir qu’un jour nous pourrons extraire directement de la matière l’énorme énergie qui y est condensée et dont certaines manifestations nous sont déjà perceptibles.

 » Aujourd’hui, une tonne de houille extraite par un ouvrier mineur dans sa journée nous procure l’énergie mécanique que deux mille manœuvres nus fourniraient dans un effort renouvelé des galères.

 » L’humanité tout entière, attelée à la roue, ne nous donnerait pas l’énergie qu’un million de mineurs vont extraire des profondeurs du sol au prix d’un labeur encore pénible.

 » Un gramme de radium recèle, dans le mystère de ses atomes, l’énergie d’une tonne de houille.

 » Le jour où nous saurons capter l’énergie atomique, des millions de bras deviendront encore disponibles. Ce ne sera pas demain, mais, nous devons le prévoir ! Devons-nous le regretter ? Non !

 » Suivant des paroles prophétiques de Jean Perrin, « Nous sommes avertis et nous devons agir. C’est là la grande tâche des sociologues et des hommes politiques que de se consacrer à ces grands problèmes et d’éviter les tâtonnements dramatiques des réarrangements non dirigés. »

 » Certains bons esprits pourront craindre que, devant la diminution du travail alimentaire, la vertu du labeur s’amenuise ; mais le travail n’est moralisateur que dans la mesure où le loisir ne l’est pas !

 » Un grand devoir, une grande oeuvre attend de l’âge qui vient ses bons ouvriers : c’est l’organisation des loisirs de l’homme.

Sports, jeux, arts d’agrément, tourisme peuvent utilement s’associer à la lecture, à la culture dont je viens de déplorer l’organisation rudimentaire !

 » Beaucoup est à faire - c’est l’espoir de demain : l’homme prêt à recevoir la machine !

 » Ad angusta per angusta. - La tâche est lourde - mais l’enjeu en vaut la peine !

 » De telles réorganisations sont possibles dans une certaine atmosphère morale.

 » Une morale de plus en plus délicate s’impose aux sociétés de plus en plus libérées.

 » La science ne peut s’isoler et rester indifférente aux émotions qu’elle provoque.

 » Le métabolisme du monde lui appartient !

 » Tout en gardant la sérénité que la philosophie lui commande, elle se doit d’intervenir dans la conduite humaine !

 » Négligeant ce devoir, elle encourrait une responsabilité - la seule dont elle puisse être chargée, la seule dont elle rendra compte à l’humanité. »